Vous visualisez la Newsletter Jazzcomposer.fr #12, envoyée aux abonnés Jazzcomposer.fr le 04/09/2019. Pour recevoir la Newsletter Jazzcomposer.fr dans votre boîte mail, abonnez vous en cliquant ici.
Cette semaine, après avoir parlé de Jon Batiste, Chick Corea et Fred Hersch, la newsletter mettra une nouvelle fois à l’honneur un pianiste. Et deux pour le prix d’un en plus ! En effet, cette fois-ci, on rend hommage à Michel Petrucciani, disparu le 6 janvier 1999. L’empreinte de géant qu’il a laissé dans le Jazz n’a pas finit pas d’inspirer les générations futures…
Le pianiste qui vient de lui dédier son dernier disque n’est pas n’importe qui, il commence à bien se faire connaître tant en France qu’à l’international (il a été élu en 2017 « Artiste le plus programmé à l’étranger » par le Bureau Export). Outre les distinctions qu’il accumule, il suffit d’écouter sa musique, en particulier cet album pour se rendre compte de toute l’étendue de son talent.
Sans plus attendre, voilà MICHEL ON MY MIND de Laurent Coulondre.
L’artiste et l’album
Laurent Coulondre est un pianiste Nîmois né en 1989, qui commence par apprendre la batterie avant de s’attaquer au piano. Cela se ressent énormément dans son style, il est très précis rythmiquement et adepte de complexité rythmique, utilisant notamment beaucoup de groupings dans sa musique. Comme je l’écrivais plus haut, il accumule prix et distinctions : lauréat des tremplins Didier Lockwood (2010), Jazz à Costello (2011), Jazz en Baie (2012), du concours Jazz à la Défense (2014), élu génération Spedidam (2014/2017) et talent Adami (2015/2016), et enfin une Victoire du Jazz dans la catégorie « Révélation de l’année » (2016).
Après son album Opus I (2010) avec lequel il se lance sur la route des tremplins, Opus II (2013) lui ouvre les portes du cercle restreint des grands jazzmen parisiens (Stéphane Huchard, Nicolas Folmer…) et il commence à se faire un nom dans le milieu.
En plus d’être un excellent pianiste, il est aussi un innovateur né, avec son concept de « trio réversible » : il alterne entre piano – basse – batterie et orgue – basse – batterie. Dans la seconde formation, il joue les basses à l’orgue avec un pédalier, ce qui permet à la basse électrique de jouer dans l’aigu et prendre la place d’une guitare. Cette nouveauté dans l’utilisation de l’instrumentarium le propulse sur les grandes scènes nationales et internationales, avec la sortie de l’album Schizophrenia en 2015.
Il s’entoure pour Michel on my Mind de Jeremy Bruyère (contrebasse et basse électrique) et André Ceccarelli (batterie), deux musiciens au talent indiscutable, l’un ayant fait ses preuves aux côtés de Thomas Enhco ou Cyrille Aimée et l’autre de Chick Corea, Dee Dee Bridgewater ou encore Sylvain Luc.
Équipe de choc, donc, comme nous le verrons tout au long de l’album, qui comportera bien sûr des morceaux de Petrucciani avec une ou deux compositions de Coulondre, pour un hommage à la fois audacieux et respectueux de l’oeuvre de l’artiste.
Piste par Piste
La première piste de Michel on my Mind, Memories of Paris, est sans doute un des plus beaux thèmes de Petrucciani, qu’il écrit aux USA dans un élan mélancolique alors qu’il a le mal du pays. Fidèle à l’original, la patte de Coulondre transparaît tout de suite. On sent un élan de nouveauté et de fraîcheur, ainsi qu’une maîtrise extraordinaire de l’art du trio. Son jeu tranche avec celui de Petrucciani, il utilise la pédale douce, se veut moins percussif que son aîné, tout en jouant plus aventureusement avec différents débits.
La deuxième piste est une bonne occasion d’entendre toute l’étendue des talents de Ceccarelli sur des rythmiques brésiliennes. Brazilian Like est un thème comme Petrucciani savait bien en faire : une mélodie entêtante, des mises en place qui la soulignent de manière subtile et efficace… Les solos de Coulondre et Bruyère sont magnifiques, et le son du trio d’une cohérence magistrale.
Cette piste est aussi l’occasion pour Coulondre d’ajouter une couche sonore supplémentaire, avec l’orgue. Plus tard, dans Les Grelots, composition d’Eddy Louiss, il pousse son utilisation au maximum en jouant en duo avec lui-même au piano. Bel hommage aux très bons albums du duo Louiss-Petrucciani (Conférence de presse I et II).
Avant cela, le troisième morceau She Did It Again nous éblouit avec son tempo up et son célèbre ostinato de main gauche qui finit par se tuiler avec la grille de Take the A Train. Outre les performances du pianiste, je saluerai aussi le sang-froid de la rythmique qui déroule un tapis élégant et sobre faisant ressortir le côté fou et créatif de l’improvisateur.
La piste suivante, Michel on my Mind, est une composition originale de Coulondre. Sa vamp rêveuse faisant alterner les modes ionien et aeolien nous transporte dans l’esprit habité du pianiste. On sent la présence de Petrucciani dans les pensées de l’artiste, car si le morceau n’est pas de lui, il en reprend néanmoins les codes : mises en place, mélodie simple et efficace, harmonie surfant entre tonalité et modalité…
Vient ensuite le tube de Petrucciani, Looking Up. Coulondre lui fait un lifting plus moderne, avec l’ajout de fills de main gauche, une réharmonisation mineure sur certains passages, un passage en 7/4 pour les chorus…On découvre Bruyère à la basse électrique, qui joue le thème comme avec le trio réversible du pianiste. Cette piste est pour moi une réussite, la réappropriation est totale et fonctionne très bien.
September Second, l’autre grand tube de Petrucciani est traité de la même manière plus tard dans l’album, mais je suis moins emballé par l’arrangement, qui paraît plus dépouillé à l’oreille par rapport à l’original et sa production plus chargée…
Michel on My Mind, se distingue également grâce à la variation de l’instrumentarium au fil des pistes. On a vu que l’ajout de l’orgue apporte une touche de nouveauté supplémentaire par rapport au son du trio, mais Coulondre va plus loin et joue en solo le très joli Hidden Joy. Il se sépare aussi de la batterie pour Rachid et laisse s’exprimer Bruyère, qui se révèle hallucinant sur ce groove qui tourne en rond.
Bite, comme Rachid est un morceau avec une grille assez courte, sans doute le plus proche esthétiquement des derniers disque de Coulondre. Amateurs de groupings en tout genre, ce morceau est fait pour vous !
Les quatre autres morceaux de l’album se partagent aussi entre tradition avec le rhythm changes Little Peace in C, modernité avec le morceau modal binaire Colors, et influence de la musique latine avec Guadeloupe et Choriniño. La musique de Petrucciani fait converger tous ces courants en un seul style, et Michel on my Mind illustre bien cette diversité d’influences tout en parvenant à proposer une musique cohérente et bien ficelée.
Conclusion
Michel on my Mind de Laurent Coulondre est un hommage réussi au grand Michel Petrucciani. Coulondre y affirme son statut de jeune pianiste de premier plan sur la scène jazz internationale, en nous livrant une musique à la fois ancrée dans la tradition et emprunte d’actualité.
Cet article est la 2e partie d’une série sur la composition du Blues. Si vous ne l’avez pas encore lue, consultez la 1ère partie traitant de la structure et de l’harmonie de la grille de Blues :
Dans l’article précédent, nous avions vu les différentes formes que peut prendre la mélodie d’un thème de blues, ainsi que les différentes déclinaisons de la grille, de la « basique » à 3 accords à l’actuelle plus sophistiquée, dérivée de la version des boppers.
Dans cet article, nous allons aller encore plus loin et analyser en profondeur des mélodies de blues incontournables. Commençons par découvrir les gammes à partir desquelles écrire notre thème.
LES 3 GAMMES LES PLUS IMPORTANTES
Pour commencer à écrire notre thème, il est crucial de déterminer les notes qui vont constituer notre mélodie. Pour ce faire, nous allons utiliser des gammes spécifiques. Pourquoi ? Les jazzmen aiment se restreindre à quelques notes sonnant bien entre elles pour renforcer la cohérence de leur mélodie.
Comme pour les grilles, il existe plusieurs niveaux de sophistication de gammes. Pour composer notre blues, la première gamme à utiliser sera bien sûr…
La gamme blues (mineure)
La gamme blues « originelle » correspond à une gamme pentatonique mineure à laquelle on rajoute une dissonance, la #4 ou #11 (aussi orthographiée b5) :
On appelle cette fameuse note blue note.
Tout jazzman voulant donner un côté bluesy à son discours utilise la gamme blues, c’est un élément de langage emblématique, en quelque sorte l’essence du blues.
Le thème de Blues for Miles, vu dans l’article précédent, comporte cette gamme :
Sonny Rollins l’utilise presque exclusivement dans Sonnymoon For Two :
Le thème Bag’s Groove de Milt Jackson est aussi un bon exemple de son utilisation.
La gamme blues mineure nous donne déjà une piste, mais que peut-on utiliser d’autre? Qui dit gamme blues mineure, dit gamme blues… majeure.
La Gamme Blues Majeure
La gamme blues majeure est similaire à la gamme blues mineure, on choisit seulement une autre note de départ. Partons de la gamme blues mineure, en La :
Prenons ces mêmes notes, dans le même ordre, mais en commençant par la 2e, Do :
Voici maintenant la gamme blues de Do majeure. Les notes contenues dans cette gamme sont la 2de majeure, la 3ce majeure, la 5te juste et la 6te majeure.
La blue note devient la seconde augmentée (Ré dièse), notée #2, ou plus couramment #9 car souvent jouée à l’octave supérieure (dans des accords par exemple). C’est une notation enharmonique de la 3ce mineure, appréciée par les instruments accompagnateurs. En effet, en enrichissant les accords 7 de la #9 (accords 7#9), on obtient naturellement une couleur bluesy. Noter cet accord en considérant cette note comme une 3ce mineure serait moins pratique (« 7b10 » ??).
Paradoxalement, la gamme blues majeure est moins connue que la gamme blues mineure, est-ce que les jazzmen l’utilisent ? Et bien mille fois oui, écoutez Miles Davis avec Down :
Autre exemple de Clifford Brown, Sandu :
Ou encore Herbie Hancock avec Watermelon Man :
Herbie fait même preuve d’une créativité hors du commun ! Tout son Watermelon Man est basé seulement sur la gamme blues majeure. J’aurais aussi pu mentionner Tenor Madness étudié dans la partie précédente, ainsi que beaucoup d’autres blues encore. Mais ce serait vous gâcher le plaisir de les découvrir à votre tour!
J’aimerais maintenant vous parler d’une dernière gamme issue du vocabulaire des boppers, Sonny Rollins ou Thelonious Monk en tête. Cette influence va nous apporter un degré supérieur dans la richesse harmonique, grâce à l’ajout de chromatismes.
La gamme Be-Bop
La Gamme Be-Bop est une gamme construite à partir du mode Myxolydien. C’est le 5e mode de la gamme majeure, donnant une couleur d’accord à 4 sons « 7 ». C’est la couleur des 3 degrés principaux du Blues, pratique !
Pour obtenir une gamme Be-bop, on ajoute au mode une note étrangère : la 7e majeure (j’explique en détail pourquoi dans cet article). Cette gamme est appelée Be-Bop « dominante » car elle est traditionnellement jouée sur un accord 7, impliquant généralement un Ve degré, de fonction dominante en harmonie tonale.
La voici, utilisée par Thelonious Monk dans son célèbre Blue Monk :
Monk utilise ici la gamme be-bop de Fa, dans le contexte d’un blues en Si bémol, c’est donc la gamme be-bop du Ve degré de la tonalité.
La logique voudrait qu’on utilise la gamme be-bop de Fa sur un accord de F7, ce que Monk fait aux mesures 9 et 10. Mais il utilise aussi cette gamme sur les accords de Bb7, ce qui est étrange car induit une couleur d’accord différente. En fait, Monk fait entendre l’alternance F7 -> Bb, V -> I à l’échelle de la tonalité. C’est un enrichissement, au moment de composer votre propre mélodie, utilisez simplement la gamme correspondant à l’accord.
Ces trois gammes nous ouvrent déjà beaucoup de possibilités, mais ce ne sont pas les seules qu’on peut utiliser. Je vous encourage à expérimenter de votre côté, même avec des gammes étranges comme la gamme par tons (écoutez donc une démonstration de Lee Morgan et son blues Our Man Higgins).
Forme mélodique, grille d’accords, et maintenant gammes… Nous avons tout ce qu’il nous faut pour composer notre Blues, ou presque…?
LA PIÈCE MANQUANTE : LE RYTHME
Le rythme tient une place prépondérante dans le jazz. Comme le dit cette citation attribuée aussi bien à Leonard Bernstein qu’à Bill Evans :
« Il n’y a que 3 choses d’importantes en musique : le rythme, le rythme, et le rythme. »
Pour que notre composition sonne il faut y attacher autant d’importance (voire plus) qu’à l’harmonie. Intéressons-nous aux différentes choses qui font qu’une phrase sonne bien, rythmiquement parlant.
1. Mettre les notes cibles des accords sur les temps en écrivant des croches.
Il faut mettre nos notes cibles (les 4 notes de la tétrade de l’accord sur lequel on se trouve) aux bons endroits par rapport aux temps/contretemps. Ce, spécialement quand on écrit des croches, car des notes tombent aussi bien sur les temps que les contretemps, et il est facile de tout écrire « à l’envers ».
Démonstration avec une phrase tirée d’un solo de John Coltrane, utilisant la gamme Be-Bop de Do :
(Prenez votre instrument et jouez la phrase, ce sera plus parlant !)
Sur un accord de C7, les notes cibles sont donc : Do, Mi, Sol, Si b. Dans cette phrase, Coltrane joue la gamme Be-Bop de Do en commençant sur le 1er temps, les notes cibles se trouvent sur les temps. Tout va bien, ça sonne. Et si on décalait la phrase d’un demi-temps ?
En jouant la phrase, vous devriez vous rendre compte que quelque chose cloche. Les notes cibles (entourées en bleu) sont maintenant sur les contretemps, et à les écouter, elles ne semblent pas à leurs places.
Attachez une importance capitale à ce paramètre, sans quoi votre écriture rythmique ne sonnera pas, ce qui serait fâcheux.
2. Syncoper le rythme.
Il est très important de créer de la surprise rythmique en anticipant ou retardant des parties de nos phrases, en deux mots : syncoper le rythme.
Cela implique de placer des notes cibles… sur les contretemps. Allons bon, je viens de vous dire qu’il ne faut pas le faire !
Rassurez-vous, de manière générale, les notes cibles doivent être placées sur les temps. Mais jouer systématiquement un rythme de croches en partant et finissant sur le temps est plus ou moins… Monotone!
Accentuer une note cible n’étant pas « à sa place » créé un effet de surprise rythmique bienvenu.
Sandu nous en apprend plus sur ces syncopes, car Clifford Brown parvient à mixer à merveille notes des accords sur les temps (entourées en bleu) et syncopées (entourées en rouge) :
Zoomons sur les mesures 6 et 8. Brown écrit deux fois la même phrase, qui est composée d’une gamme pentatonique mineure de Mi b descendante.
Dans la gamme pentatonique mineure, les notes les plus importantes sont la tonique, la quinte et la tierce. En Mi bémol : Mi b, Si b et Sol b. Dans ces deux phrases, ces notes tombent précisément sur les temps. Enfin, presque, car Brown anticipe le premier Mi b en le faisant commencer sur le « et » du premier temps, syncopant et créant de la surprise dans son phrasé.
3. Les temps forts, points de repères et d’ancrage de notre thème
En jazz, les temps « forts » sont… les 1er et 3e, comme en musique « classique ». Cependant, la plus grande caractéristique du jazz swing est l’accentuation des temps faibles, les 2e et 4e. Ce sont ceux sur lesquels on tape des mains et sur lesquels un élément de la batterie, le Charleston, se concentre. Les accentuer créer une danse agréable et énergique, caractéristique de cette musique.
Écrire une pêche sur un 2 ou un 4 (autrement dit accentuer ces temps dans une mélodie) est donc bienvenu.
Au niveau des 5e et 7e mesures, rythmiquement similaires, les segments de phrases se terminent sur le 4etemps.
Sur les 9e et 10e mesures du thème, la rythmique arrête son accompagnement pour ne marquer que les 2e et 4e temps.
J’espère vous avoir convaincu d’attacher une importance particulière au rythme de votre mélodie de Blues. D’ailleurs, on pourrait imaginer complètement négliger les notes de la mélodie, n’en jouer qu’une seule et s’en sortir avec brio… à condition de soigner son rythme (la célèbre One Note Samba en est la preuve).
Nous avons maintenant toutes les clés en mains pour écrire un chouette thème qui sonne. Mais n’avez-vous pas l’impression d’avoir oublié quelque chose?
Au moment de jouer notre thème, nous allons avoir besoin d’une section rythmique. Bien sûr, leur partie pourrait être jouée de façon tout à fait basique mais, comme nous l’avons vu avec l’exemple de Sandu, la rythmique peut interagir avec des éléments du thème pour les mettre en valeur.
Étudions plus en détail l’art de la « mise en place » rythmique.
LA CERISE SUR LE GÂTEAU : LES INTERVENTIONS DE LA RYTHMIQUE
Avant toutes choses, déterminons le style de notre morceau. C’est d’ailleurs une des premières choses à faire, cela influe énormément sur le rythme de notre mélodie.
En effet, le tempo, la métrique et la décomposition (ou découpe) du temps vont varier selon le style.
Si je viens de vous perdre avec ces quelques mots de vocabulaire, ouvrez le lexique essentiel de la théorie du jazz de Jazzcomposer.fr (cliquer sur ce lien ouvrira l’article dans un nouvel onglet).
Par exemple :
Un blues typé Afro-Cubain aura une métrique en 12/8 et une décomposition du temps en 3 croches égales (voir le Blues mineur Footprints de Wayne Shorter).
Un « Binaire » (ex : Watermelon Man ou Sidewinder) aura une métrique en 4/4 et un temps divisé en deux croches égales.
Un Swing aura une métrique à 4/4 et une décomposition du temps en deux croches… inégales.
Si vous voulez creuser le sujet du rythme, poursuivez votre lecture avec cet article (qui s’ouvrira dans un nouvel onglet de votre navigateur).
Cet article étant déjà long, focalisons-nous sur le dernier point : le Swing.
Pour vous résumer brièvement ce que je détaille dans cet article, en Swing, le temps est découpé en deux croches, la première étant plus longue que la seconde. Il est possible de quantifier cette inégalité en indiquant en haut de partition ce symbole :
La première croche étant un peu plus longue que la deuxième, le débit est chaloupé. « To swing » signifie en anglais « se balancer », ce n’est pas un hasard !
Quand vous écrivez une mélodie dans le style swing, et que votre rythme est constitué de croches, notez ces croches normalement (à gauche sur le schéma), même si elles seront interprétées avec le balancement indiqué à droite sur le schéma.
Avec cela en tête, intéressons-nous maintenant à ce que va jouer notre rythmique. Il existe deux manières de la faire interagir avec le reste du groupe :
en soutenant le thème (voire même en jouant certains passages avec le soliste) ;
en lui répondant.
1. La rythmique en soutien du thème
Dans ce premier cas, la rythmique joue tout ou partie du thème. Voici un exemple chez Rollins avec Sonnymoon for two :
Je suis sûr que vous avez déjà joué un morceau dans lequel la rythmique est amenée à soutenir une partie du thème.
Le thème de Charlie Parker Billie’s Bounce en est un bon exemple, écoutez donc la version de Red Garland :
Les parties entourées en bleu sont celles où la rythmique soutient la mélodie. Cette notation (thème en haut, rythmique sur une portée en-dessous) est bien pratique, je vous encourage à l’utiliser si votre partie rythmique est fournie.
Qu’en est-il de la deuxième option ?
2. La rythmique en réponse au thème
Le meilleur exemple que j’ai pu trouver d’une partie de section rythmique répondant à la mélodie d’un Blues est la fin de Watermelon Man :
Les parties en bleu correspondent à des marquages qui ne sont pas homorythmique avec la mélodie.
Avez-vous remarqué ? J’ai entouré en rouge un endroit où la rythmique s’arrête complètement.
C’est un autre exemple d’écriture intéressante, qu’on appelle stop time. Wes Montgomery l’exploite pleinement dans son D Natural Blues :
Ces stops time ont pour effet de mettre en lumière tout un pan du thème, pour créer un contraste avec le reste où l’accompagnement est plus traditionnel.
Pour en finir avec ce point, écoutez le début de Blues on Sunday de Joshua Redman :
Joshua Redman laisse ici un silence rempli par la contrebasse qui improvise un Fill (littéralement « remplissage »). Réserver un espace à des endroits stratégiques de son thème est très efficace. Insérer des Fills de basse, batterie ou piano par exemple donne une sensation de dialogue entre la rythmique et les solistes.
CONCLUSION, APPLICATION DES PROCÉDÉS
En résumé, en composant un blues, vous explorez en profondeur de nombreux éléments fondamentaux du jazz :
la forme ou structure du morceau ;
L’harmonie de la mélodie et de la grille ;
les différents placements rythmiques ;
sans oublier l’interaction avec la rythmique.
En m’appuyant sur les conseils que je vous ai donné, j’ai moi-même composé un Blues :
Amusez-vous à lister tous les procédés mélodiques et rythmiques issus de l’article !
Voici une analyse :
Forme de la mélodie : ce Blues est un Question Question Réponse basique, sans changements au niveau des deux questions.
Harmonie de la grille : la grille est une basée sur la version « bop ». Certains accords sont anticipés à cause des mises en places, et on a une petite approche chromatique sur la pêche de début de grille (A7 -> Bb7).
Harmonie de la mélodie : J’utilise les deux gammes blues dans les Questions : au début la mineure puis la majeure en fin de phrase. Pour la réponse j’utilise la gamme Be-Bop dominante de F7 (le Ve degré de Bb).
Rythme de la mélodie : Les fins des phrases sont souvent anticipées, et les débuts souvent sur le « et » du 4e temps (notes entourées en rouge). Les deux premières notes de mes Questions sont syncopées.
Partie de la section rythmique : J’ai ajouté des mises en places et stops.
Voilà, c’est déjà la fin de cet article. J’espère que vous l’avez aimé, et l’avez trouvé utile.
Maintenant c’est à vous d’agir, de réutiliser ce que vous avez appris ou revu dans ces deux articles pour composer à votre tour ou améliorer vos compositions déjà existantes.
Une question ? Écrivez-la ci-dessous dans les commentaires.
N’hésitez pas à m’envoyer vos thèmes composés suite à l’étude de cet article, je suis curieux d’entendre le résultat ! Écrivez à louis@jazzcomposer.fr.
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Bag’s Groove, Blue Monk, Tenor Madness… Ces noms vous disent sans doute quelque chose. Et pour cause, ces incontournables du répertoire de standards font partie de la forme de thème la plus jouée et enregistrée de toute l’histoire du jazz. J’ai nommé : le Blues.
Si vous savez jouer sur un blues, pouvez-vous pour autant en composer un? Qui sonne « comme un vrai » ou qui pourrait devenir aussi emblématique?
Pour ma part, je pensais en être capable avant de me lancer dans l’écriture de cet article. J’en avais même déjà composé quelques un, vous aussi, peut-être. Mais j’avais l’impression que le résultat n’était pas à la hauteur. Qu’il manquait quelque-chose…
Je me suis donc mis à écouter beaucoup de blues, à en analyser, afin de comprendre ce qui me manquait.
Ce qui ressort de mes recherches, je souhaite aujourd’hui le partager avec vous dans cet article. J’espère que ce que vous y trouverez enrichira vos propres connaissances et vous donnera (comme à moi) de nouveaux éléments dans votre approche de la composition.
Et commençons par…
LE PLUS IMPORTANT : LA MÉLODIE.
Question Question Réponse
La première chose que beaucoup de jazzmen font quand on leur parle d’un blues, c’est chanter son thème, peu importe sa complexité. Mais quelles formes peut-elle prendre ?
Blues for Miles, un morceau de Freddie Hubbard enregistré en 1992 sur l’album éponyme est un bon exemple de ce qu’on peut appeler une forme Question Question Réponse, la plus commune pour un Blues. J’appelle les 1re et 2e phrases les Questions car elles sont similaires. La 3e phrase peut être qualifiée de Réponse car elle diffère des précédentes tout en reprenant certains de leurs éléments mélodiques.
Généralement, les blues de forme Question Question Réponse ont une variation au niveau de la 2e phrase, ce qui donne deux Questions légèrement différentes comme ici dans Tenor Madness, un blues de Sonny Rollins :
Dans cet exemple, Rollins choisit de changer la première note de sa deuxième Question, pour que la phrase colle avec l’harmonie (on évite une dissonance avec l’accord sous-jacent, Eb7 (mesure 5) qui comporte un Ré bémol).
Première Question : Ré bécarre (entouré en bleu) pour le Bb7 qui suit.
Deuxième Question : Ré bémol (entouré en rouge) pour le Eb7 qui suit.
Par ailleurs, avez-vous remarqué que la fin de la Réponse est la même que la fin des Questions? C’est une astuce fréquente, elle contribue à rendre le thème reconnaissable,iconique.
2e Question Transposée
Ainsi, pour correspondre à l’harmonie, Sonny Rollins conserve les hauteurs de notes de sa Question en modifiant seulement celle(s) qui pose(nt) problème. Il peut en être autrement, exemple avec Blues By Five de Red Garland :
Ici, les deux Questions sont à nouveau similaires, mais Red Garland fait le choix de transposer les deux premières mesures de la 2e pour correspondre à l’accord. La première Question est en Si bémol, la deuxième, en Mi bémol. C’est un enrichissement, on pose la même question mais d’une manière légèrement différente.
Autres formes
Pour clore cette partie sur la mélodie, je tiens à souligner que la « règle » de la forme Question Question Réponse n’est pas un obligé dans le blues.
C’est extrêmement commun, mais certains blues célèbres parviennent à l’esquiver, par exemple en adoptant une forme Question Question Question. Voici le célèbre C Jam Blues de Duke Ellington :
Avec l’avènement du Be-Bop, les notions de Questions ou Réponses sont même amenées à disparaître, écoutez donc les blues de Charlie Parker Au Privave ou Blues For Alice :
Maintenant, à vous de choisir. Si vous débutez, privilégiez une forme simple comme Question Question Question ou Question Question Réponse.
Rien ne vous empêche d’en composer d’autres plus sophistiqués ensuite !
LA TOILE DE FOND : LA GRILLEDE BLUES
Grille de Blues basique
Je ne sais pas vous, mais même en écoutant Blues For Alice, j’ai toujours une sensation de forme Question Question Réponse. Pourtant, les phrases n’ont pas été écrites explicitement suivant ce procédé. Je pense que c’est dû au point que nous allons aborder lors de cette nouvelle partie, la grille, et son harmonie.
Le blues est la star de la jam-session, en grande partie grâce à sa grille très simple : seulement trois accords, pour 12 mesures.
Ici, une grille de Blues en Do. Ci-dessous les degrés correspondants à chaque accord. (Je préfère avec les degrés de la tonalité, adopter cette bonne habitude aide pour transposer les grilles et permet de prendre conscience de la fonction des accords)
En visualisant la grille ainsi, on comprend mieux notre sensation de Question Question Réponse, même sans mélodie :
la grille s’ouvre sur 4 mesures de premier degré (permet de faire une proposition) ;
suivent 4 mesures où le IVe degré résout vers le Ier degré (résolution « douce » permettant de renchérir sur la première proposition) ;
puis 4 mesures font entendre une conclusion ferme vers le Ier degré après une grande tension harmonique élevée par leVe degré.
Grille de Blues Bop
Les grilles ont beaucoup évolué au fil du temps. Dans les années 30 s’est développée une grille « swing » moins courante aujourd’hui, passons la.
La variante jouée actuellement est la grille « bop » qui a été introduite notamment par Charlie Parker :
En Do :
On remarque que par rapport à la grille de blues basique, c’est beaucoup plus complexe ! D’un autre côté, les changements d’accords sont moins abrupts. Les accords rajoutés ou substitués servent principalement à mieux amener les degrés importants, le « squelette » du Blues, quasiment inchangé.
Listons les modifications par rapport à la grille originelle :
II V mesure 4 amenant le IVe degré mesure 5 (soit G-7 C7 -> F7 en Do) ;
#IVe degré diminué mesure 6 qui conduit la voix de basse vers la quinte du premier degré (en Do : F7 F#° -> C7/G) ;
mesure 8, IIIe degré suivi du bIII menant vers le IInd degré de la mesure 9. Ces mouvements sont chromatiques et font entendre les mêmes couleurs d’accords de manière parallèle (en Do : E-7 Eb-7 -> D-7) ;
mesure 9 – 12, cadence II V I enchaînant avec un anatole (I VI II V). Ce sont des cadences incontournables des grilles de jazz.
À noter, il est également très courant de jouer la dominante secondaire du IInd degré (V/II) à la place du degré bIII à la mesure 8. Cela donne une progression plus classique, en Do E-7 A7 -> D-7. Il est également fréquent de rajouter un IVe degré à la mesure 7 pour accompagner le mouvement de basse (en Do : C6/G F7 E-7 A7 D7).
Le blues étant une grille basique, c’est un formidable terrain d’expérimentation pour les compositeurs. Ainsi, de nombreuses autres variantes existent, formées par exemple :
en rajoutant des accords (on peut citer le célèbre blues suédois de Charlie Parker (voir Blues For Alice plus haut) ;
Dans cet article, nous avons vu les fondamentaux de la grille de blues, sa structure et son harmonie. Vous avez maintenant un bon canevas sur lequel broder votre mélodie. Pour découvrir dans le détail quelles gammes utiliser, les erreurs rythmiques à ne pas faire et comment inclure votre section rythmique, consultez la 2e partie de cette série :