Le ii V I n’a plus de secrets pour vous ? Malgré tout, vos idées ne ressemblent pas aux phrases sophistiquées que jouent les grands jazzmen sur cette cadence ? Comme eux, vous voudriez varier votre vocabulaire harmonique, sonner « moderne » mais vous ne savez pas par où commencer ? Cet article est fait pour vous. Aujourd’hui, je vous présente un outil simple et efficace pour ajouter un peu de piquant à vos ii V I : la Substitution Tritonique.
Qu’est-ce que la Substitution Tritonique ?
La substitution tritonique est un type de substitution harmonique utilisé très couramment en jazz.
Il s’agit de remplacer (ou « substituer ») l’accord de Ve degré d’une cadence V -> I par un autre accord de Ve degré, dont la fondamentale est située à un intervalle d’un triton de celle de l’accord substitué.
D’emblée, quelques petites précisions :
- Le Ve degré a toujours dans le cas des accords à 4 sons une couleur 7. Ses notes sont, par rapport à la fondamentale : (Fondamentale), Tierce majeure, Quinte juste, et 7e mineure.
La substitution tritonique est aussi un Ve degré, elle a pour conséquent une couleur 7. - Le mot « triton » est l’autre nom de l’intervalle de 4te augmentée ou quinte diminuée, composé de tout pile 3 tons (d’où le surnom !)
Voici un exemple pour plus de clareté :
Prenons une cadence V -> I en Do majeur : G7 -> Cmaj7.
Il suffit de trouver la 4te augmentée ou quinte diminuée de la fondamentale de G7, Sol. C’est la note Ré bémol (ou Do dièse).
La substitution tritonique de G7 est donc Db7, et notre cadence G7 -> Cmaj7 devient Db7 -> Cmaj7.
Voici le son de ces deux cadences, l’une après l’autre :


Ça sonne super non ?
Mais je sens que j’ai éveillé plusieurs questionnements en vous !
Comment fonctionne la substitution tritonique ? Pourquoi peut-on l’utiliser ?
Je ne vous cache pas qu’il y a une astuce !
Prenons les notes de G7 : Sol, Si, Ré, Fa.
Laissons de côté la quinte, Ré, car elle n’est au final pas aussi essentielle que la tonique (Sol), la tierce (Si), et la septième (Fa) de l’accord.
G7 tend à résoudre vers Cmaj car il contient les sensibles de la tonalité de Do majeur, Fa et Si (si vous vous demandez pourquoi, un petit détour par ici s’impose).
Le Fa de G7 résout sur le Mi de Cmaj, et de la même manière le Si résout sur le Do (ou reste sur un Si, si notre accord de résolution est un Cmaj7 a 4 sons).
Comme ceci :


Cette conduite de voix est l’essence de l’harmonie tonale. Ce phénomène d’attirance du Ve degré pour le Ier degré est ensuite malaxé et enrichi par les compositeurs pour donner nos grilles de jazz.
Mais quel rapport avec la substitution tritonique ?
Eh bien, si G7 tend à résoudre sur Cmaj7 parce qu’il contient les notes Fa et Si, tout accord contenant les notes Fa et Si tendra à résoudre vers Cmaj7. Pouvez vous penser à un autre accord contenant les notes Fa et Si (ou leurs enharmonies Mi dièse et Do bémol) ?
Exactement… Db7 ou C#7 :

De plus, dans la cadence Db7 -> Cmaj7, le mouvement des toniques est lui aussi acteur de l’effet de tension/résolution. Dans la tonalité de Do majeur, la note Ré bémol est hautement explosive, extrêmement dissonante, elle se détend donc volontiers sur le Do situé juste un demi-ton au dessous d’elle.
Dans ces exemples, j’utilise Db7
mais pouvons-nous aussi noter C#7 ?
Très bonne question !
En fait, les deux accords sont enharmoniquement similaires.
C’est à dire qu’à l’oreille, ils sont identiques, alors que sur une partition, ils ne sont pas constitués des mêmes notes :
- Db7 = Db F Ab Cb
- C#7 = C# E# G# B.
Dans mon exemple avec la cadence parfaite en Do majeur, je substitue le G7 par Db7, la note Ré bémol étant située à une quarte augmentée descendante (ou quinte diminuée ascendante) par rapport à la note Sol.
Mais j’aurais tout aussi bien pu prendre C#7, la note Do dièse étant quant à elle située à un intervalle d’une quinte diminuée descendante (ou quarte augmentée ascendante) par rapport à Sol.
Je vous rappelle que tous ces intervalles, ascendants ou descendants, font au final trois tons = des tritons !
Sauf que C#7 pose un léger problème avec notre point d’arrivée, le Ier degré, Cmaj7. En effet, la note Do dièse est située à un intervalle d’un unisson augmenté par rapport à Do, alors que la note Ré bémol est située à une seconde mineure de Do.
À mon sens, il est plus facile de penser « seconde mineure » que « unisson augmenté », je préfère donc choisir : Db7 -> Cmaj7.
Et concrètement, à quoi sert la Substitution Tritonique ?
Comme je le disais dans mon introduction, si vous avez envie d’ajouter un peu de sophistication à votre jeu et pimenter un peu l’harmonie, La substitution tritonique est un des moyens les plus simples, élégants et communs de le faire. C’est à dire ?
- Dans votre improvisation : Au lieu de jouer tout le temps la même chose sur vos Ve degrés (mode mixolydien, arpège de l’accord, gamme be-bop…), vous pouvez utiliser cet outil et sortir brièvement de l’harmonie (« jouer out« ). Vos auditeurs et vos collègues jazzmen tendront l’oreille, à coup sûr !
- Dans votre accompagnement : Idem, au lieu d’utiliser tout le temps les mêmes accords dans vos cadences, réharmonisez à l’aide de cet outil, et secouez un peu le soliste !
- Dans vos compositions/arrangements : Si vous voulez avoir une écriture un peu plus moderne et moins monotone, insérez une substitution tritonique là où une cadence V -> I paraît redondante. C’est un moyen élégant d’arriver au même endroit sans passer par le même chemin, harmoniquement parlant.
(La musique de Monk contient de nombreux exemples !)
Super ! Et comment doit-on s’y prendre exactement ?
Le moyen le plus facile d’utiliser la substitution tritonique est d’utiliser les 4 notes de l’accord. C’est certes basique, mais utilisé par les grands jazzmen.
Laissez-moi vous donner un exemple :
Au lieu de jouer ceci :

Je peux utiliser la substitution tritonique et jouer cela :

Puissant non ? Jouer out est plus simple qu’il n’y paraît !
Si vous voulez aller plus loin et utiliser plus de notes, il va falloir que je mette les mains dans le cambouis et vous parle de modes.
Db7 a une couleur 7, le mode à jouer sur ce type d’accord est donc… Le mode mixolydien.
C’est une option valable, elle permet de jouer des phrases qui vont sonner vraiment hors de notre tonalité de départ.
Comme cette phrase de Wes Montgomery sur D Natural Blues :

(Oups, ne tenez pas compte de la dernière note de ma transcription qui n’existe pas !)
Mais cette option n’est pas la plus commune.
Avant de vous dévoiler le mode privilégié par les jazzmen, laissez-moi vous révéler une chose : la substitution tritonique s’applique aussi aux cadences V -> i (cadence parfaite en tonalité mineure).
Si vous êtes un lecteur assidu de mes articles, vous savez déjà quel est le mode le plus utilisé pour jouer le Ve degré dans la cadence V -> i.
Je vous laisse réfléchir…
Il s’agit du mode Altéré (Si vous avez besoin d’un autre rappel, par ici).
Bon, mais quel rapport avec notre substitution tritonique ??
En fait, la clé est dans ce mode Altéré. Prenons G7alt, qui résoud vers C- :

Voici son mode, ne remarquez-vous pas quelque chose ?

Le mode de Sol Altéré contient un Ré bémol !
Il contient aussi les notes Fa, et Do bémol (ou Si bécarre), ce qui veut dire que nous avons tous les ingrédients pour confectionner un Db7 ! (qui est pour rappel la substitution tritonique de G7)
Ainsi, si nous démarrons la gamme de Sol altéré par Ré bémol, nous obtiendrons un super mode (en l’occurrence, le mode lydien bémol 7) pour notre substitution tritonique !
Le voici :

Le voici en action :

Il peut aussi être utilisé dans la cadence V -> I (majeure donc) :

Le mode lydien b7 apporte un son plus « soft » à la substitution tritonique, et paraît ainsi moins out que le mode mixolydien. C’est sans doute pour ces raisons que les jazzmen l’aiment tant.
Y a-t-il d’autres choses à savoir avant d’aller travailler ce formidable nouvel outil ?
Oui, j’ai encore deux ou trois petits détails importants à ajouter.
1. La notation.
Si on veut chiffrer la substitution tritonique quand on analyse une grille, il faut utiliser la notation subV.
Ainsi, la cadence majeure V -> I avec substitution tritonique se note simplement subV -> I.
2. Le ii V substitué
Si vous avez révisé votre harmonie tonale, vous savez qu’il est commun d’ajouter un accord de sous-dominante avant un accord de dominante dans une cadence parfaite.
Traduit en langage jazz : Il n’est pas rare d’avoir un iind degré avant le Ve degré pour aller sur le Ier degré. Ça nous donne notre cadence fétiche en jazz, le ii V -> I.

Comme vous le savez maintenant, la substitution tritonique est un Ve degré. Cependant, elle est le Ve degré d’une autre tonalité que le Ier degré sur lequel elle résout (en tant que substitution tritonique).
C’est-à-dire, en Do majeur : V -> I = G7 -> Cmaj7.
Substituons tritoniquement le G7 qui devient Db7.
De quelle tonalité Db7 est-il normalement le Ve degré ?
Réponse : La tonalité de Gb Majeur.
Pourquoi ce cheminement ? Car si Db7 est le Ve degré de Gbmaj7, on peut le faire précéder par son iind degré correspondant, en l’occurrence Ab-7 (Le ii V -> I en Gbmaj est Ab-7 Db7 -> Gbmaj7). Et ce, même si Db7 est utilisé en tant que substitution tritonique.
Il est donc possible de substituer la cadence V -> I d’origine (G7 -> Cmaj7) par Ab-7 Db7 -> Cmaj7.
Voici ce que ça donne en musique :

Ajouter un iind degré avant la substitution tritonique a pour effet d’emmener l’oreille loin de notre tonalité de départ. Le ii V substitué trace une route claire vers le Ier degré de la tonalité d’où est tirée la subV.
Par conséquent, la résolution vers notre « vrai » Ier degré a pour effet un virage harmonique très serré.
3. La substitution tritonique au sein du ii V -> I
Il n’est peut-être pas utile de le préciser, mais la substitution tritonique peut se glisser au sein du ii V -> I « classique », en conservant le iind degré de notre tonalité de départ. Cela donne la progression ii subV -> I, qui sera sans doute celle que vous rencontrerez le plus souvent dans vos grilles.
Conclusion
Voilà, vous avez maintenant tout ce qu’il vous faut pour comprendre et utiliser la Substitution Tritonique.
Dans cet article, vous avez appris pourquoi elle fonctionne, son utilité, comment l’utiliser et même comment la chiffrer sur une grille !
Vous pouvez dès maintenant chercher dans votre Realbook si vos grilles favorites en contiennent (Par exemple, ‘Round Midnight à la 7e mesure du A), et même la tester sur des standards « faciles » comme All of Me ou Autumn Leaves.
Si vous avez des questions, des points que vous ne trouvez pas clairs, laissez un petit commentaire en bas de l’article, j’y répondrai avec plaisir.
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Image de couverture : Photo portrait of American jazz guitarist, posed with a Gibson L-5, from a 1967 print advertisement for Gibson guitars. Photo first published by Gibson. According to NPR, the photo was taken by Chuck Stewart. Domaine Public.
14 commentaires
Chevallier · 5 juin 2021 à 15:29
Merci pour ce post très clair!
Louis · 5 juin 2021 à 18:02
Merci pour votre commentaire, heureux d’avoir pu vous éclairer !
softerthanashadow · 22 juin 2021 à 04:07
MESURE 21 : Ensuite, il se passe la meme chose que precedemment, mais en Mi : il y a un II V issu de Mi mineur, et la resolution est majeure (accord de EMaj7). On jouera donc Mi mineur harmonique sur les II V, et la gamme de Mi majeur sur l’accord de resolution, EMaj7.
Louis · 22 juin 2021 à 10:42
Bonjour, j’avoue que je ne comprends pas trop votre commentaire, il ne semble pas correspondre avec mes exemples… Peut être vous êtes vous trompé d’article ?
Lilian · 23 juin 2022 à 18:42
D’une clarté irréprochable, j’ai enfin compris littéralement en quoi consistait la théorie du triton, sans ambiguïté aucune.
Merci, il était temps.
Louis · 24 juin 2022 à 22:10
Bonjour Lilian,
Merci pour ton retour, ravi d’avoir pu t’éclairer sur cet outil ! Si tu as des questions spécifiques sur des notions théoriques, de potentiels suggestions d’articles, n’hésite pas !
À bientôt,
Louis
jean michel LE FLOCH · 28 février 2023 à 19:28
super explication….en fait c est simple lol
merci
Louis · 1 mars 2023 à 11:16
Super Jean-Michel, ravi d’avoir pu t’éclairer sur le sujet !
BARRERE Jean-Marie · 17 avril 2023 à 16:14
Votre approche est vraiment géniale, merci encore
Régis COISNE · 1 septembre 2023 à 07:58
très bien fait…
Louis · 1 septembre 2023 à 09:45
Merci pour ton commentaire qui me fait plaisir Régis ! Merci également d’avoir indiqué le lien de ton site web http://regiscoisne.com, j’ai peu découvrir ta musique, c’est chouette ! Au plaisir 🙂
Rauch · 30 mars 2024 à 21:29
Merci , c’est limpide . Une question : je pense plus le Db7 comme un 4eme degré de la gamme Lab mineure mélodique , et du coup le réservoir de notre pour improviser est différent de si on le pense comme un 5eme degré de sol bemol majeur…
Louis · 1 avril 2024 à 17:01
Bonjour Philemon, merci pour ton commentaire, en effet, ce que tu décris est lié au contenu de la partie « Super ! Et comment doit-on s’y prendre exactement » en milieu d’article. Pour les accords de substitution tritonique, deux choix de modes sont privilégiés par les jazzmen :
La différence entre les deux ? Une note, la 4te du mode, Sol bémol pour le mode de Db mixolydien, Sol bécarre pour Db lydien b7. La sensation que j’ai de ces deux possibilités est que le mode lydien b7 est plus consonant par rapport à la tonalité (rappelons qu’on joue notre Db7 en tant que substitut du Ve degré en Do majeur !), et le mode mixolydien plus dissonant car sa note Sol bémol est étrangère la tonalité.
Deux sonorités différentes mais utilisées à foison par les grands jazzmen, à toi de choisir celle qui te convient le plus selon le contexte !
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