Dans la première partie de cette série d’articles sur la tonalité mineure, je vous présentais tout ce dont vous aviez besoin pour comprendre la théorie qui se cache derrière ce type de morceaux. En conclusion, je vous indiquais la manière dont le ii V I mineur est le plus communément joué sur les disques de jazz les plus célèbres. Aujourd’hui, je vais me concentrer sur le Ve degré de la tonalité mineure. « Pour quelle raison ? » me direz-vous…
Eh bien ce Ve degré m’a donné du fil à retordre. Comme vous allez le découvrir, sa couleur d’accord n’est pas du tout la même que celle du Ve degré de la tonalité majeure. Ensuite, le mode à utilisé sur cet accord est aussi très compliqué, il a beaucoup d’altérations et une échelle d’intervalle plutôt bizarre…
Enfin, nous verrons que ce Ve degré n’est pas joué de la même manière selon que l’on improvise ou que l’on accompagne !!
J’ai donc mis un temps fou à comprendre ces spécificités en me documentant, repiquant, analysant, jouant tout ce qu’il faut pour maîtriser cette infime partie de la théorie du jazz…
Ne vous découragez pas devant l’ampleur de la tâche à accomplir…au contraire ! La lecture de cet article va vous éviter de passer des heures et des heures à éplucher des bouquins de théorie ou à visionner des vidéos de jazzmen anglophones obscurs…
Ainsi, à la fin de votre lecture, vous n’aurez plus qu’à appliquer les conseils que je vous donne, et je vous promets que vous sonnerez (au moins !) aussi bien que Clifford Brown, ou Bill Evans… !
Pourquoi un mode si alambiqué pour le Ve degré de la tonalité mineure ?
Reposons le cadre.
Nous sommes dans un morceau en Do mineur. Lors de ma première partie, je vous présentait le ii V i mineur « basique » :
ii V i -> D-7b5 G7b9 C-6
Avec :
- ii : D-7b5 : mode locrien
- V : G7b9 : mode mixolydien b9b13
- i : C-6 : mode mineur-majeur
« Mixolydien bémol neuf bémol quoi ?? » Le mode Mixolydien b9b13 (mixo b9b13 pour les intimes) nous cause bien des soucis…
Ce mode est issu de la gamme mineure harmonique (cf article précédent). Ainsi, il ne tombe pas aisément sous les doigts, principalement à causes de ses altérations de 9e et 13e, mais aussi de l’intervalle de seconde augmentée entre la b2 (ou b9) et la 3ce Maj :
Mais pourquoi utiliser un mode si compliqué pour notre Ve degré ? Un simple mixolydien ne fait pas l’affaire, comme pour les Ve degré de la tonalité majeure ?
Les tétrades des deux modes sont pourtant similaires (G7 : Sol Si Ré Fa), et fonctionnent dans un ii V i mineur :
Le mode mixolydien pose problème dès que l’on ajoute ses extensions. Dès que sa neuvième majeure (La) et sa treizième majeure (Mi) sont empilées sur sa tétrade G7, voici ce que ça donne :
Cela vous paraît il bizarre ? À moi, oui… !
En fait, il faut considérer les deux notes que l’on vient d’ajouter dans le contexte de la tonalité dans laquelle on se trouve, Do mineur.
Les notes qui colorent le plus cette tonalité sont les 3ce et 6te mineures de la gamme (Mi bémol et La bémol), qu’on peut retrouver dans les gammes mineures harmonique et naturelle.
Or, ajouter au Ve degré des extensions venant du mode mixolydien fait apparaître dans la cadence les 3ce et 6te majeures de la tonalité, La et Mi. Ces notes sont caractéristiques d’une couleur majeure, les ajouter au Ve degré sous forme d’extensions revient donc à annoncer une résolution vers un premier degré… majeur.
Cela explique donc pourquoi le mode mixolydien semble aussi déplacé dans une cadence mineure.
L’intérêt du mode mixo b9b13, c’est que, comme son nom l’indique, on ajoute les b9 et b13 à la tétrade de base :
C’est beaucoup mieux pour le Ve degré de la tonalité mineure… Mais, malheureusement, ces explications n’enlèvent rien à la difficulté du mode !
Pas de panique, comme je vous le disais plus haut, le célèbre trompettiste Clifford Brown va nous montrer une astuce pour simplifier les choses…
La substitution maline qu’utilise Clifford Brown pour se simplifier la vie sur le Ve degré de la tonalité mineure
Chose promise, chose due, voici trois phrases de Brown jouées sur des ii V i mineurs. Saurez-vous trouver leur point commun ? :
Il se fond parfaitement dans les phrases, mais il est pourtant bien là : Brown utilise un arpège diminué pour faire sonner le mode mixo b9 b13.
L’utilisation de cette couleur diminuée a une explication théorique logique.
Rappelez vous, dans le précédent article, nous avions dressé la liste des degrés de la gamme mineure harmonique (d’où est tiré notre mode mixo b9b13).
Le viie degré de la gamme, qui était, comme le Ve, de fonction dominante, a une couleur d’accord… Diminuée !
En Do mineur, le Ve degré G7(b9) peut donc être substitué par le viie degré, B°. Cela se voit beaucoup en musique savante. Et, en jazz, cela permet très facilement d’arrêter de se prendre les pieds dans le tapis au moment de jouer notre Ve degré de la tonalité mineure.
Est-ce facile pour autant ? Eh bien, pas besoin de faire 3 équations à double inconnues pour trouver comment jouer cette substitution à partir de notre Ve degré :
L’accord diminué du viie degré démarre sur la 3ce Majeure du Ve degré, et ses 3 autres notes sont situées à des intervalles de 3ce mineures
Démonstration avec G7b9 :
Essayez de chanter les 4 notes de B° en jouant un Sol grave au piano. Vous n’avez plus qu’à terminer votre début de phrase par une résolution sur le ier degré (C-), et vous aurez compris la puissance mélodique de cet outil.
Les pianistes et guitaristes utilisent-ils aussi cette technique dans leurs accompagnements ?
Après tout, c’est possible et plutôt facile de le faire :
Pourtant, dans la réalité, c’est tout autre chose qui se produit. Cette option semble délaissée par les accompagnateurs qui préfèrent faire appel à un tout autre mode pour jouer le Ve degré de la tonalité mineure : le mode Altéré.
La star des couleurs d’accord du Ve degré de la tonalité mineure : 7alt
Rappelez-vous, j’avais conclu mon précédent article en vous annonçant que la gamme mineure mélodique nous réservait bien des surprises…
Son premier degré nous avait apporté la couleur -6, qui est la plus prisée par les jazzmen.
Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est le mode donné par son septième degré, le mode super-locrien, plus communément appelé mode Altéré :
Si vous voulez en savoir plus sur ce mode, téléchargez mon Ebook gratuit Les Fiches d’Identité des Modes.
Vous y trouverez quelques informations supplémentaires, comme des exemples de morceaux qui l’utilisent, son échelle d’intervalles, et aussi un voicing et une phrase de jazzman que j’ai retranscrit spécialement pour l’occasion.
Le mode Altéré est similaire à un mode locrien dont on a diminué la quarte.
La 4te dim est en fait enharmoniquement similaire à une 3ce majeure, ce qui rend le mode terriblement instable, car il contient déjà une 3ce… mineure !
L’oreille se fiche des noms des notes et l’illusion de la 3ce majeure l’emporte contre la « vraie » 3ce mineure. Cette dernière est perçue comme étant une extension, enharmoniquement la #2 (ou #9) !
Voici donc le « vrai » mode altéré et le mode altéré « perçu » par l’oreille :
Si je vous raconte tout cela, c’est bien entendu parce que les jazzmen utilisent la seconde version, qui donne un accord pour le moins… explosif :
Les jazzmen ne jouent pas toutes les extensions, et préfèrent garder la #11 (ou b5) pour une autre occasion, que je vous présenterai sans doute dans un autre article.
Cela nous laisse avec 6 notes qui forment un accord 7b9#9b13 (sans la quinte), que l’on simplifie avec cette écriture : 7alt.
Vous pouvez entendre un exemple de l’utilisation du mode altéré sur le Ve degré de la tonalité mineure dès les premières minutes de l’album Chet Baker Sings :
En voici un autre exemple, cette fois-ci de Bill Evans, avec les premières secondes du morceau Gloria’s Steps :
Le son de la #9 est reconnaissable entre mille dans ce type d’accords (en top-note dans les deux exemples, ce qui accentue son importance). C’est une des notes caractéristiques du mode altéré, avec la b9 et la b13.
(Les plus attentifs auront d’ailleurs remarqué que je l’ai écrite avec la note de la 3ce mineure, son enharmonie, ce qui est mélodiquement plus pratique à lire.)
Vous devez donc être préparé à faire face au mode Altéré ! Miles Davis, par exemple, a du travailler ses ii V i mineurs avec cette idée en tête :
Michel Petrucciani aussi :
Et je pourrais vous citer encore et encore des centaines de choses que j’entends quotidiennement !
Et voilà !
Dans cet article vous avez appris à slalomer entre les pièges du Ve degré de la tonalité mineure.
Grâce à Clifford Brown, vous savez comment une simple substitution permet de simplifier considérablement le mode mixo b9b13.
Vous savez aussi comment sonner comme tous les pianistes et guitaristes qui sévissent à partir des années 50 grâce à un mode à première vue obscur, le mode Altéré.
Deux pistes de travail peuvent maintenant enrichir votre jeu.
Il ne vous reste plus qu’à sortir votre instrument de sa housse et votre play-back de ii V i mineur, et travailler ces deux choses.
Même si lire cet article vous a fait gagner tout le temps de recherche et d’analyse, vous ne pourrez vous améliorer qu’en appliquant mes découvertes dans votre pratique.
Alors au boulot !
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Image de couverture : Photo of jazz trumpeter Clifford Brown, September 15, 1956 Published in The News Journal, page 39, Associated Booking Corporation (management). Domaine Public.
1 commentaire
Tonalité Mineure : Démêlons ce véritable sac de nœuds ! · 11 mars 2023 à 12:54
[…] Vous en voulez encore ? Découvrez comment Clifford Brown et Bill Evans domptent le Ve degré de la tonalité mineure. […]