Quel que soit votre niveau, vous vous êtes sans doute rendu compte de la complexité harmonique des grilles de jazz.
En plus d’utiliser des couleurs parfois alambiquées, les compositeurs aiment souvent explorer des accords et des progressions qui sortent de la tonalité principale. Si bien qu’un tapis confortable de Do majeur peut se retrouver chahuté par une progression en La♭ ou Si ou Mi majeur… !
Si vous n’y êtes pas préparés, vous allez déraper.
Pour cette raison, on nous conseille souvent de transposer les éléments de vocabulaire qu’on travaille dans toutes les tonalités. Que ce soit de simples arpèges ou gammes, mais aussi des petites phrases, voire des thèmes ou relevés de solo entiers !
Nous allons le voir ensemble, je ne pense pas que ce soit un bon conseil pour tout le monde. Dans cet article, je vais vous faire part de mon expérience, et de mes astuces pour être le plus efficace possible, sans se submerger de boulot.
Cas pratique : un plan de Chet Baker
Partons d’un cas concret. Sur ma page Patreon (que je vous encourage à rejoindre, au passage !), nous travaillons en ce moment un solo de Chet Baker, que nous relevons phrase par phrase.
Chaque phrase peut être utilisé comme un « plan » (« lick » en anglais), et je vous encourage à les replacer dans vos propres solos, sur les grilles des morceaux que vous jouez.

Prenons cette phrase, jouée sur un ii V I (2-5-1) en Sol majeur :

Si vous la travaillez comme je l’indique dans la vidéo sur Patreon, ça vous donnera une super phrase à utiliser sur les ii V I en Sol.
Mais n’est-ce pas dommage de pouvoir la jouer seulement dans cette tonalité ? Et s’il n’y a pas de ii V I en Sol dans les morceaux que vous jouez ?
Il faut donc transposer cette phrase, et le premier conseil qu’on vous donnera est :
« Transposez dans toutes les tonalités »
Si vous êtes comme moi, vous devriez rechigner à exécuter cette consigne… Cela représente une énorme quantité de boulot ! Dans notre cas précis, cela nécessite de :
- bien connaître les accords du ii V I dans toutes les tonalités ;
- déterminer les intervalles des notes du plan par rapport aux accords originels ;
- arriver (sans se tromper) à calculer ces intervalles par rapport aux accords de la nouvelle tonalité ;
Si vous ne connaissez pas par cœur les couleurs d’accord du ii V I, dans toutes les tonalités, rien que la 1re étape va vous causer des nœuds au cerveau !
Transposer dans toutes les tonalités est donc bénéfique et approprié quand on a un certain niveau de connaissance des progressions d’accords, des intervalles, des cellules mélodiques classiques en jazz…
Pour la majorité d’entre vous, fidèles lecteurs, la quantité de boulot nécessaire ne peut que vous décourager. Pour pallier ce problème, voici deux recommandations :
Priorisez les tonalités dont vous avez VRAIMENT besoin
En d’autres termes : travaillez seulement les tonalités incluses dans les grilles des morceaux que vous jouez en ce moment.
C’est certes lacunaire, mais ça a le bénéfice d’alléger la charge de travail, et d’alimenter directement votre maîtrise des grilles en question. Vous forgerez de solides réflexes de pensée qui alimentera votre discours d’improvisation sur les progressions en question.
Et quand vous vous attaquerez à une nouvelle grille, elle contiendra sans doute de nouvelles tonalités à dompter, vous pourrez à ce moment-là reprendre votre élément de vocabulaire et le transposer selon ces nouveaux besoins.
Si vous avez un peu de temps libre, et si vous voulez vous préparer un peu mieux, vous pouvez être pro-actif et transposer les éléments de vocabulaire que vous voulez apprendre dans d’autres tonalités que celles dont vous avez besoin sur le moment. Dans ce cas :
Privilégiez les tonalités les plus communes
Il existe deux types de tonalités :
- les « sympas » ;
- et les « pourries » !
La quantité d’altérations à la clé détermine comment les tonalités se classent dans ces deux catégories. Les tonalités très altérées (« pourries ») nécessitent beaucoup de réflexion et sont par conséquent plus difficiles à manier que les tonalités peu altérées (« sympas »).
Les tonalités les plus communes sont dans l’ordre :
- Do Majeur / La mineur (rien à la clé)
- Fa majeur / Ré mineur (Si♭ à la clé)
- Sol majeur / Mi mineur (Fa # à la clé)
- Si♭ majeur / Sol mineur (Si♭ et Mi♭ à la clé)
- Ré majeur / Si mineur (Fa# et Do # à la clé)
- Mi♭ majeur / Do mineur (Si♭, Mi♭, et La♭ à la clé)
- La majeur / Fa# mineur (Fa#, Do#, et Sol # à la clé)
Et voici les tonalités « difficiles », des moins altérées aux plus altérées :
- La♭ majeur / Fa mineur (Si♭, Mi♭, La♭, et Ré♭ à la clé)
- Mi majeur / Do# mineur (Fa#, Do#, Sol#, et Ré # à la clé)
- Ré♭ majeur / Si♭ mineur (Si♭, Mi♭, La♭, Ré♭, et Sol♭l à la clé)
- Si majeur / Sol# mineur (Fa#, Do#, Sol#, Ré#, et La # à la clé)
- Fa# majeur / Ré# mineur (Fa#, Do#, Sol#, Ré#, La#, et Mi # à la clé)
Remarque : on pourrait ajouter Sol♭ majeur / Mi♭ mineur, qui ont 6 bémols à la clé, et qui équivalent à Fa# majeur / Ré# mineur, 6 dièses à la clé. La difficulté est similaire, vous pouvez choisir le couple qui vous arrange selon votre préférence. La plupart des instrumentistes préfèrent « penser » en dièses.
Les tonalités à ne surtout pas travailler
Par contre, il est contre-productif d’utiliser les tonalités de Do♭ majeur / La♭ mineur et Do# majeur / La# mineur. Ces tonalités équivalent respectivement à Si majeur / Sol# mineur et Ré♭ majeur / Si bémol mineur, que j’ai inclus dans le classement ci-dessus. Utilisez ces ces dernières, qui comportent une altération en moins que leurs enharmonies (6 # ou 6 ♭ contre 7).
Si on peut s’épargner des altérations, autant le faire !
Travaillez en priorité les tonalités « sympas »
C’est bien logique, les jazzmen écrivent plus fréquemment leurs thèmes dans les tonalités les moins altérées, qui vont leur demander le moins de réflexion et sur lesquelles il sont le plus à l’aise. Il est donc judicieux d’axer votre travail en priorité sur celles-ci.
Ça peut vous sembler lacunaire, mais rassurez-vous, une fois que vous vous êtes forgés de solides réflexes dans ces 7 tonalités « faciles », les autres plus « difficiles » peuvent être calculées en fonction.
Suivez cette simple règle :
- une phrase en X♭ majeur correspond aux mêmes notes qu’en X majeur, avec un bémol ajouté à chaque note ;
- une phrase en X# majeur correspond aux mêmes notes qu’en X majeur, avec un # ajouté à chaque note.
Petite précision : si vous rajoutez un bémol à une note diésée, alors elle devient bécarre, et inversement.
Voici un exemple avec la phrase de Chet. Imaginons que nous souhaitions la jouer dans la tonalité difficile de Ré♭ majeur. Il suffit de considérer la phrase en Ré majeur, et d’ajouter un bémol à chaque note :

↓ Ajout d’un ♭ à chaque note ↓

Morceler le travail et varier les tonalités
Les pratiques que je vous ai présenté ci-dessus visent à alléger votre charge de travail, pour que vous puissiez passer du temps à des choses plus épanouissantes.
Mais si vous voulez slalomer avec grâce dans les progressions sophistiquées de morceaux comme In Your Own Sweet Way ou Stella By Starlight, alors il est important de ne pas faire l’impasse sur les tonalités les plus ardues dans votre routine de travail.
D’ailleurs, même dans des morceaux présentés comme accessibles, on peut faire de mauvaises rencontres ! Prenez la grille d’Autum Leaves, c’est un morceau basique en Sol mineur, mais il comporte une grosse difficulté vers la fin, avec un accord de F#7, issu de la gamme de Si majeur. Ou Blue Bossa, le début est en Do mineur, mais on module rapidement en Ré♭ majeur !
Vous aborderez plus sereinement ces progressions d’accord en visitant fréquemment les tonalités altérées dans votre pratique.
On en revient au conseil de départ… On dirait bien que vous allez devoir transposer dans toutes les tonalités, finalement !
Pour éviter l’overdose, il est important de morceler votre travail. Si vous disposez de 3 ou 4 sessions de travail par semaine, vous pouvez très bien faire le tour des 12 tons en n’en travaillant que 2 ou 3 différents par session.
Ça peut vous paraître léger, mais vous allez faire de solides progrès si vous travaillez régulièrement. Je vous garantis que si vous cultivez la tonalité de Fa# majeur chaque semaine, au bout de 3 mois, 6 mois, un an, vous la connaîtrez comme votre poche.
Attention à ne pas tomber dans ce piège si vous travaillez 2 ou 3 tonalités consécutives :
Au cours d’une même session de travail, vous pourriez être tentés de travailler Do, Ré♭, et Ré majeur. Vous allez enchaîner une phrase/arpège/gamme en Do, puis la même chose tout de suite après en Ré♭, puis en Ré.
Ce faisant vous allez déduire les notes de la phrase suivante par rapport à la phrase précédente (dans mon exemple, en ajoutant un demi-ton à ce que vous venez de jouer).

Où est le problème ? Eh bien… C’est de la triche ! Car qu’êtes-vous en train de travailler :
- votre connaissance d’une tonalité, de ses notes, de ses altérations, des intervalles des notes de l’élément que vous transposez par rapport à la tonalité ?
- Ou simplement votre habileté à ajouter un demi-ton aux notes de la phrase précédente ?
Soit dit en passant, cette deuxième compétence peut s’avérer très utile, mais ce n’est pas celle qui nous intéresse ici.
- Nous voulons créer de solides réflexes qui pourront nous faire reconnaître d’un coup d’oeil un 2-5 en Fa# dans une grille ;
- nous voulons déterminer du tac-au-tac les notes de la gamme de Ré bémol majeur ;
- nous voulons enchaîner un même arpège sur BΔ7 et ensuite EΔ7, à la vitesse de l’éclair.
Pour ne pas tomber dans ce piège…
… Transposez par cycle de tierces, ou quartes, ou quintes.
J’affectionne particulièrement les cycles de 3ces, car chaque session nous fait à la fois visiter des tonalités « sympas », et des « pourries ».
Si vous transposez par 3ces mineures :
- 1re session : Do Majeur / La mineur, Mi♭ majeur / Do mineur, Fa# majeur / Ré# mineur, La majeur / Fa# mineur
- 2e session : Ré♭ majeur / Si♭ mineur, Mi majeur / Do# mineur, Sol majeur / Mi mineur, Si♭ majeur / Sol mineur
- 3e session : Ré majeur / Si mineur, Fa majeur / Ré mineur, La♭ majeur / Fa mineur, Si majeur / Sol# mineur
Si vous transposez par 3ces majeures :
- 1re session : Do Majeur / La mineur, Mi majeur / Do# mineur, La♭ majeur / Fa mineur
- 2e session : Ré♭ majeur / Si♭ mineur, Fa majeur / Ré mineur, La majeur / Fa# mineur
- 3e session : Ré majeur / Si mineur, Fa# majeur / Ré# mineur, Si♭ majeur / Sol mineur
- 4e session : Mi♭ majeur / Do mineur, Sol majeur / Mi mineur, Si majeur / Sol# mineur
Testez, vous m’en direz des nouvelles !
Dernier conseil : ne trichez pas avec les enharmonies
Les enharmonies sont le fait de considérer une hauteur de note avec plusieurs noms. Dans notre système de tempérament égal, un Ré♭ correspond strictement à un Do#. Do équivaut à Si# ou Ré♭♭, etc…
Lorsque vous transposez, ne prenez pas de libertés avec ces enharmonies, concrètement : ne remplacez pas une note altérée par une autre plus facile.
Si vous vous forcez à ne pas remplacer un Mi# par un Fa, un Sol♭ par un Fa#, alors vous aurez un système de pensée clair et carré, même si cela vous demande un peu plus de réflexion.
Lorsque vous déchiffrerez une partition qui contient ces altérations difficiles, vous serez mieux préparés pour les aborder.
Également, vous serez plus rapide pour manipuler un élément musical dans un contexte très altéré.
Par exemple, vous rencontrez dans une grille un accord de D♭Δ7, vous voulez jouer dessus un arpège majeur. Si, dans vos sessions de travail, vous avez « pensé » l’accord de Ré♭ majeur avec les notes « Do#, Fa, La♭ » au lieu de « Ré♭, Fa, La♭ » (parce que vous préférez Do# à Ré♭), alors votre système est bizarre, détourné. Vous allez perdre du temps à chercher à quoi correspond l’enharmonie de la note Ré♭ avant de jouer votre arpège !

Laissez-moi vous donner un autre exemple. Les accords basiques sont constitués d’empilements de notes situées à des intervalles de 3ces les unes des autres.
Imaginons que vous honnissiez la note La#, et que vous la remplaciez systématiquement par son enharmonie, Si♭. Si vous rencontrez un accord de Fa# majeur dans une grille, alors vous serez tentés de le considérer ainsi : Fa#, Si♭, Do#.
Si vous faites ça, votre accord ne correspond plus à un empilement de 3ces. C’est un « machin » constitué d’une 4te et une 2de (Fa -> Si = 4te, Si -> Do = 2de), beaucoup moins clair que de belles 3ces (Fa -> La -> Do = 3ces).


Également, vous ne pouvez plus utiliser l’astuce que je donnais précédemment de calculer les éléments altérés à partir d’éléments non altérés. Ici, notre accord de Fa# correspond à un accord de Fa, avec un dièse à chaque note.
Si la manière avec laquelle vous manipulez les accords est claire et carrée, alors vous augmentez les chances pour que votre discours le soit aussi. Inversement, si vos accords comprennent des intervalles improbables, vous augmentez les chances pour que votre discours soit fouillis et chaotique.
Ce point n’est valable que pour les tonalités et éléments basiques. Si vous manipulez des accords ou modes très altérés (accords/modes diminués, mode altéré, gamme par tons…), arrangez-vous avec les enharmonies sous peine de vous retrouver avec des double-bémols ou double-dièses. La rigueur a ses limites !
Résumons :
Dans cet article, nous avons vu de bonnes pratiques pour transposer avec le plus d’efficacité pour se préparer au mieux aux défis harmoniques que représentent les grilles de jazz :
- transposez dans toutes les tonalités seulement si vous êtes très à l’aise avec les bases du solfège ;
- sinon, priorisez le travail des tonalités les plus communes qui sont :
- Do, Fa, Sol, Si♭, Ré, Mi♭, et La majeur ;
- morcelez votre travail et variez les tonalités régulièrement, en procédant par cycles de 3ces, 4tes, 5tes…
- ne trichez pas avec les enharmonies quand vous transposez, sauf si vous manipulez des éléments très sophistiqués tels que les modes à transposition limitée.
Si cet article vous a donné envie de transposer du vocabulaire, faites donc un tour sur ma page Patreon et alimentez votre discours de belles phrases de Chet Baker, dans plusieurs tonalités !
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