Marre de jouer les mêmes phrases dans tous vos chorus ? D’improviser tout le temps avec les mêmes idées ? Le public et la section rythmique s’endorment pendant vos solos…?Un radical changement dans votre vocabulaire s’impose.
Si vous êtes comme moi, vous n’avez pas envie de passer pour quelqu’un qui fait du remplissage, qui ressort pour la millième fois ses clichés be-bop qu’on a entendu (en mieux) partout ailleurs. Au contraire, vous voulez que vos chorus racontent une histoire, que votre jeu soit connecté à la section rythmique, et au final captiver les gens qui vous écoutent.
Une façon très commune, facile, et puissante d’y parvenir est d’utiliser des motifs dans votre improvisation. Prendre une de vos idées et la répéter au moins une fois, tout en la développant.
Cela peut paraître facile et évident, mais bien souvent, nous n’y pensons pas, ou bien une fois sur deux nous essayons mais sans être très clairs, ou alors nous le faisons constamment de la même manière…
Car oui, il y a plusieurs façons de faire apparaître un motif au cours de votre improvisation, et si vous faites toujours la même chose… Vous allez paraître ennuyeux, scolaire et peu inspiré.e…
Alors, comment font les grands jazzmen pour créer des motifs ?
Pour répondre à cette question, j’ai réécouté quelques solos d’une référence en la matière : Kenny Garrett. Vous connaissez sans doute cette légende du sax alto, qui a absorbé TOUT le langage be bop, pour ensuite innover en l’utilisant de manière inconventionnelle et sonner « out ». Eh bien, il utilise des motifs dans chaque solo qu’il prend, c’est vraiment une part essentielle de son jeu.
Garrett crée ses motifs de 3 manières différentes, que je vais vous présenter dans cet article.
1ère manière de créer un motif : Reprendre une fin de phrase
C’est la plus évidente, donc j’en parle en premier. Il s’agit simplement de reprendre la fin de notre phrase précédente, et de la répéter. Cela a pour effet de renforcer notre message, et construire notre discours en insistant sur ce que nous venons de dire.
Garrett crée ce genre de motifs très souvent. Par exemple, dans son solo sur Ornithology, il l’utilise dès le stop chorus, en reprenant les deux notes de la fin de la mélodie :
Même si j’avais dit que je n’en parlais pas (considérons cela comme un petit bonus !), le développement de son motif est intéressant : il octavie ces deux notes un peu au hasard, donnant un effet accidenté singulier, et réussi.
Ce type de motif réapparaît dans le même chorus, de manière plus évidente :
À un autre endroit, il joue avec le dernier segment d’une de ses phrases, le répète deux fois, puis le re-cite une troisième fois un peu plus loin. Ça raconte tout de suite une histoire :
Vers la fin de son chorus, il enchaîne sur une citation du thème de Charlie Parker Cool Blues, un grand cliché d’improvisation be bop. Il l’utilise comme à son habitude de manière inconventionnelle en reprenant la petite trille de fin pour la décliner 6 fois :
Vous pouvez travailler cette première manière de créer un motif dès maintenant. Jouez une phrase sur un standard, et au moment de la terminer pour en débuter une autre, mémorisez ce que vous êtes en train de jouer. Répétez ensuite cette fin de phrase, en la développant au besoin selon l’harmonie.
Travaillez ceci dans un premier temps de façon systématique, sur toute une grille. Ensuite, parsemez plus ponctuellement vos improvisations de ce type de motifs.
Remarque importante !
Attention à ne pas tomber dans le piège classique de l’improvisation motivique, qui a vite fait de nous faire sonner scolaire et cliché dès lors qu’on l’utilise trop souvent.
Dans un autre solo de Garrett sur Mack the Knife, je trouve qu’il répète la fin de ses phrases un peu trop fréquemment, comme « par défaut ».
Il l’utilise une première fois de 1’11 à 1’21 (mesures 43 à 46 de la vidéo), et recommence avec la phrase qui commence à 1’50 (mesure 63), développant une autre super idée sur 4 mesures. Il aurait pu s’arrêter là, mais pour terminer sa phrase, il réutilise la fin du motif qu’il vient de décliner et la répète (à partir de 2’02, mesures 70-72), ce qui est à mon goût « le motif de trop » !
À utiliser avec parcimonie…
2nde manière de créer un motif : Répéter un segment entier, ou carrément toute une phrase
Cette seconde manière est la plus basique (mais curieusement pas la plus utilisée) de faire apparaître un motif dans notre solo. Il s’agit simplement de jouer une ou deux notes, ou un segment mélodique un peu plus long, ou bien une phrase entière, puis de la/le répéter. (Il ne s’agit plus de reprendre la fin d’une phrase mais bien la phrase dans son intégralité).
Garett l’utilise de manière significative au début de son solo sur Mack the Knife de 0’56 à 1’18 (mesure 33-44) :
Sa phrase de départ est une réinterprétation de la mélodie. Il la répète deux fois, en la développant différemment, d’abord en changeant la fin, puis en la transposant.
Voici un autre exemple sur le morceau Not You Again (une démarcation de There Will Never Be), où Garrett transpose une petite phrase d’une mesure :
Ou encore ici, sur le début d’une grille de Giant Steps, avec comme motif de départ seulement trois notes (une triade descendante) :
Il n’y a pas de grande différence entre cette manière de créer un motif et la première que je vous ai exposée, mais en variant les deux, et la longueur du motif (une ou deux notes, une petite phrase d’une mesure, une phrase plus longue…) on évite le piège du « motif de trop » !
3e manière de créer un motif : Jouer avec un motif rythmique
La troisième manière de jouer avec ces motifs est un peu à part, car elle repose à 100% sur un seul paramètre : le rythme. Il s’agit de jouer sur une note ou deux, et de la/les répéter suivant un débit précis ou bien une clave.
De cette façon, vous parlez le langage de la section rythmique, et vous pouvez vous attendre à ce qu’elle réagisse et vous rejoigne !
Garett l’utilise de manière concise sur Not You Again :
Ou sur une plage beaucoup plus longue dans Giant Steps :
Il fait varier plusieurs notes sur un débit de noires pointées dans Mack the Knife à 1’39 (mesures 57-62) :
Cette manière de rassembler les notes est très commune, on appelle cela un « groupe de trois » (ici groupe de trois croches, parfois notées sur le relevé avec un débit de noire pointée, ou une noire liée à une croche, ou une croche et un soupir…).
Un petit mot sur les Groupings
Les groupingsdésignent le fait de répéter un débit précis sur une durée conséquente. C’est à dire faire le choix de n’utiliser qu’un seul débit (un groupe de X croches, noires, croches pointées, etc…) sur plusieurs mesures.
Leur utilisation devient intéressante en groupant des débits impairs sur une métrique paire, comme dans l’exemple ci-dessus où Garrett répète un groupe de 3 croches sur une métrique 4/4 qui en contient 2 par temps. Les points d’appuis se retrouvent déplacés, créant un fort contraste rythmique.
L’utilisation des groupings est un sujet très vaste, mais j’ajouterai juste une autre démonstration avec un autre groupe impair très commun, le groupe de 5 :
Vous avez sans doute remarqué que nous avons changé d’instrumentiste ! À vrai dire, j’avais sous le coude ce chorus de Wynton Marsalis sur Giant Steps qui montre une utilisation d’un grouping en tant que motif. Dans l’extrait, il utilise le groupe de 5 croches en en jouant 4 et en laissant la dernière silencieuse.
À ce tempo, c’est assez délirant, et sur ce type de grille encore plus !!!
Conclusion
Vous savez désormais comment Kenny Garrett fait apparaître des motifs dans ses improvisations. Comme lui, vous pouvez maintenant :
Reprendre la fin de votre phrase précédente
Créer un segment de phrase ou une phrase entière puis le/la répéter
Ou encore utiliser une cellule rythmique, comme une clave ou un groupe de notes.
Utiliser des motifs dans votre improvisation va varier votre vocabulaire, provoquer la rythmique, et au final enrichir votre discours et faire de vous un meilleur improvisateur.
Travaillez ces trois manières distinctes dès maintenant sur n’importe quelle grille de votre choix, d’abord à un tempo modéré et en gardant le motif sur toute une grille. Puis improvisez librement, et surprenez-vous à en créer au milieu d’un de vos solos !
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Image de couverture : Kenny Garrett mit seinem Quintett im Stadttheater Rüsselsheim Hinterbühne am 29. Oktober 2013. 29 October 2013. Jens Vajen. CC BY-SA 4.0
Il y a quelques jours, on m’a demandé d’enregistrer le thème du morceau Driftin’, le célèbre hymne Hard Bop composé par Herbie Hancock. Le but était de « reconstituer » la superbe version de Christian McBride en trio avec le guitariste Mark Whitfield et le trompettiste Nicholas Payton. J’ai donc relevé l’interprétation du thème de Payton, dans le détail, et ai enregistré ma trompette seule, le casque sur les oreilles avec le trio pour m’accompagner. Au bout de quelques essais, je parviens à me faire une version correcte, je réécoute, et là… c’est le drame ! Ma partie (seule) ne swingue pas !
Je suis sûr que vous arrivez sans peine à vous identifier dans ce que je raconte. Quand nous sommes dans le jus, en train de jouer, toutes nos notes semblent tomber au bon moment, avec la bonne intention. Mais, au moment de s’écouter sur un enregistrement, c’est la désillusion ! C’est mou, plat. Le côté léger, rebondi, dansant du swing n’est plus qu’une lointaine impression.
Comme si Fred Astaire avait troqué ses claquettes, fines et précises, pour des charentaises, lourdes, qui font traîner le pied.
(Ça n’a pas l’air de trop le perturber…!)
Il y a quelques années, une histoire similaire m’est arrivée. J’étais en session avec des super musiciens, et j’étais objectivement le moins bon de l’équipe. Néanmoins, l’énergie et le niveau des autres me propulsaient, j’avais l’impression d’être bien meilleur qu’en temps normal. C’était sans compter sur le fait que, comme à mon habitude, j’avais sorti mon portable pour enregistrer… Vous devinez la suite. En réécoutant, j’étais en fait placé beaucoup trop en arrière du temps, et mon phrasé était trop lisse…
Sur le coup, j’étais un peu démoralisé. Mais j’ai réagi, je ne me suis pas laissé faire, et j’ai essayé de corriger mes erreurs.
Une des choses qui m’a le plus aidé dans cette démarche a été de repiquer des jazzmen en traquant les petits détails, les petits riens qui changent tout, qui font qu’ils swinguent comme des bêtes !
Dans cet article, je vais vous présenter 3 solos qui ont changé ma vision du swing. Ils sont plutôt simples à jouer, ce qui permet de se concentrer au maximum sur 3 paramètres cruciaux que vous n’avez peut-être pas encore intégrés dans votre jeu.
Commençons avec :
Les 3 solos, et le paramètre n°1 : le Débit
La trompette sera mise a l’honneur tout au long de cet article, puisque les 3 solos que j’ai sélectionnés sont respectivement de Miles Davis, Chet Baker, et Nat Adderley. Écoutez-les en vous focalisant sur le débit de croches de chaque trompettiste, et plus précisément sur la balance entre le binaire et le ternaire.
Le premier paramètre à prendre en compte pour améliorer son swing, c’est le débit de nos croches. Sont-elles majoritairement binaires, ou ternaires ? Ce schéma va vous aider à mieux visualiser ceci :
À gauche, les croches binaires, chacune d’une durée égale. Elles sont le débit de base de la bossa-nova, de la funk ou du rock.
À droite, les croches swinguées (à 100%), la première est plus longue que la seconde. « À 100% » car l’écart entre la première et la seconde croche se rapproche du rapport entre les 1ère et 3e croches d’un triolet de croches, d’où le schéma :
En réalité, ce type de swing très balancé se trouve peu dans le jazz que l’on écoute, et encore moins dans le jeu des instruments solistes. Ce débit n’est pour autant pas impossible à croiser, il est à la base du shuffle par exemple.
Pour résumer TRÈS grossièrement, en Cool Jazz, on va avoir tendance à jouer un débit de croches plus égal, et en Hard Bop, plus inégal (pour ne citer que ces deux styles).
Chet, Miles, et Nat nous démontrent cela parfaitement. Réécoutez leurs chorus en prêtant encore une fois attention à ce détail, vous verrez que :
Nat (plus Hard Bop) swingue ses croches (dans la globalité) presque au maximum. C’est presque trop à mon goût, parfois !
Miles (entre le Cool et le Hard Bop) pioche des deux côtés de la courbe, certaines de ses phrases ont des croches très balancées, et d’autres très égales, ce qui contribue à rendre son jeu expressif
Chet (plus Cool) a des croches bien plus binaires que ses deux camarades !
Toutes ces variations de débit sonnent, à vous de faire votre choix en fonction de ce qui vous plaît, du style de jazz que vous pratiquez, de ce que vous voulez exprimer sur le moment…
Le paramètre n°2 : l’Accentuation
Les trois trompettistes ont beau avoir une conception du débit différente, ils ont en commun une chose fondamentale : l’accentuation du phrasé.
Toutes leurs notes ne sont pas jouées avec la même nuance, la même intensité, la même intention. Et ce paramètre a énormément d’influence sur la manière dont nous percevons leurs messages respectifs.
Si je prends une phrase de Chet Baker au hasard :
Et que je trace un schéma avec l’intensité de chacune de ses notes :
Vous remarquerez sans peine que tout n’est pas joué au même niveau. Globalement, sa phrase a une forme de crescendo, puis decrescendo, et une croche sur deux est accentuée.
Je me risque à une analogie ! Ce tracé me rappelle les sismogrammes, ces schémas qui représentent l’intensité des ondes sismiques, qui déterminent la magnitude des séismes.
Sur l’échelle de Richter, une petite secousse que l’on sent à peine, de niveau 2 par exemple ressemblera à ceci :
Alors qu’une onde dévastatrice donnant un séisme de niveau 6 ou 7 aura ce tracé :
Vous l’aurez compris, nous avons tendance à avoir un tracé de phrasé proche d’une petite secousse, alors le swing des grands jazzmen est un séisme de magnitude d’au moins à 5 ou 6 sur l’échelle de Richter !
Il faut donc accentuer de manière plus marquée nos différentes notes. Mais pas n’importe comment ! La bonne façon nous a été montrée par Chet ci-dessus, il accentue toutes les croches en l’air (celles qui ne tombent pas sur le temps) :
Et pour les noires ? Miles Davis nous donne la réponse :
Les 2e et 4e temps sont donc les temps qui dansent le plus.
Pour résumer simplement, en accentuant les 2e et 4e temps de la mesure et les croches en l’air, vous améliorerez grandement votre swing.
Le paramètre n°3 : le Placement
Enfin, le meilleur pour la fin, le placement. Si vous n’avez jamais entendu parler de ce paramètre, cela correspond à la position de nos notes par rapport au temps. Il est possible de se placer parfaitement sur le temps, en arrière, ou en avant.
Mais quelle option choisir pour le swing ? La meilleure image que l’on m’ait montré pour m’expliquer le secret du bon placement, c’est celle d’un train en marche.
Dans la locomotive se trouvent la contrebasse, avec la cymbale ride de la batterie. Puis, en première classe, le piano et la guitare*. Puis, enfin, encore derrière (dans le wagon bar !), les solistes/Soufflants/Chant.
*La place de la guitare peut varier selon le type de comping adopté…
La Ride et la Contrebasse « drivent », elles tirent les autres instruments, et à aucun moment un wagon ne doit dépasser la locomotive !
Encore une fois, cette image est une simplification, mais à l’écoute des trois solos, cela se révèle correct. C’est flagrant chez Miles :
Chez Nat Adderley, le pianiste et lui-même ont tendance à jouer très proche du temps, pas étonnant que le rendu final déborde d’énergie.
Le cas de Chet est assez représentatif de ce que l’on peut trouver chez les soufflants, en général. Il a tendance à varier son placement pour créer de la tension rythmique. Par endroits, il est dangereusement derrière, mais il se « rattrape » juste avant d’aller trop loin et se replace plus près du temps.
Ce placement un peu « flottant », (mais quand même majoritairement derrière !) est très commun, si vous réécoutez Miles, vous verrez qu’il joue de la même manière.
Pour autant, il est possible de trouver des instrumentistes qui jouent absolument toutes leurs notes en arrière du temps, le saxophoniste Dexter Gordon en est un bon exemple.
Mais alors, comment bien se placer ?
Personnellement, un de mes professeurs m’a dit que j’avais tendance à être devant, puis un autre que je jouais trop derrière…
Je pense avoir trouvé une explication à cette divergence d’opinions. Pour un instrument à vent comme la trompette, ou le sax, il peut y avoir une mini-latence entre le moment où nous décidons de jouer une note et le moment où le son sort pleinement. C’est comme si ces instruments jouaient derrière, de base !
Même chose pour la contrebasse, l’attaque se fait en deux temps, on tire d’abord la corde pour la mettre en tension, puis on la relâche pour qu’elle entre en vibration. Cela créé forcément de la latence entre le moment où nous commandons à nos muscles d’effectuer l’attaque, et le moment où le son se fait entendre.
Par contre, le piano ou la batterie ont une latence beaucoup plus réduite, comme pour la majorité des instruments percussifs.
Si j’avais un conseil à donner :
Instrument à vent/Chant : Pensez « sur le temps », la nature de votre instrument vous placeront naturellement derrière, avec le bon dosage
Contrebasse : Pour pouvoir assurer votre rôle de locomotive, pensez très devant !
Batterie/ Piano : Si vous voulez être derrière, il faut se « freiner » intentionnellement, à travailler donc. Mais si vous voulez être sur le temps, jouez naturellement.
Une dernière chose sur ce 3e paramètre :
Une grande partie du fait que mon placement laissait à désirer et semblait trop en avant du temps venait en réalité d’un problème de technique. J’étais en dessous des capacités requises pour jouer à la vitesse que je voulais, menant à une perte de contrôle du débit et à un stress qui nuisait à la qualité de mon exécution. Au fur et à mesure que je progresse, ce stress a tendance à disparaître, mais je le sens parfois revenir, par exemple quand je travaille les tempos up.
Faites attention à ce petit détail, dès que vous sortez de votre zone de confort, votre placement (donc votre swing) peut en pâtir.
Conclusion
3 solos, 3 piliers fondamentaux du swing à maîtriser !
Si vous sentez que vous pouvez swinguer un peu plus, cet article vous a, je l’espère, donné les clés pour avancer.
Commencez par repiquer un des chorus dont je viens de vous parler, en essayant de coller au plus près des phrasé, placement, et débit du soliste.
Pour vérifier si vous êtes dans la bonne démarche, faites comme moi ! Enregistrez votre instrument seul, avec le solo au casque. Vous serez surpris du résultat, d’abord dans le mauvais sens, puis je l’espère, dans le bon.
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Dans la première partie de cette série d’articles sur la tonalité mineure, je vous présentais tout ce dont vous aviez besoin pour comprendre la théorie qui se cache derrière ce type de morceaux. En conclusion, je vous indiquais la manière dont le ii V I mineur est le plus communément joué sur les disques de jazz les plus célèbres. Aujourd’hui, je vais me concentrer sur le Ve degré de la tonalité mineure. « Pour quelle raison ? » me direz-vous…
Eh bien ce Ve degré m’a donné du fil à retordre. Comme vous allez le découvrir, sa couleur d’accord n’est pas du tout la même que celle du Ve degré de la tonalité majeure. Ensuite, le mode à utilisé sur cet accord est aussi très compliqué, il a beaucoup d’altérations et une échelle d’intervalle plutôt bizarre… Enfin, nous verrons que ce Ve degré n’est pas joué de la même manière selon que l’on improvise ou que l’on accompagne !!
J’ai donc mis un temps fou à comprendre ces spécificités en me documentant, repiquant, analysant, jouant tout ce qu’il faut pour maîtriser cette infime partie de la théorie du jazz…
Ne vous découragez pas devant l’ampleur de la tâche à accomplir…au contraire ! La lecture de cet article va vous éviter de passer des heures et des heures à éplucher des bouquins de théorie ou à visionner des vidéos de jazzmen anglophones obscurs… Ainsi, à la fin de votre lecture, vous n’aurez plus qu’à appliquer les conseils que je vous donne, et je vous promets que vous sonnerez (au moins !) aussi bien que Clifford Brown, ou Bill Evans… !
Pourquoi un mode si alambiqué pour le Ve degré de la tonalité mineure ?
Reposons le cadre. Nous sommes dans un morceau en Do mineur. Lors de ma première partie, je vous présentait le ii V i mineur « basique » :
ii V i -> D-7b5 G7b9 C-6
Avec :
ii : D-7b5 : mode locrien
V : G7b9 : mode mixolydien b9b13
i : C-6 : mode mineur-majeur
« Mixolydien bémol neuf bémol quoi ?? » Le mode Mixolydien b9b13 (mixo b9b13 pour les intimes) nous cause bien des soucis… Ce mode est issu de la gamme mineure harmonique (cf article précédent). Ainsi, il ne tombe pas aisément sous les doigts, principalement à causes de ses altérations de 9e et 13e, mais aussi de l’intervalle de seconde augmentée entre la b2 (ou b9) et la 3ce Maj :
Mais pourquoi utiliser un mode si compliqué pour notre Ve degré ? Un simple mixolydien ne fait pas l’affaire, comme pour les Ve degré de la tonalité majeure ? Les tétrades des deux modes sont pourtant similaires (G7 : Sol Si Ré Fa), et fonctionnent dans un ii V i mineur :
Le mode mixolydien pose problème dès que l’on ajoute ses extensions. Dès que sa neuvième majeure (La) et sa treizième majeure (Mi) sont empilées sur sa tétrade G7, voici ce que ça donne :
Cela vous paraît il bizarre ? À moi, oui… !
En fait, il faut considérer les deux notes que l’on vient d’ajouter dans le contexte de la tonalité dans laquelle on se trouve, Do mineur. Les notes qui colorent le plus cette tonalité sont les 3ce et 6te mineures de la gamme (Mi bémol et La bémol), qu’on peut retrouver dans les gammes mineures harmonique et naturelle. Or, ajouter au Ve degré des extensions venant du mode mixolydien fait apparaître dans la cadence les 3ce et 6te majeures de la tonalité, La et Mi. Ces notes sont caractéristiques d’une couleur majeure, les ajouter au Ve degré sous forme d’extensions revient donc à annoncer une résolution vers un premier degré… majeur.
Cela explique donc pourquoi le mode mixolydien semble aussi déplacé dans une cadence mineure.
L’intérêt du mode mixo b9b13, c’est que, comme son nom l’indique, on ajoute les b9 et b13 à la tétrade de base :
C’est beaucoup mieux pour le Ve degré de la tonalité mineure… Mais, malheureusement, ces explications n’enlèvent rien à la difficulté du mode ! Pas de panique, comme je vous le disais plus haut, le célèbre trompettiste Clifford Brown va nous montrer une astuce pour simplifier les choses…
La substitution maline qu’utilise Clifford Brown pour se simplifier la vie sur le Ve degré de la tonalité mineure
Chose promise, chose due, voici trois phrases de Brown jouées sur des ii V i mineurs. Saurez-vous trouver leur point commun ? :
Il se fond parfaitement dans les phrases, mais il est pourtant bien là : Brown utilise un arpège diminué pour faire sonner le mode mixo b9 b13.
L’utilisation de cette couleur diminuée a une explication théorique logique.
Rappelez vous, dans le précédent article, nous avions dressé la liste des degrés de la gamme mineure harmonique (d’où est tiré notre mode mixo b9b13). Le viie degré de la gamme, qui était, comme le Ve, de fonction dominante, a une couleur d’accord… Diminuée !
En Do mineur, le Ve degré G7(b9) peut donc être substitué par le viie degré, B°. Cela se voit beaucoup en musique savante. Et, en jazz, cela permet très facilement d’arrêter de se prendre les pieds dans le tapis au moment de jouer notre Ve degré de la tonalité mineure.
Est-ce facile pour autant ? Eh bien, pas besoin de faire 3 équations à double inconnues pour trouver comment jouer cette substitution à partir de notre Ve degré :
L’accord diminué du viie degré démarre sur la 3ce Majeure du Ve degré, et ses 3 autres notes sont situées à des intervalles de 3ce mineures
Démonstration avec G7b9 :
Essayez de chanter les 4 notes de B° en jouant un Sol grave au piano. Vous n’avez plus qu’à terminer votre début de phrase par une résolution sur le ier degré (C-), et vous aurez compris la puissance mélodique de cet outil.
Les pianistes et guitaristes utilisent-ils aussi cette technique dans leurs accompagnements ? Après tout, c’est possible et plutôt facile de le faire :
Pourtant, dans la réalité, c’est tout autre chose qui se produit. Cette option semble délaissée par les accompagnateurs qui préfèrent faire appel à un tout autre mode pour jouer le Ve degré de la tonalité mineure : le mode Altéré.
La star des couleurs d’accord du Ve degré de la tonalité mineure : 7alt
Rappelez-vous, j’avais conclu mon précédent article en vous annonçant que la gamme mineure mélodique nous réservait bien des surprises… Son premier degré nous avait apporté la couleur -6, qui est la plus prisée par les jazzmen. Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est le mode donné par son septième degré, le mode super-locrien, plus communément appelé mode Altéré :
Si vous voulez en savoir plus sur ce mode, téléchargez mon Ebook gratuit Les Fiches d’Identité des Modes. Vous y trouverez quelques informations supplémentaires, comme des exemples de morceaux qui l’utilisent, son échelle d’intervalles, et aussi un voicing et une phrase de jazzman que j’ai retranscrit spécialement pour l’occasion.
Le mode Altéré est similaire à un mode locrien dont on a diminué la quarte. La 4te dim est en fait enharmoniquement similaire à une 3ce majeure, ce qui rend le mode terriblement instable, car il contient déjà une 3ce… mineure !
L’oreille se fiche des noms des notes et l’illusion de la 3ce majeure l’emporte contre la « vraie » 3ce mineure. Cette dernière est perçue comme étant une extension, enharmoniquement la #2 (ou #9) !
Voici donc le « vrai » mode altéré et le mode altéré « perçu » par l’oreille :
Si je vous raconte tout cela, c’est bien entendu parce que les jazzmen utilisent la seconde version, qui donne un accord pour le moins… explosif :
Les jazzmen ne jouent pas toutes les extensions, et préfèrent garder la #11 (ou b5) pour une autre occasion, que je vous présenterai sans doute dans un autre article. Cela nous laisse avec 6 notes qui forment un accord 7b9#9b13 (sans la quinte), que l’on simplifie avec cette écriture : 7alt.
Vous pouvez entendre un exemple de l’utilisation du mode altéré sur le Ve degré de la tonalité mineure dès les premières minutes de l’album Chet Baker Sings :
En voici un autre exemple, cette fois-ci de Bill Evans, avec les premières secondes du morceau Gloria’s Steps :
Le son de la #9 est reconnaissable entre mille dans ce type d’accords (en top-note dans les deux exemples, ce qui accentue son importance). C’est une des notes caractéristiques du mode altéré, avec la b9 et la b13. (Les plus attentifs auront d’ailleurs remarqué que je l’ai écrite avec la note de la 3ce mineure, son enharmonie, ce qui est mélodiquement plus pratique à lire.)
Vous devez donc être préparé à faire face au mode Altéré ! Miles Davis, par exemple, a du travailler ses ii V i mineurs avec cette idée en tête :
Michel Petrucciani aussi :
Et je pourrais vous citer encore et encore des centaines de choses que j’entends quotidiennement !
Et voilà !
Dans cet article vous avez appris à slalomer entre les pièges du Ve degré de la tonalité mineure.
Grâce à Clifford Brown, vous savez comment une simple substitution permet de simplifier considérablement le mode mixo b9b13. Vous savez aussi comment sonner comme tous les pianistes et guitaristes qui sévissent à partir des années 50 grâce à un mode à première vue obscur, le mode Altéré.
Deux pistes de travail peuvent maintenant enrichir votre jeu. Il ne vous reste plus qu’à sortir votre instrument de sa housse et votre play-back de ii V i mineur, et travailler ces deux choses. Même si lire cet article vous a fait gagner tout le temps de recherche et d’analyse, vous ne pourrez vous améliorer qu’en appliquant mes découvertes dans votre pratique.
Alors au boulot !
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Image de couverture : Photo of jazz trumpeter Clifford Brown, September 15, 1956 Published in The News Journal, page 39, Associated Booking Corporation (management). Domaine Public.
Si vous êtes un lecteur assidu de Jazzcomposer.fr, vous savez comment fonctionne un morceau à tonalité majeure. En effet, dans un précédent article, nous avons étudié la gamme majeure, listé ses degrés, analysé leurs couleurs, et même dessiné un superbe schéma qui les organise visuellement. Ce travail a pour but de vous aider à mieux comprendre les morceaux que vous jouez. Ainsi, vous les interpréterez d’une meilleure manière, vous pourrez les réarranger, ou en composer de semblables. Cependant, il faut que nous parlions ensemble des morceaux à tonalité mineure.
En effet, si vous avez déjà joué un morceau de ce type, vous savez que l’exercice est plus complexe que pour les morceaux à tonalité majeure. Les accords sont hérissés d’altérations, les progressions comportent des degrés qui ne sont pas dans la gamme mineure, l’harmonie a l’air de moduler constamment ..
Afin de pouvoir improviser comme Charlie Parker, Bill Evans, ou n’importe quel autre grand jazzman sur ces progressions, il faut d’abord comprendre d’où en proviennent les accords. C’est pourquoi nous allons faire la même manipulation que dans mon article sur la tonalité majeure : prendre une gamme mineure, en tirer des degrés, leur assigner des fonctions… Même si tout ne va pas se dérouler comme prévu !
La gamme mineure naturelle
Dans cet article, je vais considérer que notre tonalité est Do mineur. Notre centre tonal est donc Do, tous mes exemples seront dans cet tonalité, sauf contre-indication.
Si je vous demande de me chanter une gamme mineure, vous allez sans aucun doute choisir ces notes :
Il s’agit de la gamme mineure naturelle, c’est la première que l’on nous montre en cours de solfège, celle que nous avons le mieux dans l’oreille.
Voici son échelle d’intervalles :
2nde Maj
3ce min
4te juste
5te juste
6te min
7e min
Si vous avez lu mon Ebook Les Fiches d’Identité des Modes, vous avez remarqué que cette échelle est similaire à celle du 6e mode de la gamme majeure, le mode aeolien.
Le mode aeolien est le mode de La, pour se souvenir de son échelle d’intervalle, il vous suffit de visualiser les touches blanches du piano en commençant par cette note. Les notes de cette gamme mineure peuvent donc être réorganisées pour former une gamme majeure, qu’on appellera son relatif majeur.
Ce schéma me permet de justifier l’assignation de leurs modes aux différents degrés de la gamme mineure naturelle, puisqu’ils correspondent à ceux du relatif majeur que vous connaissez déjà.
Les degrés de la gamme mineure naturelle et leurs différentes fonctions
Voici donc les différents degrés de notre gamme harmonisés à 4 voix :
Assignons maintenant à ces degrés les 3 fonctions tonales, à savoir :
Tonique
Sous-dominante
Dominante
Nous allons classer nos degrés dans ces catégories selon qu’ils créent ou non une instabilité harmonique par rapport à notre ier degré. Les accords de fonction tonique ne comportent aucune note dissonante, ceux de fonction sous-dominante comporte la Sixte mineure* et ceux de fonction dominante, la Sensible (ou 7e maj).
*Dans le cadre de la tonalité majeure, la note caractéristique de la fonction sous-dominante était la Quarte juste. Elle créait une instabilité car elle était très proche de la tierce majeure. La tierce a été minorisée pour la tonalité mineure, le conflit avec la quarte est donc apaisé. Par contre, la Sixte a aussi été abaissée d’un demi-ton, créant à nouveau des tensions, cette fois-ci avec la quinte juste. Tout accord la comportant est donc de fonction sous dominante.
Assignons donc aux degrés de la gamme mineure naturelle leurs fonctions :
Fonction Tonique : i, bIII
Sous-Dominante : ii-7b5, iv-7, bVI, bVII
Dominante : /
Comme vous pouvez le voir, il y a un problème de taille avec la gamme mineure naturelle… Elle ne contient pas de sensible, sa Septième est mineure au lieu de majeure ! Cette note est aussi la 3ce du Ve degré, qui se retrouve avec une couleur -7. Or, le Ve degré est sensé être instable harmoniquement, à cause de l’intervalle de 5te diminuée entre sa 7e et sa 3ceMaj. Sans cette dissonance, la cadence V -> I n’est plus satisfaisante, écoutez plutôt :
G-7 -> C-G7 -> C-
Laquelle de ces deux cadences vous paraît la plus conclusive ?
Si tout va bien… la seconde !
Il faut donc remplacer la 7e mineure de la gamme mineure naturelle par une 7e Majeure. Cela nous donne une nouvelle gamme :
La gamme mineure harmonique
Pas si vite ! Avant de regarder sur la partition située ci-dessous, essayez de trouver les notes de Do mineur harmonique. Je vous rappelle que la seule différence entre les gammes mineures harmonique et naturelle est la 7e, réhaussée d’un demi-ton.
Harmonisons ses degrés :
Comme vous pouvez le voir, l’apparition de la sensible change beaucoup de choses au niveau des couleurs des accords. Les Ve et viie degrés peuvent maintenant rejoindre la fonction dominante, ce qui va nous permettre de créer nos premières cadences mineures.
Voici une liste des degrés principaux que nous allons utiliser dans nos progressions mineures (avec leurs fonctions) :
Le ii V i mineur
Regardons à nouveau nos degrés, et visualisons les sur le schéma de l’harmonie tonale, vu dans cet article :
Maintenant que nous y voyons plus clair, intéressons nous à la cadence ii V i.
ii – V -> i = ii-7b5 – V7b9 -> i-7
C’est plus alambiqué qu’en tonalité majeure. Les modes de base pour ces degrés sont donc le mode locrienpour le iind degré (2nd mode de la gamme mineure naturelle) et le mode mixolydien b9 b13 pour le Ve degré (5e mode de la gamme mineure harmonique).
Pour bien distinguer les Ve degrés majeurs des Ve degrés mineurs, on note V7b9 pour indiquer l’appartenance à une tonalité mineure. Comprendre ceci m’a ouvert les yeux sur beaucoup de choses :
« Ah mais c’est pour ça que dans le Realbook, certains Ve degrés sont notés V7b9…«
Écoutons donc le son du ii V I mineur :
Sur le papier, c’est bon, mais en pratique… Personne ne joue cette cadence comme cela ! En fait, la résolution sur le I-7 est un peu… molassonne. Et ça, c’est à cause de la 7e mineure de la gamme mineure naturelle. Elle adoucit un peu la couleur mineure.
La gamme mineure harmonique nous avait donné une autre possibilité de couleur pour le Ier degré, la couleur -maj7. Écoutez plutôt :
C’est carrément dissonant, un peu trop torturé ! Existe t’il une autre option ? Oui, nous pouvons nous cantonner à jouer un premier degré mineur à seulement 3 sons :
C’est correct, mais les jazzmen ont trouvé une 4e option, plus riche harmoniquement. Pour ce faire, nous devons faire appel à une 3e gamme mineure.
La Gamme mineure mélodique
En réhaussant la 7e de la gamme mineure naturelle pour créer l’harmonique, nous avions créé un intervalle de seconde augmentée entre cette 7e min et la 6te min. Ce « dommage collatéral » se révèle malheureusement difficile à faire sonner. Pour résoudre ce problème, il faut majoriser la sixte. Cette opération crée une nouvelle gamme mineure, dite « mélodique » :
La toute nouvelle 6te Maj va nous permettre de résoudre nos problèmes de couleur de ier degré. Dans l’accord, on la substitue à la 7e Maj, ce qui nous donne un compromis entre douceur et dissonance :
La gamme mineure mélodique vient donc de nous sauver la mise, mais nous verrons lors de la 2nde partie que l’apparition de la 6te Maj va faire bien plus que cela.
Voici donc notre ii V i mineur :
ii – V -> i = ii-7b5 – V7b9 -> i-6
Conclusion
Comme vous avez pu le voir, tout ne s’est pas déroulé comme prévu dans notre découverte de la tonalité mineure !
Afin de créer notre première cadence mineure, un ii V i basique, j’ai dû faire appel à pas moins de trois gammes différentes :
La Gamme mineure naturelle (qui nous donne le ii-7b5)
La Gamme mineure harmonique (qui nous donne le V7b9)
Et la Gamme mineure mélodique (qui nous donne le i-6)
Qu’à cela ne tienne, cette complexité que j’ai tenté de vous simplifier dans cet article est le prix à payer pour jouer comme les plus grands.
La gamme blues ? Vous l’avez sur le bout des doigts. La grille de blues ? 3 accords, un ii V I, facile. Le blues, vous connaissez, donc. Mais comment se fait-il qu’au bout d’une demi-douzaine de grilles vous avez le sentiment d’avoir tout dit ? Que vous n’avez plus d’inspiration ?
Personnellement, je me souviens avoir ressenti cette impression désagréable lors d’une jam :
«Deux saxs me précèdent, la rythmique est un peu à bout et je fais tout mon possible pour trouver des idées. Je me rends vite compte que je réutilise des phrases que j’ai jouées quelques minutes plus tôt, et que les musiciens de la rythmique se lassent et aimeraient bien que je termine mon chorus pour aller boire une bière ! »
Si nous n’arrivons pas à renouveler nos idées, c’est souvent parce que nous sommes limités dans notre vocabulaire. Et cela transparaît d’autant plus sur un format court comme la grille de blues.
Devant ce constat, mon premier réflexe a été de puiser de l’inspiration dans les disques des grands jazzmen, qui maîtrisent si bien le blues.
Aujourd’hui, je vous partage une de mes découvertes, tirée de mes analyses du jeu de Wynton Kelly :
Celui de Wes Montgomery :
Ou encore d’Oscar Peterson :
Le point commun entre les phrases ci-dessus ? Elles font appel à la Sixte (ou 13e) de l’accord 7 du blues.
La Sixte dans la Gamme blues majeure
La Sixte est la note située à 4 tons du centre tonal. Dans un blues en Do, c’est la note La.
C’est une note pleine de couleur, qui n’est pas aussi évidente à entendre que la tonique, la tierce, ou la quinte par exemple.
Il existe une manière simple de la faire entendre dans le contexte du blues, il suffit d’utiliser la gamme blues majeure, qui la contient :
La gamme blues « majeure » est construite à partir de la gamme pentatonique majeure, à laquelle on rajoute une blue note, la #9 (en Do : Ré#). Je vous en avais déjà parlé dans cet articlesur la composition du blues.
Voici la phrase d’Oscar Peterson que je vous ai montrée ci-dessus :
Cette phrase montre bien la puissance de la Sixte, mise en valeur ici sur un temps fort, le 4e temps de la première mesure, en l’approchant par une phrase au mouvement ascendant, et en la gardant en top note pendant qu’une seconde voix poursuit la phrase dans la seconde mesure. Les notes de cette seconde mesure forment d’ailleurs un gimmick blues très utilisé par les plus grands… À piquer, donc.
L’opposition avec la Blue Note
Nous avons vu que la particularité de la gamme blues majeure est l’ajout d’une blue note, la seconde augmentée ou #9. Wes Montgomery nous montre une relation intéressante entre cette blue note et la Sixte dans cette phrase tirée de No Blues :
/!\ Nous sommes dans un blues en Fa, la blue note devrait être sol dièse, mais j’ai spontanément écrit un la bémol à la place. J’ai remplacé la seconde augmentée par la tierce mineure. Ces deux notes ont techniquement la même hauteur, mais sont notées différemment, on dit qu’elles sont enharmoniques. Dans ce contexte, La bémol me paraît plus facile à lire, donc ne paniquez pas, c’est bien la blue note !
Donc, l’intervalle entre la blue note et la Sixte est une 5te diminuée (dans l’ex: 4te aug). L’intervalle entre ces deux notes est de 3 tons, il est appelé le triton. C’est un intervalle très dissonant, qui incarne une opposition entre deux notes. Wes, dans l’exemple, ne cherche pas à adoucir cette tension et veut un clash harmonique. Il créé le contraste en jouant les deux notes l’une juste après l’autre, puis en finissant sur la tonique. Ce genre d’effets, jouant entre tension et relâchement contribue à rendre son jeu particulièrement riche au niveau harmonique.
Voilà donc deux exemples d’utilisation de la Sixte grâce la gamme blues majeure !
La Sixte dans le mode Mixolydien (accords sus4)
Toujours en écoutant Wes Montgomery, j’ai remarqué un procédé intéressant qu’il utilise dans plusieurs de ses chorus. En voici deux exemples, un dans No Blues et l’autre dans D Natural Blues :
Entendez vous la similarité entre les deux exemples ? En fait, Wes utilise une substitution commune des accords 7 qui composent les grilles de blues. Il leur donne une couleur 7sus4.
Petit rappel sur les accords 7sus4
Un accord suspendu est un accord majeur dont la quarte remplace la tierce :
Ce type d’accord est dérivé d’un mode, le cinquième mode de la gamme majeure, le mode mixolydien. Vous trouverez plus de détails là-dessus dans mon EBOOK gratuit « Les Fiches d’Identité des Modes« . Je pars du principe que vous parlez couramment le mixolydien, et passe donc les explications techniques.
Si on empile toutes les notes du mode mixolydien, en remplaçant la tierce par la quarte, cela donne un accord de couleur 13sus4.
Il existe une manière de simplifier ces accords 13sus4. Jetez à nouveau un oeil aux notes de l’accord ci-dessus, en particulier aux trois dernières notes.
Nous avons un F13sus4. Les trois dernières notes sont Mi bémol, Sol, et Ré. Si j’intercale la quarte, Si bémol, entre ces notes, cela donne : Mi bémol, Sol, Si bémol, Ré. Une tétrade de Mi bémol Majeur 7 !
Si on fait le chemin inverse, en prenant un accord de Ebmaj7 et en y ajoutant la basse Fa, nous avons un F13sus4 !
C’est très pratique pour s’en souvenir ! Quand on veut jouer un accord suspendu, on choisit une tonique, et on superpose l’accord maj7 qui se situe une seconde majeure en dessous de cette tonique.
Revenons à notre sujet, la Sixte. Dans notre exemple avec le F13sus4, c’est la note Ré. Si on pense le F13sus4 comme un Ebmaj7/F, la note Ré devient la septième majeure de Ebmaj7. Elle est contenue dans l’accord, ce qui la rend plus facile à entendre, et donc à jouer.
Et Wes semble raisonner de cette manière. Dans l’exemple que je vous remets ci-dessous, sur un F7, on peut remarquer qu’il attaque par la Sixte sur la première mesure. Il a ensuite l’idée de jouer l’arpège de Mi bémol majeur sur les 2e et 3e mesures, et faire apparaître la couleur suspendue :
La sixte est donc un « pivot » qui peut servir à jouer facilement de nouvelles couleurs, comme la couleur suspendue. L’utilisation de cette note est donc définitivement un atout quand on cherche de nouvelles idées dans un chorus de blues…
La Sixte dans le mode Lydien b7
Canonball Adderley va nous montrer une autre manière de se servir de la Sixte.
En réécoutant son chorus sur Freddie Freeloader, une de ses phrases m’a frappé :
C’est tendu non ? Mais, néanmoins, ça fonctionne ! En analysant on peut se rendre compte que Canonball joue un arpège de Abmaj7#5 sur le Bb7.
Abmaj7#5 = La bémol, Do, Mi bécarre, Sol.
Bb7 = mode Mixolydien = Si bémol, Do, Ré, Mi bémol, Fa, Sol, La bémol.
Le Abmaj7#5 apporte donc une nouvelle couleur sur le Bb7. Son Mi bécarre se substitue au Mi bémol du mode de Si bémol Mixolydien, ce qui le transforme en Si bémol Lydien bémol 7.
Petit rappel sur le mode Lydien bémol 7
Le mode Lydien bémol 7 est le 4e mode de la gamme mineure harmonique, il donne un accord 7#11 (ou 13#11 avec les extensions). Encore une fois, si vous voulez aller plus loin -> Les Fiches d’Identité des Modes.
Comme pour la couleur suspendue de tout à l’heure, il existe un moyen de simplifier les accords 13#11 pour pouvoir les jouer plus rapidement et facilement.
Prenons comme exemple le Bb7 de Canonball. Il joue les notes de Abmaj7#5, ce qui ne facilite pas franchement la réflexion. Par contre, si on laisse de côté la note La bémol, il nous reste les trois notes : Do, Mi, et Sol. Une belle triade de Do Majeur !
Penser les accords 13#11 comme un accord 7 auquel on a rajouté une triade majeure située une seconde majeure au dessus de la tonique est une bonne manière de se simplifier la vie !
Revenons à notre Sixte. La Sixte d’un Bb13#11 est la note Sol. C’est aussi la quinte de la triade de Do. Dans le contexte du blues, où nous jouerions cette note sur Bb7, il est très facile de « pivoter » vers la triade de Do et amener la couleur lydien bémol 7.
Et c’est ce que fait Canonball sur le 3e temps de la première mesure, il se sert de la note Sol, la sixte du Bb7, pour amener la couleur lydien bémol 7 grâce à la triade de Do :
Conclusion
Oscar Peterson, Wes Montgomery et Canonball Adderley nous ont montré dans cet article 3 manières d’utiliser la Sixte sur la grille de blues :
En jouant la gamme blues majeure, en particulier l’opposition 6te – Blue Note
Avec la substitution de l’accord 7 du blues avec un accord 13sus4, en considérant la sixte comme la 7e Majeure de l’accord Maj7 situé un ton en dessous de notre tonique
En substituant le mode mixolydien (l’accord 7) avec le mode lydien bémol 7 (l’accord 13#11), en considérant la Sixte comme la 5te de la Triade majeure située un ton au dessus de la tonique.
Ces différentes manières d’utiliser cette note nous donnent de nouvelles idées à tester sur le blues. Travaillez-les, et vous vous essoufflerez moins rapidement !
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J’ai mis longtemps avant de comprendre les grilles des standards que je jouais tous les jours, et je peux vous dire que cela a eu son lot de handicaps. À chaque fois que je m’enregistrais, je me demandais pourquoi je n’arrivais pas à sonner comme les grands jazzmen que j’écoutais et adorais. Ils semblaient raconter des histoires bien plus riches que les miennes, et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi.
C’était encore plus frappant quand je composais des morceaux, et que je devais écrire des grilles. Mes progressions d’accords étaient juste NULLES par rapport aux morceaux des compositeurs que j’admirais. Cependant, je ne me suis pas découragé et ai finit par déceler un des éléments qu’il me manquait. Ce qui m’a été le plus utile a été d’analyser les grilles de mes standards favoris, de repérer les progressions d’accords qui me plaisaient, les histoires racontées à travers les différentes cadences, etc…
Dans cet article, nous allons apprendre à reconnaître les dominantes secondaires en analysant un standard de jazz. Et, en bonus, je vais vous donner un exemple de leur utilisation afin d’élargir vos possibilités de jeu en improvisation ou accompagnement !
Qu’est-ce qu’une Dominante Secondaire ?
Petit rappel de notions indispensables (vues en détail dans les articles précédents) :
Le contexte : Nous nous trouvons dans le cadre d’un morceau tonal, où l’harmonie navigue entre différents degrés qui forment des cadences.
L’alternance entre le Ve degré et le Ier degré est appelé cadence parfaite, ex : En Do majeur : G7 -> Cmaj7. C’est un chemin harmonique très fort qui fait entendre une tension, puis une résolution au sein d’une tonalité.
Le Ve degré d’une tonalité majeure est un accord 7 (accord à 4 sons, majeur avec une 7ème mineure)
Le Ve degré d’une tonalité mineure est un accord 7b9 (idem, mais à 5 sons, avec une 9ème mineure)
Le Ve degré est appelé accord de dominante en musique savante
Maintenant que nous avons reposé les bases, passons au vif du sujet. Avez-vous déjà été « bloqué » en analysant une grille ? Était-ce en rencontrant un accord de dominante qui n’était pas le Ve degré de votre tonalité?
Par exemple, il est possible de trouver un E7b9 dans une progression d’accords en Do majeur. Pourtant, le seul accord de dominante de cette tonalité devrait être son Ve degré, G7…
Je me suis moi-même longtemps demandé d’où venaient ces accords. Après quelques recherches, j’ai fini par trouver l’explication : Ces accords sont les dominantes des autres degrés de notre tonalité.
Ainsi, au sein d’une tonalité, on peut considérer brièvement les IInd, IIIe, IVe, Ve et VIe degrés comme des Ier degrés et les amener par des cadences parfaites, en les précédant par leurs Ve degrés respectifs. Ce point est crucial, et je veux vraiment que vous le compreniez :
Au sein d’une tonalité, on peut considérer brièvement les IInd, IIIe, IVe, Ve et VIe degrés comme des Ier degrés et les amener par des cadences parfaites, en les précédant par leurs Ve degrés respectifs.
« Mais pour quelle raison ? » Eh bien, cela a pour effet de casser la monotonie des progressions tonales et de faire entendre d’autres couleurs. En effet, ces nouveaux accords contiennent des notes étrangères à notre tonalité, cela enrichit notre harmonie.
Prenons un exemple : Dans une progression en Do majeur, on peut renforcer harmoniquement le second degré (D-7) en l’amenant par sa dominante, A7b9. Cela nous fait sortir de notre tonalité, car A7b9 contient un Do dièse et un Si bémol, deux notes qui ne font pas partie de Do majeur.
Attention, autre point hyper important : ces sorties de route ne durent que le temps du Ve degré, on revient dans notre tonalité de départ avec notre résolution. Si la résolution se vait sur un Ier degré différend de celui de notre tonalité, il s’agit d’une modulation.
Autre exemple : En Do majeur, nous pouvons brièvement considérer G7 comme un Ier degré et l’amener par une cadence parfaite grâce à son Ve degré, D7. Cela nous donne obligatoirement D7 -> G7, et pas D7 -> Gmaj7 (dans le deuxième cas, il y a modulation puisque nous résolvons sur un Ier degré extérieur à la tonalité de Do majeur).
Ces dominantes qui ne sont pas le Ve degré de notre centre tonal, et qui renvoient sur les autres degrés sont appelées dominantes secondaires.
Les Dominantes Secondaires de Do majeur
Nous allons faire un petit jeu pour voir si vous avez bien compris le concept ! Vous allez trouver les cinq dominantes secondaires de la tonalité de Do majeur. Pour ce faire, 3 étapes :
Lister les degrés de la tonalité, sans prendre en compte le VIIe et le Ier
Regarder leurs couleurs, à 3 sons (majeurs ou mineurs ?)
Chercher le Ve degré de chaque accord (qui va être 7 pour les accords majeurs, 7b9 pour les accords mineurs)
Comme on considère les degrés qu’on vient de lister comme des Ier degrés, on peut déduire leurs Ve degrés respectifs en leur ajoutant à chaque fois un intervalle d’une quinte ascendante.
Pour vous aider, voici le Schéma de l’harmonie tonale en Do majeur, (déjà vu dans cet article). Prenez un crayon et de quoi écrire, et trouvez les dominantes secondaires !
Voici les résultats :
ii : D-. +quinte -> A7b9
iii : E-. +quinte -> B7b9
IV : F. +quinte -> C7
V : G. +quinte -> D7
vi : A-. +quinte -> E7b9
Bravo à celles et ceux qui ont tout juste ! Vous pouvez vous entraîner avec une autre tonalité, Fa par exemple. Complétons notre schéma de l’harmonie tonale en y ajoutant ces dominantes secondaires :
Avez-vous remarqué que j’ai indiqué les degrés dans un petit rectangle jaune en dessous des accords ? Si oui, la notation V/ii doit vous intriguer… Dans ce cas précis, elle signifie que l’accord est le Ve degré du iind degré, désignant forcément une dominante secondaire. Par exemple, si on rencontre dans une grille la dominante secondaire du sixième degré de notre tonalité, on la notera : V/vi.
Analyse de la grille d’All of Me
Après avoir lu cet article, quand vous regardez une grille, plus de raisons de se dire : « Mais d’où sort cet accord 7 ? Ce n’est pas le Ve degré… Au secours !!«
Pour en être sûr, nous allons en analyser une ensemble. Pour ce faire, il faut :
En déduire les 7 degrés de la tonalité, et les organiser sur un schéma.
Chiffrer les accords de notre grille à l’aide de notre schéma
Si jamais vous décelez un accord 7 suspect -> référez-vous aux dominantes secondaires des degrés de la tonalité
Analysons maintenant ensemble un morceau super connu : All of Me
Déterminons en premier lieu sa tonalité. Nous cherchons le centre tonal, donc un accord majeur ou mineur, se trouvant dans les fins ou débuts de parties…
Aux premières mesures des A, on a un accord de Cmaj7. Nous pourrions dire que notre tonalité est Do majeur, mais pour autant, ne tirons pas de conclusions hâtives. Dans le cas du standard Just Friends, nous nous retrouvons devant le même constat, mais le morceau est en Sol majeur ! Regardons la fin de notre grille. On voit très clairement une cadence parfaite en Do majeur, un ii -> V -> I : D-7 -> G7 -> Cmaj7. Là, il n’y a plus trop de doutes à avoir, notre tonalité est Do majeur.
Donc, reprenons notre schéma de l’harmonie tonale adapté à notre tonalité, et voyons de quoi notre grille est faite :
(Je vous remets la grille ci-dessous)
Plusieurs accords correspondent, l’harmonie navigue entre le Ier, le iind, le IVe, le Ve degré… Mais plusieurs accords ne sont pas sur le schéma ! Analysons ensemble le premier A.
Première et deuxième mesures, Cmaj7 est notre Ier degré, nous ne sommes donc pas perdus. À la troisième mesure, le E7b9 ne fait pas partie de notre tonalité. Je vous le donne dans le mille, c’est une dominante secondaire. De quel degré ? Référons nous à notre schéma :
E7b9 est le V/vi, le cinquième degré du sixième degré. L’harmonie est tendue, l’élastique demande à être relâché avec une résolution sur le sixième degré.
Est-ce que cette résolution arrive ? Et c’est là où beaucoup de gens vont se tromper, regardez la grille :
L’accord de la 5e mesure est un A7b9. Si on avait résolu la tension du E7b9, on aurait atterri sur A-7 (reportez vous au schéma). D’où sort ce A7b9 dans ce cas ? ENCORE UNE DOMINANTE SECONDAIRE. De quel degré ?
Si vous avez répondu le second, c’est gagné. En enchaînant ce deux tensions, le compositeur tend une nouvelle fois l’élastique. Résout-il pour autant cette tension ?
Oui ! On arrive sur notre second degré, tout va bien, la cadence est parfaite. Enfin, ne nous méprenons pas, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant d’arriver à l’apaisement total, l’endroit où nous sommes stationnés n’est pas le Ier degré de notre tonalité…
Comprendre la subtilité des dominantes secondaires permet d’enrichir considérablement les progressions d’accord, de diriger l’auditeur vers un véritable voyage harmonique, avec des péripéties, des étapes plus stables… Prendre conscience de tout cela permet d’organiser un solo ou de composer une ligne mélodique cohérente par rapport à l’harmonie, c’est donc indispensable pour tout jazzman.
Je vous laisse analyser le reste de la grille en ayant cela en tête, vous verrez, c’est assez similaire.
Bonus : Un exemple de réharmonisation utilisant les Dominantes Secondaires
Insérer artificiellement des dominantes secondaires aux endroits où elles ne devraient pas se trouver est un procédé courant chez les grands jazzmen. Je vais vous en donner un exemple qui va enrichir cotre vocabulaire sur un standard en particulier : Autumn Leaves.
Prenons les 4 premières mesures. Pour les besoins de l’exercice, on va considérer que ces mesures sont dans une tonalité de Si bémol majeur.
Prenons notre schéma, en Si bémol majeur :
Analysons maintenant nos 4 mesures. Je vous laisse le faire avant de regarder ma propre analyse, c’est très rapide et pas compliqué.
Maintenant vous avez sans doute remarqué qu’on passe du Ier au IVe degré sans aucune cadence. Et si on utilisait une dominante secondaire pour annoncer ce IVe degré ? De quel accord s’agirait-il ?
Il s’agirait de Bb7. Voici donc notre grille, réharmonisée avec l’ajout de cette dominante secondaire :
En plus de créer un joli mouvement de voix entre les accords Bbmaj7 et Bb7, cette réharmonisation tonicise le IVe degré et donne une sensation de résolution agréable. Nous n’enchaînons plus bêtement le Ier et le IVe degré, nous avons l’impression de les lier entre eux.
Je ne sors pas cet exemple de nulle part, je l’ai entendu joué par de grands jazzmen. En voici quelques preuves :
À exactement 0’44
À exactement 3’00
À exactement 1’11 et 1’22. Barron choisit même de jouer le V/IV sur toute la troisième mesure du A.
Conclusion
Vous savez maintenant reconnaître les dominantes secondaires dans les grilles de vos standards préférés et avez même une idée de vocabulaire en plus sur la troisième mesure d’Autumn Leaves. À partir de maintenant, à chaque fois que vous aurez la grille d’un standard sous les yeux, prenez un petit temps pour la comprendre, et même trouver des endroits où l’enrichir, en approchant le IVe degré comme pour Autumn Leaves par exemple… (Petit tip : ça marche très bien sur All The Things You Are).
Mais il vous reste encore beaucoup à apprendre des grilles de jazz. Par exemple, saviez-vous qu’on peut précéder une dominante secondaire d’une sous-dominante secondaire ? Pour en apprendre plus sur cet outil (et beaucoup d’autres) et obtenir des exercices pour les intégrer directement à votre jeu, procurez-vous mon cours complet Harmonie Jazz : de la Théorie à lmprovisation. Toutes les infos sont sur cette page :
Il y a deux façon d’aborder le jazz : La première ? En faisant tout d’oreille. La seconde ? En utilisant des partitions et des grilles. Dans cet article, nous allons nous concentrer sur la deuxième possibilité en nous focalisant sur un point spécifique : l’analyse de grille. En effet, il ne suffit pas de savoir déchiffrer les accords écrits sur une partition pour bien jouer. Il faut aussi comprendre les relations qu’ils entretiennent les uns par rapport aux autres. Et cela nécessite un petit travail d’analyse.
Beaucoup de musiciens voient l’analyse de grille comme quelque chose de compliqué et d’abstrait, qui pourrait « tuer » la créativité et la spontanéité… Au contraire ! Cela multiplie les capacités de jeu. L’analyse permet notamment de :
Bien comprendre la trame harmonique du morceau
Visualiser les différentes cadences contenues dans les carrures
Savoir quels modes jouer sur les accords qui se succèdent
Autrement dit :
Analyser une grille permet de saisir l’histoire que raconte l’harmonie du morceau, ses différents rebondissements à travers les tensions et les relâchements définis par l’alternance des accords. Cette analyse permet de choisir les bons modes à jouer, avec les bonnes altérations, voire même de les substituer par d’autres, plus ou moins sophistiqués. Incontournable, donc, quand on veut réharmoniser des passages d’un morceau.
Pour jouer du jazz comme les plus grands, c’est un passage obligé ! Mais, promis, ce n’est pas aussi compliqué qu’il n’y paraît… Je vais même vous présenter un outil qui clarifie les choses. Commençons par découvrir le fonctionnement de l’harmonie grâce à quelques notions théoriques sur la tonalité.
L’Harmonie tonale
Nous allons nous intéresser dans un premier temps aux morceaux à tonalités majeures (l’harmonie mineure sera traitée dans un prochain article).
Qu’est-ce qu’un morceau tonal ?
Un contexte tonal se définit par la succession de différents accords dans notre harmonie. Cette succession va créer de la tension ou du relâchement harmonique par rapport à une référence que l’on appelle le centre tonal. Cette suite d’accord suit une série de règles, de codes, et forme ce qu’on appelle des cadences.
Concrètement, prenons un morceau dont le centre tonal serait Do majeur. Des accords vont se succéder, et vont sonner de façon plus ou moins tendus harmoniquement par rapport à notre centre tonal, Do. L’accord de Do majeur sera le plus stable, et tout ce qui gravitera autour créera plus ou moins de tension harmonique qui voudra se résoudre en retombant sur cet accord.
Imaginez que l’harmonie est comme un élastique, si on le tend, il devient instable et veut absolument revenir à son état normal.
La Gamme Majeure et ses Degrés
Les accords que l’on trouve dans une progression ne sont pas pris au hasard, ils sont construits à partir des différents degrés d’une gamme. Ce n’est pas n’importe quelle gamme non plus ! Elle part d’un centre tonal, et sera soit majeure, soit mineure. On parle alors de morceaux majeurs, ou mineurs.
Clarifions cela à l’aide d’un exemple : Gardons comme tonalité Do majeur. On part de notre centre tonal, soit Do, et on écrit une gamme majeure. Il suffit maintenant d’assigner un degré à chacune de ses notes :
Pour trouver les accords de notre morceau, on empile des tierces sur ces degrés. On ne choisit pas les notes à empiler au hasard, il faut utiliser uniquement les notes de notre gamme majeure !
Les accords induis sont soit majeurs (avec une tierce majeure), soit mineurs (tierce mineure), soit diminués (tierce mineure et quinte diminuée).
Petit point notation : J’utilise la notation américaine dans cet article, donc tous les degrés majeurs (avec une tierce majeure dans leur accord) seront écrits en chiffres romains, et les degrés mineurs (avec une tierce mineure dans leur accord en lettres minuscules, suivant la logique des chiffres romains. Ex : le Quatrième degré majeur se notera IV, et le sixième degré mineur vi.
Mais avant d’aller plus loin, arrêtons nous sur deux notes particulières et qui peuvent poser problème :
La septième. Elle est située à un demi ton de la tonique de la gamme majeure, donc de la note la plus stable dans notre tonalité. Cette note est donc extrêmement instable et tout accord à trois sons qui l’utilisent créent de la tension harmonique (elle tend l’élastique !).
La quarte. Elle est entre la tierce et la quinte, deux notes très stables par rapport à la tonique. Elle est moins instable que la septième, mais les accords qui l’utilisent créent tout de même de la tension harmonique.
Tout cela va nous permettre de classer nos accords par familles, selon qu’ils tendent ou pas l’élastique et à l’aide de quelle note instable (la septième ou la quarte?).
Cela nous donne ce schéma :
Les trois Fonctions
Le schéma ci-dessus nous présente trois familles, qui vont déterminer trois fonctions harmoniques.
Fonction d’un accord : Ce à quoi il sert par rapport à la tension harmonique. Tend-il l’élastique ? Ou le détend-il ?
Voici la même schéma, mais avec les fonctions et les degrés de nos accords :
Remarquez que le 3e degré est ambigu : Il contient deux notes stables par rapport au centre tonal, et une note instable ! En Do majeur, il contient Mi et Sol. Elles sont toutes les deux dans notre accord de premier degré, et donc sont par conséquent très stables. La 3e note est le Si, la septième de la gamme de do majeur, une de nos notes instables… C’est pour cela que ce 3e degré chevauche la fonction tonique et la fonction dominante dans mon schéma.
Le 7e degré est lui aussi spécial : il contient la septième, et la quarte de notre gamme majeure (en Do le Fa et le Si) ! Ce sont les deux notes qui posent problème, l’élastique est ici tendu à son maximum est veut à tout prix qu’on le relâche.
Bien, maintenant que les bases théoriques sont posées, découvrons à quoi cela va nous servir concrètement !
Une approche nouvelle de l’harmonie tonale
Les Cadences
Si je me suis amusé à réaliser un joli schéma, c’est que le côté visuel nous intéresse. Des américains ont d’ailleurs basé une application là-dessus, qui s’appelle Mapping Tonal Harmony. Ce schéma (ou cette carte comme dans l’appli) nous permet de visualiser concrètement les relations entre les différentes fonctions à l’intérieur de la tonalité.
Reprenons notre schéma précédent en liant cette fois, les différentes fonctions entre elles. On appelle cela des cadences :
Dans cet article on va se concentrer sur seulement trois cadences, les 3 principales :
La cadence parfaite, V ou viib5 -> I (fonction dominante -> fonction tonique)
La cadence plagale, IV ou ii -> I (fonction sous-dominante -> fonction tonique)
La demi-cadence, V -> ?(fonction dominante qui ne résout pas vers le Ier degré)
Au sein de la cadence parfaite, il est possible de préparer la tension du Ve degré avec un accord de fonction sous-dominante, souvent le iind degré. On a alors ii -> V -> I, le ii V I tant utilisé en jazz !
Les Modes
Nos degrés et nos cadences sont désormais inscrits sur notre schéma. Ainsi, lorsque nous analyserons une grille, nous pourrons visualiser le chemin harmonique à emprunter. Par exemple, terminer ses phrases à la fin des cadences parfaites… Reste à savoir quelles notes utiliser pour notre improvisation !
Pour ce faire, il suffit de relier notre grille aux modes, la base des phrases et des voicings dans le jazz. Ici, nos degrés sont issus de la gamme majeure. Et quelle chance, vous connaissez les modes issus de la gamme majeure (mais si rappelez vous, vous avez lu mon article sur le sujet!!).
Ce qui veut dire que nous n’avons pas besoin de nous casser la tête. Il suffit d’assigner à chaque degré de notre schéma le mode qui lui convient :
Maintenant, quand nous rencontrerons une nouvelle grille, nous saurons instantanément quel est le bon mode à jouer. Pratique, non ?
Outre le fait de mieux visualiser les cadences et les modes, l’intérêt d’un schéma comme celui-ci est, en le complexifiant un peu comme on le verra dans les prochains articles, de pouvoir visualiser toutes les possibilités de réharmonisation qui s’offrent à nous. Pratique quand on compose, mais aussi beaucoup quand on joue et accompagne. Tous les pros réharmonisent les progressions d’accord, même de manière très légère… Je vais vous en donner un exemple à la fin de l’article.
Exemple d’une Analyse de grille
Petit aparté sur la méthode pour trouver la tonalité d’un morceau
Partons du principe que vous avez la grille sous les yeux. La plupart des gens vous diront : « Regarde les altérations à la clé« , ou « Regarde le premier accord de ta grille« , ou « Regarde le dernier accord du morceau« . Ce n’est pas faux, mais ça ne marche pas à tout les coups.
Ce qui marche, c’est de combiner plusieurs astuces, et, surtout, de savoir ce que l’on recherche.
La tonalité du morceau va être donnée par notre premier degré, majeur ou mineur. Donc pas d’accords 7, mineur 7, mineur 7 bémol 5… Ce que l’on cherche, c’est uniquement pour les premiers degrés majeurs : des accords majeurs à trois sons basiques, ou des accords 6, ou maj7. Pour les premiers degrés mineurs : des accords mineurs à trois sons basiques, ou min 6, ou min-maj7.
Dans notre grille, il y a des endroits clés où on est quasiment sûrs de trouver ce premier degré. Ces endroits sont :
La toute fin du morceau, le dernier accord que l’on va plaquer avant les applaudissements du public
Les fins de parties, qui généralement comportent des cadences qui évoluent vers le premier degré. Ex : Dans un morceau AABA, les deux dernières mesures des 2e et dernier A contiennent très probablement le 1er degré.
Faites confiance à votre oreille, et à l’accord qui vous semble le plus stable, c’est généralement notre premier degré.
Analyse de Down by the Riverside
Pour notre exemple d’analyse, on va prendre un morceau peu complexe harmoniquement, comme un negro spiritual ou un morceau gospel.
Prenons Down by the Riverside.
En voici la grille. Saurez-vous trouver sa tonalité ?
Ce morceau est ici en Do majeur. Analysons sa grille maintenant. En comparant avec notre schéma, nous pouvons constater que nous restons dans notre tonalité de Do majeur, et que les accords qui se succèdent sont les Ier, IVe et Ve degrés de notre tonalité. Inscrivons les cadences, et les modes à jouer sur chaque accord.
Nous voilà déjà plus avancés qu’auparavant ! On a une meilleure idée de l’endroit où chaque accord veut nous emmener, et on peut organiser notre solo par rapport à cela, c’est à dire démarrer et finir nos phrases en fonction des cadences. Rapide exemple avec le premier A :
Voici le même exemple avec l’analyse en surlignage :
Petit aparté : Les plus attentifs auront remarqué une petite approche chromatique sur le « et » du 4e temps de la 4e mesure, le La # qui va vers le Si de la mesure suivante. Cette note ne fait en effet ni partie du mode ionien, ni du mode mixolydien, elle est en fait issue du blues.
Si vous avez lu mon EBOOK « Les Fiches d’Identité des Modes« , vous avez sans doute remarqué que ma seconde phrase est celle que j’ai repiquée de Louis Armstrong dans Cheek to Cheek. Elle sert d’exemple pour le mode Ionien dans le livre, qui comporte encore beaucoup d’autres phrases et voicings de ce type pour 14 modes importants dans le jazz.
Si certains d’entre vous ne vous êtes toujours par procuré cette ressource que je mets à disposition gratuitement, je vous invite à le télécharger en cliquant ci dessous :
Souvenez-vous, au début de l’article, je mentionnais la possibilité de réharmonisation d’une grille. Peut-être vous êtes-vous dit que cela devait être quelque chose de compliqué ? Un truc de pianiste ? Qu’il fallait avoir lu 3 bouquins de théorie pour pouvoir le faire ? Et pourtant… si je vous dis que l’on peut réharmoniser Down to the Riverside, juste pour le plaisir, dès maintenant, grâce à notre schéma ?
Je ne vais pas tenir compte de la mélodie pour cet exemple, mais quand vous faites une réharmonisation d’un morceau, PRENEZ TOUJOURS EN COMPTE LA MÉLODIE ! (Ça permet d’éviter les clashs harmoniques…)
Je vais vous donner deux petites recettes qui marchent bien :
On peut préparer une cadence parfaite avec un accord de sous-dominante. Pour une progression : V -> I, insérer un ii (ou un IV) avant le V ce qui donne : ii – V -> I
On peut mettre une cadence plagale ou une cadence parfaite entre deux fonctions toniques, s’il n’y en a pas déjà. Par exemple, si on a une longue plage d’un Ier degré, on peut insérer des IVe degrés ou Ve degrés à l’intérieur, du moment qu’on revient sur le Ier degré à la fin
Sachant cela, revenez en arrière et regardez à nouveau notre grille. Voyez-vous des longues plages de Ier degré ou des cadences parfaites qui ne seraient pas préparées de sous-dominantes ?
Personnellement… J’en vois ! Je vous donne un exemple de réharmonisation :
Bon mais à quoi cela peut-il nous servir, à part nous compliquer la vie ? Eh bien, vous pourriez improviser ou accompagner sur cette grille de manière simple, basique, sans utiliser notre réharmonisation. Ou vous pourriez utiliser nos changements et faire entendre de nouvelles couleurs… Je vous donne un exemple :
Avec l’analyse en surlignage :
Ce qui marche particulièrement bien, de mon point de vue, c’est de préparer les cadences parfaites à l’aide d’accords de sous-dominante. Cela fait entendre d’autres notes que les Tonique, Tierce et Quinte… On s’éloigne de l’esthétique New Orleans pour arriver vers le Be-Bop, où ce genre de réharmonisations est monnaie courante.
Conclusion
Dans cet article, vous avez eu l’occasion d’en apprendre plus sur :
La tonalité et son fonctionnement ;
Mon schéma de l’harmonie tonale, un outil pratique qui permet de visualiser tout ce dont on a besoin pour analyser une grille ;
L’analyse de grille, comment faire et à quoi ça sert concrètement ;
La réharmonisation et quelques astuces pour faire entendre de nouvelles couleurs sur une grille.
Maintenant, c’est à vous de jouer. Reproduisez la carte sur un papier chez vous (ou procurez-vous l’appli dont je me suis inspiré), et analysez un negro spiritual ou un morceau de New Orleans, quelque chose de peu complexe harmoniquement pour commencer. Ensuite, essayez de le réharmoniser, pour faire entendre de nouvelles couleurs. Je suis curieux d’entendre le résultat, partagez-le avec moi en m’envoyant un mail à l’adresse : louis@jazzcomposer.fr, ou laissez un commentaire en bas de cette publication.
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Alors, avez-vous composé un blues depuis la dernière fois? Si non, pas de panique, cet article devrait vous inspirer d’avantage.
Dans la partie 1 nous avions vu les différentes formes que peut prendre la mélodie d’un thème de blues, ainsi que les différentes grilles qu’on peut utiliser, de la grille basique à celle qu’on joue le plus aujourd’hui, dérivée de la grille be-bop.
Dans cet article, nous allons aller encore plus loin et analyser nos morceaux en profondeur. Ce, toujours dans le but d’enrichir notre créativité et composer de meilleurs morceaux.
Commençons par parler des gammes à partir desquelles on peut construire notre thème.
LES 3 GAMMES LES PLUS IMPORTANTES
Dans la partie 1, nous nous étions quittés sur l’harmonie des grilles. Mais pour commencer à écrire notre thème, il est crucial de déterminer les notes qui vont constituer notre mélodie!
Pour ce faire, on va utiliser des gammes spécifiques. Pourquoi? Pour se restreindre à quelques notes qui sonnent bien entre elles au lieu de les avoir toutes à disposition et ne pas trop savoir quoi en faire… Comme pour les grilles, il existe plusieurs niveaux de sophistication dans les gammes à utiliser. Le premier niveau quand on parle de blues, c’est bien sûr…
La gamme blues.
La gamme blues basique est précisément une gamme mineure. C’est une gamme pentatonique mineure à laquelle on a rajouté une dissonance, la #11 (ou b5) :
On appelle cette fameuse note blue note. Cette gamme est utilisée par absolument tout le monde quand on veut donner un côté bluesy à nos phrases. C’est en quelques sortes l’essence du blues. Le thème de Blues for Miles, vu dans la partie 1 utilise cette gamme :
Sonny Rollins l’utilise presque exclusivement dans Sonnymoon For Two :
Il est aussi possible de bien l’entendre dans Bag’s Groove de Milt Jackson.
La gamme blues mineure nous donne déjà une piste, mais que peut-on utiliser d’autre? Si je vous dit qu’il y a une gamme blues mineure, vous pouvez en conclure qu’il existe aussi une gamme blues… majeure.
La Gamme Blues Majeure
La gamme blues majeure contient les mêmes notes que la gamme blues mineure, seule la note de départ diffère. Partons d’une gamme blues mineure. La manipulation à faire est de prendre sa deuxième note et la réécrire à partir de là. On avait plus haut la gamme blues mineure de Do, si on reprend toutes ses notes et qu’on décide de la réécrire par le Mi bémol (deuxième note en partant du Do, donc), on obtient la gamme blues majeure de Eb. Do mineur blues : Do mi b fa fa # sol si b -> E b mineur blues : E b fa fa # sol si b do Pour voir si vous avez bien compris, petit test. De quelle gamme blues mineure est tirée la gamme de DO blues majeur?
(De la gamme de LA blues mineur. La mineur blues : La do ré ré # mi sol la -> Do majeur blues : Do ré ré # mi sol la do)
Cela implique que la Blue note change de place dans la gamme et se retrouve sur un autre degré, la #9.
Ça nous permet notamment d’expliquer pourquoi les accords 7#9 ont un côté si bluesy, et donc justifie de manière théorique leur utilisation pratique par nos collègues pianistes ou guitaristes…
Tout ça c’est bien beau sur le papier, mais est-ce qu’on trouve une trace de la gamme blues majeure dans la vraie vie ? Et bien mille fois oui, l’usage de cette nouvelle gamme est approuvé par nul autre que Miles Davis avec son blues Down :
Clifford Brown approuve aussi avec Sandu :
Et Herbie Hancock avec Watermelon Man :
Herbie fait même preuve d’une inventivité hors du commun! Tout son Watermelon Man est basé seulement sur la gamme blues majeure. J’aurais aussi pu mentionner Tenor Madness, ainsi que beaucoup d’autres blues encore. Mais ce serait vous gâcher le plaisir de les chercher à votre tour!
J’aimerais maintenant vous parler d’une dernière gamme, que j’aime beaucoup. Piochons du côté des boppers, chez Rollins ou Monk par exemple. Cette influence va nous apporter un degré supérieur dans la richesse harmonique grâce à l’ajout de chromatismes. Je vous présente :
La gamme Be-Bop
La Gamme Be-Bop est une gamme construite à partir du mode Myxolydien, le 5e mode de la gamme majeure, le mode de base pour jouer sur des accords 7, pratique sur un blues donc! On a rajouté au mode une note étrangère : la septième majeure. Cette gamme est appelée Be-Bop « dominante » car elle est traditionnellement jouée sur un accord 7, impliquant un Ve degré.
Elle a été popularisée par les boppers car sa forme octotonique (8 notes) permet aux phrases en croches ou en doubles de ne pas paraître « décalées ». C’est-à-dire que les notes importantes tombent bien aux bons moments dans la mesure (voir plus bas sur le placement). Il existe d’autres gammes Be-bop jouées sur d’autres degrés (gamme be-bop majeure, mineure…). Voilà notre dernière gamme utilisée par Monk dans Blue Monk :
Monk utilise ici la gamme be-bop de Fa, dans le contexte d’un blues en Si bémol, c’est donc la gamme be-bop du Ve degré. La logique voudrait qu’on utilise la gamme be-bop de Fa sur un accord de F7. Monk le fait d’ailleurs très bien quand on arrive sur les 9e et 10e mesures de son thème. Mais il utilise aussi cette gamme sur les accords de Bb7, ce qui est étrange car les notes de la gamme be-bop de Fa induisent une autre couleur. F7 étant le Ve degré par rapport à notre tonalité, Bb, on se retrouve avec une sorte de retard harmonique, inclus directement dans la mélodie. Étrange donc, mais fait en connaissance de cause. Évoquer un Ve degré sur un Ier degré est monnaie courante en musique savante, et ce depuis des siècles. Monk se réapproprie ici le procédé avec le langage des boppers, et ce genre de petits effets harmoniques est toujours bon à prendre.
Ces trois gammes nous ouvrent déjà beaucoup de possibilités, c’est pourquoi on va s’en tenir ici pour ce point spécifique. Je vous encourage à expérimenter de votre côté, car on peut s’amuser avec beaucoup d’autres choses, comme la gamme par ton par exemple (Déjà fait et brillamement par Lee Morgan dans son blues Our Man Higgins).
À l’aide de la partie 1, on a une forme mélodique, une grille d’accords, puis maintenant des gammes pour les notes de notre mélodie… Il ne nous manque qu’une seule chose, mais laquelle?
LA PIÈCE MANQUANTE : LE RYTHME
Le rythme tient une place prépondérante dans le jazz. Comme le dit cette citation attribuée aussi bien à Leonard Bernstein qu’à Bill Evans :
« Il n’y a que 3 choses d’importantes en musique : le rythme, le rythme, et le rythme. »
Pour que notre composition sonne il faut y attacher autant d’importance (voire plus) qu’à l’harmonie. Intéressons-nous aux différentes choses qui font qu’une phrase sonne bien, rythmiquement parlant.
Mettre les notes cibles des accords sur les temps en écrivant des croches.
Il faut mettre nos notes cibles (les 4 notes de la tétrade de l’accord sur lequel on se trouve) aux bons endroits par rapport aux temps/contretemps. Ce, spécialement quand on écrit des croches, car des notes tombent aussi bien sur les temps que les contretemps, et il est facile de tout écrire « à l’envers ». Démonstration avec la gamme Be-Bop de Do : (et une phrase que vous connaissez sûrement…)
Sur un accord de C7, les notes cibles sont donc : Do mi sol Si b. Ici, elles sont sur les temps, tout va bien, ça sonne, c’est Jazz.Si on place notre phrase à l’envers :
Les notes cibles, entourées en bleu, sont sur les contretemps. En chantant la phrase avec le 2 et 4, la phrase sonne bizarrement, les notes ne semblent pas à leurs places. Il faut donc attacher une importance capitale à ce paramètre, sans quoi notre écriture rythmique sera un échec, ce qui serait fâcheux.
Il est très important de créer de la surprise rythmique en anticipant ou retardant des parties de nos phrases, donc : Syncoper le rythme.
Et spécifiquement en mettant des notes cibles… Sur les contretemps. Allons bon, je viens de vous dire de faire le contraire quelques lignes plus haut?!
La base, c’est d’écrire les notes importantes sur les temps, afin de ne pas avoir de décalage, mais on ne peut pas écrire que comme ça. Écrire ou jouer seulement des croches, en partant et finissant sur les temps à chaque fois serait plus ou moins… Monotone! On peut utiliser consciemment le décalage créé par une note cible qu’on choisit d’accentuer fortement sur un contretemps. Appuyer cette note, qui n’est pas « à sa place » créé un effet de surprise rythmique.
Ce procédé est un des piliers rythmiques du Swing, écoutez du Count Basie par exemple, tout en prêtant attention à ce paramètre. Sandu nous en apprend plus sur ces syncopes, car Clifford Brown parvient à mixer à merveille notes des accords sur les temps (entourées en bleu) et syncopées (entourées en rouge) :
Ce thème nous montre parfaitement la mixité qu’on peut trouver entre notes cibles syncopées et notes cibles sur le temps. Remarquez que la « règle » pour éviter les décalages que j’ai énoncée plus haut est respectée. Mesures 6 et 8 par exemple, Brown écrit deux fois la même phrase, qui est composée d’une gamme pentatonique mineure de Eb descendante. Toutes les notes importantes sont sur les temps! Dans la gamme pentatonique mineure, les notes les plus importantes sont la tonique, la quinte et la tierce. Ici, Eb, Bb et Gb, exactement ce qui tombe sur les temps dans ces deux phrases. Enfin, pas exactement, car Brown anticipe le premier Eb en le faisant commencer sur le « et » du premier temps, syncopant et créant de la surprise dans son phrasé.
C’est un très bon exemple de ce deuxième point, que je trouve extrêmement important. Ce sont les syncopes qui vont maintenir l’énergie rythmique de notre thème.
Les temps forts, points de repères et d’ancrage de notre thème
En jazz, les temps les plus importants sont les 2e et 4e. Ce sont ceux sur lesquels on tape des mains et sur lesquels un élément de la batterie, le Charleston, se concentre. Mettre une pêche sur un 2 ou un 4 ou accentuer ces temps dans une mélodie est donc bienvenu. Démonstration avec Sandu encore :
On voit bien dans cet exemple que Brown est bien conscient de ce paramètre. Dans les 5e et 7e mesures, rythmiquement similaires, une grosse emphase est faite sur le 4etemps, ancrant la phrase aux temps forts et renforçant la cohésion de la mélodie par rapport au jeu du reste du groupe (qui joue principalement des noires en accentuant le 2 et 4, à l’image de la contrebasse avec la Walking bass) Sur les 9e et 10e mesures du thème, la rythmique va même arrêter son accompagnement pour ne marquer que les 2e et 4e temps. Ça montre encore une fois l’importance de prêter attention à ces temps forts, aussi bien dans l’improvisation que la composition.
Voilà pour les 3 points sur le rythme. Faire bien attention au rythme lors de la phase de composition doit être primordial. Négliger l’harmonie de la mélodie et rester sur une note n’est pas un problème si le rythme est intéressant (One note Samba en est la preuve).
Nous avons maintenant toutes les clés en mains pour écrire un chouette thème qui sonne bien comme il faut. Mais n’avez-vous pas l’impression d’avoir oublié quelque chose?
Au moment de jouer notre thème, nous allons avoir besoin d’une section rythmique. Bien sûr, leur partie pourrait être jouée de façon tout à fait basique mais, comme Clifford Brown nous l’a montré avec Sandu, la rythmique peut interagir avec des éléments du thème pour les mettre en valeur. Et ce serait très dommage de s’en priver!
Sandu est un bel exemple de mises en place rythmique très utilisées en jazz. Ces interventions « bonus » sont très classes à écouter car on constate alors toute l’étendue de l’interaction possible entre le thème et la rythmique. Entendre un groupe qui utilise ce paramètre est très agréable, il est donc très important d’inclure ce paramètre dès la phase d’écriture !
LA CERISE SUR LE GATEAU : LES INTERVENTIONS DE LA RYTHMIQUE
Avant déterminons le style dans lequel on veut que notre mélodie évolue. C’est d’ailleurs une des premières choses à faire puisque le style du morceau influera grandement sur le rythme de notre mélodie. En effet, la métrique et la décomposition du temps vont varier selon les styles. Par exemple :
Un blues typé Afro-Cubain aura une métrique en 12/8 et une décomposition du temps en 3 croches égales.
Un « Binaire » (ex : Watermelon Man ou Sidewinder) aura une métrique en 4/4 et un temps divisé en deux croches égales.
Un autre, plus Swing aura une métrique à 4/4 et une décomposition du temps en deux croches… inégales.
Intéressons-nous au dernier point : le Swing.
Il est possible de quantifier l’inégalité des croches en indiquant en haut de partition ce symbole :
Cette écriture parle d’elle même. Il faut écrire deux croches (sensées sur le papier durer de manière égale) là où en réalité on veut entendre unenoire et une croche de triolet. Donc une première croche un peu plus longue que la deuxième, ce qui au final donne un débit chaloupé. C’est d’ailleurs ce balancement qui donne le mot anglais to swing.
Le débit en triolet est une des choses qui définit le swing, mais il ne faut pas en conclure qu’il est « figé » par cette formule. En réalité il est possible de mettre plus ou moins de triolet dans ses croches, de détendre un peu son débit. Le jeu de Chet Baker en est une bonne démonstration. En New Orleans par exemple, la décomposition se rapproche beaucoup du binaire, avec un balancement comme en swing mais beaucoup moins marqué. C’est aujourd’hui bien représenté par la musique de Charlier/Sourisse :
Ayant cela en tête, intéressons-nous maintenant à ce que va faire notre rythmique. Il existe deux manières de la faire interagir avec le reste du groupe :
en jouant/Soutenant le thème
en lui répondant/Contrepointant le thème.
La rythmique en soutien du thème
Dans ce premier cas la rythmique joue tout ou partie du thème. Voici un exemple chez Rollins avec Sonnymoon for two :
Je suis sûr que vous avez déjà joué un morceau dans lequel la rythmique est amenée à soutenir une partie du thème. Si vous pensez à Billie’s Bounce, c’est gagné. On entend bien ce procédé dans la version de Red Garland :
Écrivons la partie de la rythmique en dessous du thème :
Les parties entourées en bleu sont celles où la rythmique va soutenir la mélodie. Il est maintenant facile de voir que les deux voix sont homorythmiques, parfait pour accentuer des parties du thème.
Choisir de faire jouer la rythmique en soutien du thème est donc la première option à considérer.
Qu’en est-il de la deuxième?
La rythmique en contrepoint du thème
« Contrepoint » est un mot associé à la musique savante et en particulier au baroque, mais je pense qu’il peut être employé dans notre cas. À la base, on désigne deux voix comme étant contrapuntiques car elles s’entremêlent et se répondent de manière mélodique et rythmique, en opposition à un accompagnement standard. Il est possible de le faire en jazz, et cela donne des effets intéressants. Par exemple, les 8 dernières mesures de Watermelon Man :
Les parties en bleu correspondent à des marquages qui ne sont pas en homorythmie avec la mélodie, et en même temps l’accompagnement a bien des mises en place. C’est un exemple de contrepoint de la rythmique qu’on trouve très couramment.
J’ai par ailleurs entouré en rouge un endroit où la rythmique s’arrête complètement. C’est un autre exemple de réponse, et le morceau D Natural Blues de Wes Montgomery nous le montre de manière plus évidente :
Ces stops time sont aussi très courants. Ils ont pour effet de mettre en lumière tout un pan du thème, que l’on souhaite accentuer.
Pour en finir avec ce point, écoutez le début de Blues on Sunday de Joshua Redman :
Joshua Redman laisse ici un Fill de basse improvisé. Réserver un espace à des endroits stratégiques de son thème est très efficace. Insérer des fills de basse, batterie ou piano par exemple donne une sensation de dialogue entre la rythmique et les solistes.
Écrire pour la rythmique est donc aussi une grosse part de la composition. La laisser accompagner en mode IReal pro nous ferait manquer de belles occasions d’accentuer naturellement des parties de notre thème.
CONCLUSION, APPLICATION DES PROCÉDÉS
En résumé, choisir de composer un blues c’est explorer et prendre conscience de l’importance de nombreux éléments fondamentaux en musique et plus particulièrement en jazz. À savoir le choix de la forme de la mélodie, elle même constituée de différente gammes s’adaptant à l’harmonie. Les choix rythmiques qui doivent se penser en connexion avec le placement et le phrasé du thème. Et bien sûr, écrire en se projetant dans une situation de live, ou la rythmique, bien plus qu’un accompagnement, pourra faire partie intégrante du morceau en interagissant avec la mélodie.
Voici un dernier blues, que j’ai composé pour l’occasion en reprenant les procédés vus lors de ces deux articles :
Le voilà annoté :
Forme de la mélodie : c’est un Question Question Réponse basique, sans changements au niveau des deux questions.
Harmonie de la grille : C’est une grille de blues jazz normale, je préfère que le #IVe degré diminué mesure 6 dure deux temps comme dans la version bop. Certains accords sont anticipés à cause des mises en places, et on a une petite approche chromatique sur la pêche de début de grille (A7 -> Bb7).
Harmonie de la mélodie : J’utilise les deux gammes blues dans les Questions : au début la mineure puis la majeure en fin de phrase. Pour la réponse j’utilise la gamme Be-Bop dominante de F7 (le Ve degré de Bb).
Rythme de la mélodie : Les fins des phrases sont souvent anticipées, et les débuts souvent sur le « et » du 4e temps (notes entourées en rouge). Les deux premières notes de mes Questions sont syncopées.
Partie de la Rythmique : J’ai ajouté des mises en places et stops, le dernier avec la résolution sur le premier degré est placé différemment pour mettre une emphase sur la fin du thème.
Voilà, c’est déjà la fin de cet article. J’espère que vous l’avez aimé, et l’avez trouvé utile.
Maintenant c’est à vous d’agir, de réutiliser ce que vous avez appris ou revu dans ces deux articles pour composer à votre tour ou améliorer vos compositions déjà existantes.
Faites-moi part de vos retours via l’espace commentaire ou l’onglet contact du site. Envoyez-moi vos thèmes composés avec l’aide de cet article, je suis curieux d’entendre le résultat.
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Bag’s Groove, Blue Monk, Tenor Madness… Ces noms vous disent sans doute quelque chose. Et pour cause, ces incontournables du répertoire de standards font partie de la forme de thème la plus jouée et enregistrée de toute l’histoire du jazz. J’ai nommé : le Blues.
Si vous savez jouer sur un blues, pouvez-vous pour autant en composer un? Qui sonne « comme un vrai » ou qui pourrait devenir aussi emblématique?
Pour ma part, je pensais en être capable avant de me lancer dans l’écriture de cet article. J’en avais même déjà composé quelques un, vous aussi, peut-être. Mais j’avais l’impression que le résultat n’était pas à la hauteur. Qu’il manquait quelque-chose…
Je me suis donc mis à écouter beaucoup de blues, à en analyser, afin de comprendre ce qui me manquait.
Ce qui ressort de mes recherches, je souhaite aujourd’hui le partager avec vous dans cet article. J’espère que ce que vous y trouverez enrichira vos propres connaissances et vous donnera (comme à moi) de nouveaux éléments dans votre approche de la composition.
Et commençons par…
LE PLUS IMPORTANT : LA MÉLODIE.
Question Question Réponse
La première chose que beaucoup de jazzmen font quand on leur parle d’un blues, c’est chanter son thème. Peu importe sa complexité (Je suis sûr que vous vous êtes déjà moqué intérieurement de l’interprétation chantée d’un Blues Parkerien par un collègue jazzman), c’est toujours vers la mélodie qu’on va en premier. Mais quelles formes peut-elle prendre ?
Blues for Miles, un morceau de Freddie Hubbard enregistré en 1992 sur l’album éponyme est un bon exemple de ce qu’on peut appeler une forme Question Question Réponse, la plus commune dans le blues. Les phrases 1 et 2 (ce que j’appelle les Questions) car elle sont similaires, la 3e (la Réponse) est différente et reprend un élément des deux phrases précédentes.
Généralement, les blues de cette forme ont une variation au niveau de la 2e phrase par rapport à la 1ère, ce qui donne deux Questions légèrement différentes comme ici dans Tenor Madness, un blues de Sonny Rollins.
Dans cet exemple, Rollins choisit de changer la première note de sa deuxième Question afin qu’elle colle avec l’harmonie.
Première Question : Ré bécarre (entouré en bleu) pour le Bb7 qui suit.
Deuxième Question : Ré bémol (entouré en rouge)pour le Eb7 qui suit.
Cela évite un clash harmonique avec le Eb7 de la mesure 5 qui comporte un Ré bémol dans les notes de l’accord.
Par ailleurs, avez-vous remarqué que la fin de la Réponse est la même que la fin des Questions? C’est une astuce utilisée couramment, elle contribue à rendre le thème reconnaissable, iconique.
2e Question Transposée
On a vu que Rollins modifie une note de son thème pour qu’il fonctionne avec l’harmonie, mais on peut faire autrement. Exemple avec Blues by Five de Red Garland :
Les deux Questions sont les mêmes sauf que dans la deuxième, les notes des deux premières mesures on été transposées (elles conservent le même écart entre elles mais la note de départ est différente). « Pourquoi ne pas changer complètement de phrase » me direz vous? Car la 2e Question, même transposée, a toujours un lien avec la 1ère, et le thème gagne en cohérence. Ça l’enrichit puisque l’on pose la même question mais d’une manière légèrement différente.
Autres formes
Pour clore cette partie sur la mélodie, je tiens à souligner que la « règle » de la forme Question Question Réponse n’est pas un obligé dans le blues. C’est extrêmement commun, mais certains blues célèbres l’esquivent en ayant une forme Question Question Question comme C Jam Blues de Duke Ellington :
Certains blues font même disparaître la notion de Questions ou Réponses, comme les Blues Be-Bop comme Au Privave ou Blues For Alice :
Nous reviendrons en détail sur ce type de blues dans un prochain article.
LA TOILE DE FOND : LA GRILLE
Grille de blues basique
Je ne sais pas vous, mais même en écoutant Blues For Alice, j’ai personnellement toujours une sensation de forme Question Question Réponse. Pourtant, les phrases n’ont pas été écrites explicitement suivant ce procédé. Je pense que c’est dû au point que nous allons aborder lors de cette nouvelle partie, la grille, et son harmonie.
Le blues est la star de la jam-session, en grande partie grâce à sa grille ultra-simple : seulement trois accords, pour 12 mesures.
Ici, une grille de Blues en Do. Ci-dessous les degrés correspondants à chaque accord. Je préfère raisonner en degrés car on prend conscience de la fonction des accords en question (plus d’infos là-dessus dans un prochain article). De même, raisonner avec des degrés plutôt que des accords est très pratique quand on veut transposer un thème.
En superposant cette grille à la forme Question Question Réponse, on comprend mieux pourquoi ça fonctionne.
D’abord quatre mesures de premier degré (permet de faire une proposition).
Ensuite, quatre mesures avec le IVe degré qui résout vers le Ier degré (Résolution « douce » qui permet de renchérir sur la proposition)
Enfin, quatre mesures avec le Ve degré qui résout vers le Ier degré en passant par le IVe (permet de clore la forme avec une résolution plus forte).
Grille de Blues Bop
Les grilles ont beaucoup évolué au fil du temps. Dans les années 30 s’est développée une grille plus « swing » qui est moins courante aujourd’hui, mais que j’aurai là encore l’occasion de traiter dans un autre article. La grille la plus jouée aujourd’hui (du moins une de ses variantes) est la grille « bop » qui a été introduite notamment par Charlie Parker :
En Do :
On remarque que par rapport à la grille de blues basique, c’est beaucoup plus complexe! Mais c’est aussi moins abrupt, les éléments rajoutés ou substitués servant à mieux amener les accords importants qui n’ont pas bougés. (Ou presque pas, car on remarque que le V IV -> I des 4 dernières mesures de la grille basique a été remplacé ici par un II V -> I). Sinon, le squelette de la grille est le même. Les modifications sont :
Un II V mesure 4 qui sert à aller vers le IVe degré mesure 5 (soit G-7 C7 -> F7 en Do)
Un #IVe degré diminué mesure 6 qui conduit la voix de basse vers la quinte du premier degré (en Do : F7 F#° -> C7/G)
Mesure 8 un IIIe degré suivi d’un bIII qui mène vers la mesure 9 avec un II, encore une fois des mouvements de voix, cette fois ci de manière parallèle (en Do : E-7 Eb-7 -> D-7)
Un II V qui va sur un I VI II V sur la dernière ligne. Pour toujours plus de Jazz.
La grille finale
Aujourd’hui, la grille Bop n’est plus la plus prisée, ou plus exactement. En jam, on joue principalement une de ses variations, qui a deux différences majeure avec son original. C’est notamment la grille qu’on peut trouver dans l’application IReal Pro par exemple :
Par rapport à la grille « bop » de Parker :
le #IVe degré diminué (ici F#°) prend toute la mesure 6.
Mesure 8, le Eb-7 est substitué tritoniquement par un A7, ce qui fait apparaître un II V I (E-7 A7 -> D-7)
On peut bien entendre cette grille modifiée dans Blue Train de John Coltrane :
Les boppers ont poussé l’utilisation de la cadence II V I à l’extrême avec les blues suédois (Blues For Alice vu plus haut), sans parler de compositeurs plus modernes comme Michael Brecker ou Brad Mehldau qui poussent la complexité harmonique plus loin encore.
CONCLUSION
Cet article commence à se faire long et il faut encore parler de la mélodie et son harmonie ainsi que du rythme! On se retrouve donc très prochainement pour la suite et fin, où en prime je réutiliserai les procédés que l’on a pu voir en composant un Blues original pour l’occasion (Cliquez ici pour consulter cette 2e partie).
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Et vous pouvez d’ores et déjà utiliser les quelques notions vues ici avec vos propres connaissances pour créer un blues Question Question Réponse par exemple, même si le meilleur reste à venir dans ce que nous verrons dans la suite de cette article!
Image de couverture : Thelonious Monk, Minton’s Playhouse, New York, ca. September 1947. Photograph by William P. Gottlieb. Domaine Public.