La gamme blues ? Vous l’avez sur le bout des doigts. La grille de blues ? 3 accords, un ii V I, facile. Le blues, vous connaissez, donc.
Mais comment se fait-il qu’au bout d’une demi-douzaine de grilles vous avez le sentiment d’avoir tout dit ? Que vous n’avez plus d’inspiration ?

Personnellement, je me souviens avoir ressenti cette impression désagréable lors d’une jam :

«Deux saxs me précèdent, la rythmique est un peu à bout et je fais tout mon possible pour trouver des idées. Je me rends vite compte que je réutilise des phrases que j’ai jouées quelques minutes plus tôt, et que les musiciens de la rythmique se lassent et aimeraient bien que je termine mon chorus pour aller boire une bière ! »

Si nous n’arrivons pas à renouveler nos idées, c’est souvent parce que nous sommes limités dans notre vocabulaire. Et cela transparaît d’autant plus sur un format court comme la grille de blues.

Devant ce constat, mon premier réflexe a été de puiser de l’inspiration dans les disques des grands jazzmen, qui maîtrisent si bien le blues.

Aujourd’hui, je vous partage une de mes découvertes, tirée de mes analyses du jeu de Wynton Kelly :

Celui de Wes Montgomery :

Ou encore d’Oscar Peterson :

Le point commun entre les phrases ci-dessus ? Elles font appel à la Sixte (ou 13e) de l’accord 7 du blues.

La Sixte dans la Gamme blues majeure

La Sixte est la note située à 4 tons du centre tonal. Dans un blues en Do, c’est la note La.

C’est une note pleine de couleur, qui n’est pas aussi évidente à entendre que la tonique, la tierce, ou la quinte par exemple.

Il existe une manière simple de la faire entendre dans le contexte du blues, il suffit d’utiliser la gamme blues majeure, qui la contient :

La gamme blues « majeure » est construite à partir de la gamme pentatonique majeure, à laquelle on rajoute une blue note, la #9 (en Do : Ré#). Je vous en avais déjà parlé dans cet article sur la composition du blues.

Voici la phrase d’Oscar Peterson que je vous ai montrée ci-dessus :

Cette phrase montre bien la puissance de la Sixte, mise en valeur ici sur un temps fort, le 4e temps de la première mesure, en l’approchant par une phrase au mouvement ascendant, et en la gardant en top note pendant qu’une seconde voix poursuit la phrase dans la seconde mesure. Les notes de cette seconde mesure forment d’ailleurs un gimmick blues très utilisé par les plus grands… À piquer, donc.

L’opposition avec la Blue Note

Nous avons vu que la particularité de la gamme blues majeure est l’ajout d’une blue note, la seconde augmentée ou #9. Wes Montgomery nous montre une relation intéressante entre cette blue note et la Sixte dans cette phrase tirée de No Blues :

/!\ Nous sommes dans un blues en Fa, la blue note devrait être sol dièse, mais j’ai spontanément écrit un la bémol à la place. J’ai remplacé la seconde augmentée par la tierce mineure. Ces deux notes ont techniquement la même hauteur, mais sont notées différemment, on dit qu’elles sont enharmoniques. Dans ce contexte, La bémol me paraît plus facile à lire, donc ne paniquez pas, c’est bien la blue note !

Donc, l’intervalle entre la blue note et la Sixte est une 5te diminuée (dans l’ex: 4te aug). L’intervalle entre ces deux notes est de 3 tons, il est appelé le triton. C’est un intervalle très dissonant, qui incarne une opposition entre deux notes. Wes, dans l’exemple, ne cherche pas à adoucir cette tension et veut un clash harmonique. Il créé le contraste en jouant les deux notes l’une juste après l’autre, puis en finissant sur la tonique.
Ce genre d’effets, jouant entre tension et relâchement contribue à rendre son jeu particulièrement riche au niveau harmonique.

Voilà donc deux exemples d’utilisation de la Sixte grâce la gamme blues majeure !

La Sixte dans le mode Mixolydien (accords sus4)

Toujours en écoutant Wes Montgomery, j’ai remarqué un procédé intéressant qu’il utilise dans plusieurs de ses chorus. En voici deux exemples, un dans No Blues et l’autre dans D Natural Blues :

Entendez vous la similarité entre les deux exemples ? En fait, Wes utilise une substitution commune des accords 7 qui composent les grilles de blues. Il leur donne une couleur 7sus4.

Petit rappel sur les accords 7sus4

Un accord suspendu est un accord majeur dont la quarte remplace la tierce :

Ce type d’accord est dérivé d’un mode, le cinquième mode de la gamme majeure, le mode mixolydien.
Vous trouverez plus de détails là-dessus dans mon EBOOK gratuit « Les Fiches d’Identité des Modes« . Je pars du principe que vous parlez couramment le mixolydien, et passe donc les explications techniques.

Si on empile toutes les notes du mode mixolydien, en remplaçant la tierce par la quarte, cela donne un accord de couleur 13sus4.

Il existe une manière de simplifier ces accords 13sus4. Jetez à nouveau un oeil aux notes de l’accord ci-dessus, en particulier aux trois dernières notes.

Nous avons un F13sus4. Les trois dernières notes sont Mi bémol, Sol, et . Si j’intercale la quarte, Si bémol, entre ces notes, cela donne : Mi bémol, Sol, Si bémol, . Une tétrade de Mi bémol Majeur 7 !

Si on fait le chemin inverse, en prenant un accord de Ebmaj7 et en y ajoutant la basse Fa, nous avons un F13sus4 !

C’est très pratique pour s’en souvenir ! Quand on veut jouer un accord suspendu, on choisit une tonique, et on superpose l’accord maj7 qui se situe une seconde majeure en dessous de cette tonique.

Revenons à notre sujet, la Sixte. Dans notre exemple avec le F13sus4, c’est la note . Si on pense le F13sus4 comme un Ebmaj7/F, la note Ré devient la septième majeure de Ebmaj7. Elle est contenue dans l’accord, ce qui la rend plus facile à entendre, et donc à jouer.

Et Wes semble raisonner de cette manière. Dans l’exemple que je vous remets ci-dessous, sur un F7, on peut remarquer qu’il attaque par la Sixte sur la première mesure. Il a ensuite l’idée de jouer l’arpège de Mi bémol majeur sur les 2e et 3e mesures, et faire apparaître la couleur suspendue :

La sixte est donc un « pivot » qui peut servir à jouer facilement de nouvelles couleurs, comme la couleur suspendue. L’utilisation de cette note est donc définitivement un atout quand on cherche de nouvelles idées dans un chorus de blues…

La Sixte dans le mode Lydien b7

Canonball Adderley va nous montrer une autre manière de se servir de la Sixte.

En réécoutant son chorus sur Freddie Freeloader, une de ses phrases m’a frappé :

C’est tendu non ? Mais, néanmoins, ça fonctionne !
En analysant on peut se rendre compte que Canonball joue un arpège de Abmaj7#5 sur le Bb7.

  • Abmaj7#5 = La bémol, Do, Mi bécarre, Sol.
  • Bb7 = mode Mixolydien = Si bémol, Do, Ré, Mi bémol, Fa, Sol, La bémol.

Le Abmaj7#5 apporte donc une nouvelle couleur sur le Bb7. Son Mi bécarre se substitue au Mi bémol du mode de Si bémol Mixolydien, ce qui le transforme en Si bémol Lydien bémol 7.

Petit rappel sur le mode Lydien bémol 7

Le mode Lydien bémol 7 est le 4e mode de la gamme mineure harmonique, il donne un accord 7#11 (ou 13#11 avec les extensions).
Encore une fois, si vous voulez aller plus loin -> Les Fiches d’Identité des Modes.

Comme pour la couleur suspendue de tout à l’heure, il existe un moyen de simplifier les accords 13#11 pour pouvoir les jouer plus rapidement et facilement.

Prenons comme exemple le Bb7 de Canonball. Il joue les notes de Abmaj7#5, ce qui ne facilite pas franchement la réflexion. Par contre, si on laisse de côté la note La bémol, il nous reste les trois notes : Do, Mi, et Sol. Une belle triade de Do Majeur !

Penser les accords 13#11 comme un accord 7 auquel on a rajouté une triade majeure située une seconde majeure au dessus de la tonique est une bonne manière de se simplifier la vie !

Revenons à notre Sixte.
La Sixte d’un Bb13#11 est la note Sol. C’est aussi la quinte de la triade de Do. Dans le contexte du blues, où nous jouerions cette note sur Bb7, il est très facile de « pivoter » vers la triade de Do et amener la couleur lydien bémol 7.

Et c’est ce que fait Canonball sur le 3e temps de la première mesure, il se sert de la note Sol, la sixte du Bb7, pour amener la couleur lydien bémol 7 grâce à la triade de Do :

Conclusion

Oscar Peterson, Wes Montgomery et Canonball Adderley nous ont montré dans cet article 3 manières d’utiliser la Sixte sur la grille de blues :

  1. En jouant la gamme blues majeure, en particulier l’opposition 6te – Blue Note
  2. Avec la substitution de l’accord 7 du blues avec un accord 13sus4, en considérant la sixte comme la 7e Majeure de l’accord Maj7 situé un ton en dessous de notre tonique
  3. En substituant le mode mixolydien (l’accord 7) avec le mode lydien bémol 7 (l’accord 13#11), en considérant la Sixte comme la 5te de la Triade majeure située un ton au dessus de la tonique.

Ces différentes manières d’utiliser cette note nous donnent de nouvelles idées à tester sur le blues. Travaillez-les, et vous vous essoufflerez moins rapidement !

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N’oubliez pas de partager cet article à vos camarades jazzmen·women qui n’utiliseraient pas la sixte dans leurs solos !


4 commentaires

Julien Thomas · 11 avril 2020 à 13:08

Bravo Louis c’est brillant

    Louis · 11 avril 2020 à 17:18

    Merci Julien, content que cela te plaise !

mathieu · 6 janvier 2022 à 17:31

Euh la seconde augmenté, j’imagine que c’est du vocabulaire de solfège mais c’est pas plus parlant de l’appeler tierce mineure?

    Louis · 7 janvier 2022 à 10:35

    Bonjour Mathieu,
    En fait, ça dépend ! Sans doute qu’originellement, les bluesmen ne pensaient pas à la seconde augmentée mais réfléchissaient en terme d’ambiguïté au niveau de la tierce qui tantôt peut être mineure, tantôt majeure.
    Cependant, en jazz, on a plutôt tendance à voir une tierce mineure ajoutée sur les accords majeurs comme étant une extension de l’accord, la seconde ou neuvième augmentée.

    En effet, dans notre système de notation d’accords, il est plus commun et pratique de visualiser et noter un accord avec une neuvième qu’un accord ayant deux tierces !
    Cela nous donne donc une couleur 7#9 qui est assez simple à visualiser et manipuler.
    C’est pour cette raison que je préfère noter la blue note de la gamme blues majeure comme étant une seconde augmentée, par souci de cohérence avec l’accord qu’elle implique.

    Cependant, dans mon exemple, je note quand même cette blue note comme une tierce mineure !
    Dans une phrase mélodique, sans réfléchir aux accords, c’est souvent plus pratique de la noter de cette manière.

    Une dernière chose, si jamais la blue note ne dure que très peu de temps et précède la tierce majeure, je te recommande tout de même de la noter comme une seconde augmentée.
    Ex : le début de Sandu en Do : Do Ré# Mi Sol La Do. C’est plus logique que Do Mi b Mi Sol La Do.

    Qu’en penses-tu ?

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