Cet article est la 2e partie d’une série sur la composition du Blues. Si vous ne l’avez pas encore lue, consultez la 1ère partie traitant de la structure et de l’harmonie de la grille de Blues :

Dans l’article précédent, nous avions vu les différentes formes que peut prendre la mélodie d’un thème de blues, ainsi que les différentes déclinaisons de la grille, de la « basique » à 3 accords à l’actuelle plus sophistiquée, dérivée de la version des boppers.

Dans cet article, nous allons aller encore plus loin et analyser en profondeur des mélodies de blues incontournables. Commençons par découvrir les gammes à partir desquelles écrire notre thème.

LES 3 GAMMES LES PLUS IMPORTANTES

Pour commencer à écrire notre thème, il est crucial de déterminer les notes qui vont constituer notre mélodie. Pour ce faire, nous allons utiliser des gammes spécifiques. Pourquoi ? Les jazzmen aiment se restreindre à quelques notes sonnant bien entre elles pour renforcer la cohérence de leur mélodie.

Comme pour les grilles, il existe plusieurs niveaux de sophistication de gammes. Pour composer notre blues, la première gamme à utiliser sera bien sûr…

La gamme blues (mineure)

La gamme blues « originelle » correspond à une gamme pentatonique mineure à laquelle on rajoute une dissonance, la #4 ou #11 (aussi orthographiée b5) :

On appelle cette fameuse note blue note.

Tout jazzman voulant donner un côté bluesy à son discours utilise la gamme blues, c’est un élément de langage emblématique, en quelque sorte l’essence du blues. 

Le thème de Blues for Miles, vu dans l’article précédent, comporte cette gamme :

Sonny Rollins l’utilise presque exclusivement dans Sonnymoon For Two

Le thème Bag’s Groove de Milt Jackson est aussi un bon exemple de son utilisation.

La gamme blues mineure nous donne déjà une piste, mais que peut-on utiliser d’autre?
Qui dit gamme blues mineure, dit gamme blues… majeure

La Gamme Blues Majeure

La gamme blues majeure est similaire à la gamme blues mineure, on choisit seulement une autre note de départ.
Partons de la gamme blues mineure, en La :

Prenons ces mêmes notes, dans le même ordre, mais en commençant par la 2e, Do :

Voici maintenant la gamme blues de Do majeure. Les notes contenues dans cette gamme sont la 2de majeure, la 3ce majeure, la 5te juste et la 6te majeure.

La blue note devient la seconde augmentée (Ré dièse), notée #2, ou plus couramment #9 car souvent jouée à l’octave supérieure (dans des accords par exemple). C’est une notation enharmonique de la 3ce mineure, appréciée par les instruments accompagnateurs. En effet, en enrichissant les accords 7 de la #9 (accords 7#9), on obtient naturellement une couleur bluesy.
Noter cet accord en considérant cette note comme une 3ce mineure serait moins pratique (« 7b10 » ??).

Paradoxalement, la gamme blues majeure est moins connue que la gamme blues mineure, est-ce que les jazzmen l’utilisent ?
Et bien mille fois oui, écoutez Miles Davis avec Down :

Autre exemple de Clifford Brown, Sandu 

Ou encore Herbie Hancock avec Watermelon Man :

Herbie fait même preuve d’une créativité hors du commun ! Tout son Watermelon Man est basé seulement sur la gamme blues majeure.
J’aurais aussi pu mentionner Tenor Madness étudié dans la partie précédente, ainsi que beaucoup d’autres blues encore. Mais ce serait vous gâcher le plaisir de les découvrir à votre tour!

J’aimerais maintenant vous parler d’une dernière gamme issue du vocabulaire des boppers, Sonny Rollins ou Thelonious Monk en tête. Cette influence va nous apporter un degré supérieur dans la richesse harmonique, grâce à l’ajout de chromatismes

La gamme Be-Bop

La Gamme Be-Bop est une gamme construite à partir du mode Myxolydien. C’est le 5e mode de la gamme majeure, donnant une couleur d’accord à 4 sons « 7 ». C’est la couleur des 3 degrés principaux du Blues, pratique !

Pour obtenir une gamme Be-bop, on ajoute au mode une note étrangère : la 7e majeure (j’explique en détail pourquoi dans cet article).
Cette gamme est appelée Be-Bop « dominante » car elle est traditionnellement jouée sur un accord 7, impliquant généralement un Ve degré, de fonction dominante en harmonie tonale.

La voici, utilisée par Thelonious Monk dans son célèbre Blue Monk : 

Monk utilise ici la gamme be-bop de Fa, dans le contexte d’un blues en Si bémol, c’est donc la gamme be-bop du Ve degré de la tonalité.

La logique voudrait qu’on utilise la gamme be-bop de Fa sur un accord de F7, ce que Monk fait aux mesures 9 et 10. Mais il utilise aussi cette gamme sur les accords de Bb7, ce qui est étrange car induit une couleur d’accord différente. En fait, Monk fait entendre l’alternance F7 -> Bb, V -> I à l’échelle de la tonalité.
C’est un enrichissement, au moment de composer votre propre mélodie, utilisez simplement la gamme correspondant à l’accord.

Ces trois gammes nous ouvrent déjà beaucoup de possibilités, mais ce ne sont pas les seules qu’on peut utiliser. Je vous encourage à expérimenter de votre côté, même avec des gammes étranges comme la gamme par tons (écoutez donc une démonstration de Lee Morgan et son blues Our Man Higgins).

Forme mélodique, grille d’accords, et maintenant gammes… Nous avons tout ce qu’il nous faut pour composer notre Blues, ou presque…?

LA PIÈCE MANQUANTE : LE RYTHME

Le rythme tient une place prépondérante dans le jazz. Comme le dit cette citation attribuée aussi bien à Leonard Bernstein qu’à Bill Evans :

« Il n’y a que 3 choses d’importantes en musique : le rythme, le rythme, et le rythme. »

Pour que notre composition sonne il faut y attacher autant d’importance (voire plus) qu’à l’harmonie.
Intéressons-nous aux différentes choses qui font qu’une phrase sonne bien, rythmiquement parlant.

1. Mettre les notes cibles des accords sur les temps en écrivant des croches.

Il faut mettre nos notes cibles (les 4 notes de la tétrade de l’accord sur lequel on se trouve) aux bons endroits par rapport aux temps/contretemps.
Ce, spécialement quand on écrit des croches, car des notes tombent aussi bien sur les temps que les contretemps, et il est facile de tout écrire « à l’envers ».

Démonstration avec une phrase tirée d’un solo de John Coltrane, utilisant la gamme Be-Bop de Do :

(Prenez votre instrument et jouez la phrase, ce sera plus parlant !)

Sur un accord de C7, les notes cibles sont donc : Do, Mi, Sol, Si b. Dans cette phrase, Coltrane joue la gamme Be-Bop de Do en commençant sur le 1er temps, les notes cibles se trouvent sur les temps.
Tout va bien, ça sonne. Et si on décalait la phrase d’un demi-temps ?  

En jouant la phrase, vous devriez vous rendre compte que quelque chose cloche. Les notes cibles (entourées en bleu) sont maintenant sur les contretemps, et à les écouter, elles ne semblent pas à leurs places.

Attachez une importance capitale à ce paramètre, sans quoi votre écriture rythmique ne sonnera pas, ce qui serait fâcheux.

2. Syncoper le rythme.

Il est très important de créer de la surprise rythmique en anticipant ou retardant des parties de nos phrases, en deux mots : syncoper le rythme.

Cela implique de placer des notes cibles… sur les contretemps.
Allons bon, je viens de vous dire qu’il ne faut pas le faire !

Rassurez-vous, de manière générale, les notes cibles doivent être placées sur les temps. Mais jouer systématiquement un rythme de croches en partant et finissant sur le temps est plus ou moins… Monotone

Accentuer une note cible n’étant pas « à sa place » créé un effet de surprise rythmique bienvenu.

Sandu nous en apprend plus sur ces syncopes, car Clifford Brown parvient à mixer à merveille notes des accords sur les temps (entourées en bleu) et syncopées (entourées en rouge) :

Zoomons sur les mesures 6 et 8. Brown écrit deux fois la même phrase, qui est composée d’une gamme pentatonique mineure de Mi b descendante.

Dans la gamme pentatonique mineure, les notes les plus importantes sont la tonique, la quinte et la tierce. En Mi bémol : Mi b, Si b et Sol b. Dans ces deux phrases, ces notes tombent précisément sur les temps. Enfin, presque, car Brown anticipe le premier Mi b en le faisant commencer sur le « et » du premier temps, syncopant et créant de la surprise dans son phrasé.

3. Les temps forts, points de repères et d’ancrage de notre thème

En jazz, les temps « forts » sont… les 1er et 3e, comme en musique « classique ». Cependant, la plus grande caractéristique du jazz swing est l’accentuation des temps faibles, les 2e et 4e. Ce sont ceux sur lesquels on tape des mains et sur lesquels un élément de la batterie, le Charleston, se concentre. Les accentuer créer une danse agréable et énergique, caractéristique de cette musique.

Écrire une pêche sur un 2 ou un 4 (autrement dit accentuer ces temps dans une mélodie) est donc bienvenu.

Démonstration avec Sandu

  • Au niveau des 5e et 7e mesures, rythmiquement similaires, les segments de phrases se terminent sur le 4e temps.
  • Sur les 9e et 10e mesures du thème, la rythmique arrête son accompagnement pour ne marquer que les 2e et 4e temps.

J’espère vous avoir convaincu d’attacher une importance particulière au rythme de votre mélodie de Blues. D’ailleurs, on pourrait imaginer complètement négliger les notes de la mélodie, n’en jouer qu’une seule et s’en sortir avec brio… à condition de soigner son rythme (la célèbre One Note Samba en est la preuve).

Nous avons maintenant toutes les clés en mains pour écrire un chouette thème qui sonne.
Mais n’avez-vous pas l’impression d’avoir oublié quelque chose?

Au moment de jouer notre thème, nous allons avoir besoin d’une section rythmique. Bien sûr, leur partie pourrait être jouée de façon tout à fait basique mais, comme nous l’avons vu avec l’exemple de Sandu, la rythmique peut interagir avec des éléments du thème pour les mettre en valeur.

Étudions plus en détail l’art de la « mise en place » rythmique.

LA CERISE SUR LE GÂTEAU : LES INTERVENTIONS DE LA RYTHMIQUE

Avant toutes choses, déterminons le style de notre morceau. C’est d’ailleurs une des premières choses à faire, cela influe énormément sur le rythme de notre mélodie.

En effet, le tempo, la métrique et la décomposition (ou découpe) du temps vont varier selon le style.

Si je viens de vous perdre avec ces quelques mots de vocabulaire, ouvrez le lexique essentiel de la théorie du jazz de Jazzcomposer.fr (cliquer sur ce lien ouvrira l’article dans un nouvel onglet).

Par exemple :

  • Un blues typé Afro-Cubain aura une métrique en 12/8 et une décomposition du temps en 3 croches égales (voir le Blues mineur Footprints de Wayne Shorter). 
  • Un « Binaire » (ex : Watermelon Man ou Sidewinder) aura une métrique en 4/4 et un temps divisé en deux croches égales
  • Un Swing aura une métrique à 4/4 et une décomposition du temps en deux croches… inégales.

Si vous voulez creuser le sujet du rythme, poursuivez votre lecture avec cet article (qui s’ouvrira dans un nouvel onglet de votre navigateur).

Cet article étant déjà long, focalisons-nous sur le dernier point : le Swing.

Pour vous résumer brièvement ce que je détaille dans cet article, en Swing, le temps est découpé en deux croches, la première étant plus longue que la seconde. Il est possible de quantifier cette inégalité en indiquant en haut de partition ce symbole : 

La première croche étant un peu plus longue que la deuxième, le débit est chaloupé.
« To swing » signifie en anglais « se balancer », ce n’est pas un hasard !

Quand vous écrivez une mélodie dans le style swing, et que votre rythme est constitué de croches, notez ces croches normalement (à gauche sur le schéma), même si elles seront interprétées avec le balancement indiqué à droite sur le schéma.

Avec cela en tête, intéressons-nous maintenant à ce que va jouer notre rythmique.
Il existe deux manières de la faire interagir avec le reste du groupe : 

  1. en soutenant le thème (voire même en jouant certains passages avec le soliste) ;
  2. en lui répondant.

1. La rythmique en soutien du thème

Dans ce premier cas, la rythmique joue tout ou partie du thème.
Voici un exemple chez Rollins avec Sonnymoon for two

Je suis sûr que vous avez déjà joué un morceau dans lequel la rythmique est amenée à soutenir une partie du thème.

Le thème de Charlie Parker Billie’s Bounce en est un bon exemple, écoutez donc la version de Red Garland :

Les parties entourées en bleu sont celles où la rythmique soutient la mélodie. Cette notation (thème en haut, rythmique sur une portée en-dessous) est bien pratique, je vous encourage à l’utiliser si votre partie rythmique est fournie.

Qu’en est-il de la deuxième option ?

2. La rythmique en réponse au thème

Le meilleur exemple que j’ai pu trouver d’une partie de section rythmique répondant à la mélodie d’un Blues est la fin de Watermelon Man :

Les parties en bleu correspondent à des marquages qui ne sont pas homorythmique avec la mélodie.

Avez-vous remarqué ? J’ai entouré en rouge un endroit où la rythmique s’arrête complètement.

C’est un autre exemple d’écriture intéressante, qu’on appelle stop time. Wes Montgomery l’exploite pleinement dans son D Natural Blues :

Ces stops time ont pour effet de mettre en lumière tout un pan du thème, pour créer un contraste avec le reste où l’accompagnement est plus traditionnel.

Pour en finir avec ce point, écoutez le début de Blues on Sunday de Joshua Redman :

Joshua Redman laisse ici un silence rempli par la contrebasse qui improvise un Fill (littéralement « remplissage »). Réserver un espace à des endroits stratégiques de son thème est très efficace.
Insérer des Fills de basse, batterie ou piano par exemple donne une sensation de dialogue entre la rythmique et les solistes.

CONCLUSION, APPLICATION DES PROCÉDÉS

En résumé, en composant un blues, vous explorez en profondeur de nombreux éléments fondamentaux du jazz :

  • la forme ou structure du morceau ;
  • L’harmonie de la mélodie et de la grille ;
  • les différents placements rythmiques ;
  • sans oublier l’interaction avec la rythmique.

En m’appuyant sur les conseils que je vous ai donné, j’ai moi-même composé un Blues :

Amusez-vous à lister tous les procédés mélodiques et rythmiques issus de l’article !

Voici une analyse :

  • Forme de la mélodie : ce Blues est un Question Question Réponse basique, sans changements au niveau des deux questions.
  • Harmonie de la grille : la grille est une basée sur la version « bop ». Certains accords sont anticipés à cause des mises en places, et on a une petite approche chromatique sur la pêche de début de grille (A7 -> Bb7).
  • Harmonie de la mélodie : J’utilise les deux gammes blues dans les Questions : au début la mineure puis la majeure en fin de phrase.
    Pour la réponse j’utilise la gamme Be-Bop dominante de F7 (le Ve degré de Bb).
  • Rythme de la mélodie : Les fins des phrases sont souvent anticipées, et les débuts souvent sur le « et » du 4e temps (notes entourées en rouge).
    Les deux premières notes de mes Questions sont syncopées.
  • Partie de la section rythmique : J’ai ajouté des mises en places et stops.

Voilà, c’est déjà la fin de cet article. J’espère que vous l’avez aimé, et l’avez trouvé utile.

Maintenant c’est à vous d’agir, de réutiliser ce que vous avez appris ou revu dans ces deux articles pour composer à votre tour ou améliorer vos compositions déjà existantes.

Une question ? Écrivez-la ci-dessous dans les commentaires.

N’hésitez pas à m’envoyer vos thèmes composés suite à l’étude de cet article, je suis curieux d’entendre le résultat ! Écrivez à louis@jazzcomposer.fr.

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Image de couverture : Sonny Rollins 2009, 17 July 2009, 22:41, Bengt Nyman (https://www.flickr.com/people/97469566@N00). CC BY 2.0


5 commentaires

Cédric · 2 janvier 2023 à 00:39

Super article,

Pourrais tu mettre une version audio de ton jogging blues afin de se rendre mieux compte des différents conseils donnés ?

    Louis · 3 janvier 2023 à 11:03

    Bonjour Cédric, merci pour ton commentaire, super idée, je mets ça dans ma to-do list ! À bientôt

La Sixte : Cette note qui pimente 🌶😳l'improvisation sur le blues · 11 mars 2023 à 12:47

[…] à laquelle on rajoute une blue note, la #9 (en Do : Ré#). Je vous en avais déjà parlé dans cet article sur la composition du […]

LE BLUES : COMMENT EN COMPOSER (partie 1) - Jazzcomposer.fr · 26 juillet 2023 à 12:44

[…] Nous reviendrons en détail sur ce type de blues dans un prochain article.  […]

7 Plans Blues à voler aux grands jazzmen pour mieux jouer le Blues · 12 mai 2024 à 18:26

[…] de Blues « Jazz » (La grille de blues avec les changements d’accords Be-Bop, voir cet article) […]

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