Si vous composez vos propres thèmes de Jazz, vous faites peut-être face à un constat :

« Ma mélodie et mon harmonie tournent autour de ma tonalité/de mon mode de base sans jamais évoluer, c’est plat et monotone. »

Par chance, il existe un procédé simple et efficace pour varier un peu votre harmonie sans pour autant amener un déluge de changements à l’essence de votre morceau.

Cet outil prisé des compositeurs des standards de jazz s’appelle l’interchange modal.
C’est une composante incontournable des grilles que nous jouons au quotidien, et il faut absolument que vous sachiez vous en servir !
Commençons.

L’interchange Modal, qu’est-ce que c’est ?

L’interchange Modal est, dans la grille d’un morceau tonal, l’emprunt rapide d’un ou plusieurs accords à une tonalité ou un mode parallèle à notre tonalité ou mode de départ.
Cela amène alors de nouvelles couleurs dans notre harmonie tout en restant très proche de notre harmonie originelle.

Pas si vite ! Que signifient les termes tonalité et mode parallèles ?

Si vous avez lu mon article sur l’harmonie tonale, vous savez que celle-ci est construite autour de la gamme majeure. De chacune de ses notes peuvent être construits différents degrés, qui ont différentes fonctions tonales selon qu’ils tendent où relâchent la tension harmonique. Ces degrés ont chacun un mode bien précis (lydien, mixolydien, phrygien, aeolien, etc…).

La gamme majeure équivaut au mode ionien, on pourrait donc dire que l’harmonie majeure est en fait l’harmonie du mode ionien.

Partant de ce constat, on peut tout à fait prendre n’importe quel mode et construire une harmonie avec ses différentes notes : écrire les degrés, les classer selon des fonctions…

C’est par exemple ce qui se passe lorsqu’on établit l’harmonie mineure. On prend comme base la gamme mineure naturelle, aussi appelée le mode aeolien, et ses différents degrés.

Maintenant, que désigne le terme mode « parallèle » ?

C’est très simple ! Deux modes sont parallèles dès lors qu’ils ont en commun leurs toniques.
Par exemple, Do ionien et Do phrygien sont parallèles. Do dorien et Do Mixo b6, Do aeolien, Do altéré, etc…

Voici de nouveau la définition de l’interchange modal :

L’interchange Modal est, dans la grille d’un morceau tonal, l’emprunt rapide d’un ou plusieurs accords à une tonalité ou un mode parallèle à notre tonalité ou mode de départ.

Normalement, vous devriez y voir plus clair. Pour bien comprendre, je vais vous donner un exemple avec lequel vous êtes déjà familier.ère.

L’interchange modal fait fonctionner l’harmonie mineure

Comme dit précédemment, l’harmonie mineure se construit à partir du mode aeolien.
Et comme vous le savez également, le mode aeolien a un problème de taille… Il ne contient pas de sensible (7e Majeure par rapport au centre tonal). Cela rend insatisfaisante la cadence parfaite V -> i.

Nous pourrions en rester là… Mais c’est sans compter sur les compositeurs baroques qui ont remarqué que le mode mineur harmonique parallèle contenait, lui, une sensible, et donc un Ve degré qui rend satisfaisante la cadence parfaite.

En empruntant ce Ve degré à la gamme mineure harmonique parallèle pour faire fonctionner l’harmonie aeolienne, les compositeurs font un interchange modal.

L’interchange modal, à quoi sert-il concrètement ?

Nous venons de voir que l’interchange modal permet de rendre fonctionnelle et plus « tonale » l’harmonie mineure. Mais c’est un cas un peu extrême, car il est systématique, et intégré au concept de tonalité mineure.

Intéressons-nous à une utilisation plus courante, en particulier en jazz. Par exemple, dans The Days of Wine and Roses d’Henry Mancini :

Nous sommes en Fa majeur. Analysez quelques secondes les notes de la mélodie avec cette information en tête. Ne remarquez vous pas quelque chose ?

La mélodie de ce thème est entièrement diatonique, elle ne contient que les notes de la tonalité, Fa majeur. Entièrement ? Non, seulement une note se détache du reste. Le Ré bémol de la 7e mesure.

Imaginons quelques secondes que nous venions de composer ce thème, sans cette note qui vient tout chambouler. Nous sommes satisfait, c’est un beau thème, mais il est entièrement diatonique. N’est-ce pas un peu dommage ? Monotone ?

Pourquoi ne pas emprunter des notes un peu exotiques à un mode parallèle, par exemple, mettre un Ré bémol sur cette 7e mesure, et un Eb7#11 en harmonie ?

Ce choix d’accord et de mélodie nous permet de savoir à quel mode parallèle de notre tonalité nous venons de l’emprunter. Arriverez-vous à le retrouver ?

Nous sommes en Fa majeur, nous cherchons un mode parallèle, donc un mode qui commence par la note Fa.
Le Eb7#11 est le degré bVII7 par rapport notre premier degré, Fa quelque-chose. Sa couleur indique un mode Lydien b7, ce qui est confirmé par la mélodie (Do, La, La, Ré bémol, Ré bémol, La, Sol, soit la 13e M, la #11, la 7e m, la 3e M). Dans l’harmonie de quelle mode de Fa le bVII7 est-il Lydien b7 ?

Pour le savoir, il vous suffit de créer une gamme partant de Fa avec les notes du mode de Eb Lydien b7. Cela donne :

Le mode de Fa mixolydien b6. C’est un mode de la gamme mineure mélodique, qu’il vous faut connaître ! Je le décortique dans mon Ebook gratuit Les Fiches d’Identité des Modes.

L’harmonie du mode Mixolydien b6 comprend donc les couleurs d’accords des degrés de la gamme mineure mélodique, si vous les connaissez déjà, vous ne devriez pas être perdu.e. Sinon, pas de panique, c’est moins complexe que ça en a l’air !

Voici donc les différents degrés du mode mixo b6, dont celui qui nous intéresse, le bVII :

Le Ré bémol de la mélodie et son Eb7#11 viennent donc d’un interchange modal avec le mode de Fa mixolydien b6. Toute l’harmonie du thème aurait pu sembler monotone sans cette subtilité, qui vient enrichir sans pour autant détonner avec le contexte.

Remarque :

Henry Mancini n’a sans doute pas procédé de manière aussi analytique. Il n’a sans doute pas passé en revue tous les modes de Fa en listant leurs degrés et testé toutes les idées de mélodie possibles en l’altérant selon les différents modes…
L’idée a dû lui arriver à l’oreille tout de suite, sans avoir besoin de réfléchir.

Sauf que, pour vous qui n’écrivez sans doute pas de thèmes tous les matins au petit déjeuner, et qui n’entendez pas tout de suite de belles possibilités d’harmonisation et d’altération de mélodie, ce genre d’analyse peut se révéler bien utile !

En effet, The Days of Wine and Roses est le parfait exemple d’une harmonie et d’une mélodie simple mais pas simpliste grâce à l’enrichissement subtil amené par l’interchange modal.
Et l’exemple précis avec le degré bVII7 est extrêmement répandu parmi les standards de Jazz !
(Lisez-donc mon article sur le sujet pour vous en rendre compte).

Il n’est donc pas vain d’analyser pour se rendre compte de ce qui marche dans le but d’ensuite réutiliser les recettes apprises chez les plus grands…

Une autre utilisation courante de l’interchange modal

Dans The Days of Wine and Roses, Mancini emprunte le degré bVII7 au mode Mixolydien b6 parallèle. Ce degré est étranger à notre tonalité de départ, qui normalement contient un viie degré bécarre.

Mais il est tout à fait possible d’emprunter des degrés dont les fondamentales existent déjà dans notre harmonie de base. Tout l’intérêt va résider dans les nouvelles altérations que va apporter l’interchange modal aux couleurs de ces accords.

Voici un exemple très courant : l’emprunt à la tonalité mineure parallèle.

Précisément les harmonies des gammes mineures naturelle, harmonique et mélodique confondues.

Intéressons-nous en particulier à la gamme mineure harmonique et ses degrés :

La caractéristique du mode mineur harmonique est l’intervalle entre la sixte mineure et la 7e Majeure : 3 demi-tons, soit une seconde augmentée.

Cela permet entre autres à la gamme mineure harmonique d’avoir un Ve degré de couleur 7, sachant qu’il est courant de préciser que ce degré contient aussi une b9, donc 7b9. Contrairement au Ve degré de de la gamme mineure naturelle qui a une couleur min7, celui-ci tend véritablement l’harmonie pour appeler à une résolution sur le premier degré mineur.

Classons les degrés de cette gamme selon différentes fonctions. Dans cet article, nous avions vu que l’harmonie mineure contenait 3 fonctions caractérisées par la contenance de notes caractéristiques par rapport au centre tonal :

  • La sixte mineure. Cette note est instable par rapport à la quinte (par rapport au centre tonal) et est caractéristique de la famille sous-dominante ;
  • La sensible (7e Maj). Cette note est instable par rapport à la tonique et est caractéristique de la famille dominante.
  • Ou aucune de ces deux notes, auquel cas la fonction du degré est tonique.

Jetons un oeil à nos degrés :

Les degrés ii, iv et bVI ne contiennent que la sixte mineure. Les degrés V et vii contiennent la sensible. Le degré bIII est une exception, il contient lui aussi la sensible, mais a quand même deux pieds bien ancrés dans la fonction tonique. À classer avec le degré i, donc.

Bon, mais à quoi nous servent toutes ces informations ?

Eh bien, si vous êtes en train de composer un morceau majeur et que vous voulez épicer un peu votre harmonie, vous pouvez parfaitement aller chercher dans les notes et les couleurs de ce mode mineur parallèle. C’est ce que fait Victor Young à la fin de Stella by Starlight :

Nous sommes en Bb majeur. Remarquez comme la mélodie du dernier A reste diatonique sauf pour une note, le Sol bémol des 4 dernières mesures. Ce sol bémol est la sixte mineure par rapport à Si bémol, caractéristique du mode mineur harmonique parallèle, ce qui nous indique que nous avons changé de mode brièvement grâce à l’interchange modal.

L’harmonie a aussi changé en conséquence. Notre oreille s’attend à un ii V I en Bb majeur basique :

C-7 F7 -> Bbmaj7

Mais Young nous surprend en altérant ces degrés avec les couleurs mineures harmoniques : -7b5 pour le iind degré et 7b9 pour le Ve.

Mais comment se servir concrètement de l’interchange modal ?

Nous allons nous placer dans le cas de figure où vous êtes en train de composer un morceau dans une tonalité bien établie, et que vous trouvez votre harmonie un peu monotone.

Prenez une partie de votre mélodie que vous souhaitez enrichir, et altérez une ou plusieurs notes, tout en vous demandant dans quel mode parallèle à votre tonalité vous empruntez ces altérations.

Je vais faire cela avec vous en imaginant que je suis en train de composer The Days of Wine and Roses. Je voudrais enrichir une partie particulière du morceau, la dernière phrase avant le retour du A :

J’ai essayé plusieurs possibilités, plus ou moins éloignées de mon centre tonal, mais me suis arrêté sur cette version :

Mon morceau est en Fa majeur. Dans quel mode ai-je basculé ?

En fait, c’est un peu une question piège… La seule altération que j’ai insérée ici est le La bémol, ma tierce, qui devient mineure. Mais je n’ai donné aucune information sur la 5te, la 6te, et la 7e de mon mode. J’ai donc le choix entre différentes possibilités :

  • Fa mineur majeur : 5te juste, 6te Maj et 7e Maj
  • Fa mineur harmonique : 5te juste, 6te min, 7e Maj
  • Fa dorien : 5te juste, 6te Maj, 7e min
  • Fa locrien bécarre 2 : 5te dim, 6te min, 7e min

Avoir autant de choix est un peu embêtant… Nous n’allons pas nous amuser à regarder un à un les 7 degrés de tous ces modes pour déterminer celui qui irait le mieux avec noter mélodie, ce serait long et fastidieux.

Seule solution pour se sortir de ce pétrin : utiliser ses oreilles. Il nous suffit de chanter (ou jouer au piano) tour à tour les différents modes dans le contexte harmonique du morceau et déterminer celui qui nous plaît le plus (ou qui nous choque le moins !).

En pianotant un peu, je découvre que le mode que j’entends le plus dans ce contexte est le mode dorien.

Voici le mode de Fa dorien :

Le mode dorien est le second mode de la gamme majeure. Son harmonie est donc similaire à celle de la gamme majeure, dont la numérotation des degrés est décalée d’une note.

Voici l’harmonie de Fa dorien :

Il ne nous reste plus qu’à trouver des accords qui vont bien avec notre mélodie.
En pianotant un peu, je découvre qu’on peut faire un superbe mouvement ii V I vers Eb Maj :

Ça sonne bien non ?

Voici, concrètement, comment vous pouvez utiliser l’interchange modal pour enrichir votre harmonie facilement.

Une dernière chose

J’ai conscience que vous n’avez peut-être pas tous les modes possibles et imaginables en tête, et que ce genre d’exercice peut vous sembler fastidieux, voire impossible à réaliser.

Pour pallier à cela, je vous recommande d’analyser vos thèmes favoris sous le prisme de l’interchange modal, afin de détecter les endroits où les compositeurs altèrent la tonalité originelle et dans quels modes parallèles ils s’aventurent.

Faire ceci va vous donner une bonne idée des modes qui fonctionnent le mieux et que vous pouvez utiliser dans vos propres compositions. Sur le long terme cela va alimenter votre oreille de compositeur.trice et devenir instinctif.

En attendant, vous pouvez toujours utiliser les harmonies des trois modes que je vous ai montré dans cet article : Mixo b6, mineur Harmonique et dorien.

Résumons ce que nous avons appris grâce à cet article :

  • L’interchange Modal est, dans une grille d’un morceau tonal, l’emprunt rapide d’un ou plusieurs accords à une tonalité ou modalité parallèle à notre tonalité ;
  • Cela a pour action de créer de nouvelles couleurs harmoniques dans notre grille tout en restant très proche de notre tonalité ou mode de départ ;
  • L’harmonie mineure fonctionne grâce à l’interchange modal ;
  • Les compositeurs utilisent l’interchange modal en altérant plus ou moins leurs mélodies, ce qui fait apparaître des accords étrangers à la tonalité dans leurs grilles ;
  • Les degrés de ces accords peuvent être complètement étrangers à l’harmonie de départ (bVII dans un morceau majeur) ou bien être des altérations de degrés existant dans notre harmonie originelle (dans un morceau majeur : ii -> ii7b5 et V -> V7b9).

J’espère que cet article vous aura permis de débloquer vos problèmes d’harmonie pour vos compositions. Ou du moins, d’y voir plus clair sur les grilles des morceaux que vous jouez au quotidien !

Si vous avez des questions, des remarques, laissez un commentaire, je vous répondrai avec plaisir.

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Image de couverture : Henry Mancini, 1970, Ad on page 2 of February 28, 1970 Billboard magazine, RCA Records.


4 commentaires

Fabien · 29 mars 2021 à 16:21

Simplement merci pour ces excellents articles qui me permettent de hisser mon niveau de compréhension (qui n’est pas très élevé !).
Cet article en particulier tombe à pic car j’essaie de composer (débutant) et je me faisais exactement la remarque concernant « la platitude et la monotonie » de ma production :-). Je vais donc essayer d’inclure cela dans mes futures réflexions ! Je vais en profiter aussi pour suivre le bon conseil d’analyser les thèmes que j’étudie actuellement avec ce point de vue.
Encore une fois merci….

    Louis · 29 mars 2021 à 19:58

    Merci Fabien pour ton commentaire, ravi d’avoir pu te venir en aide !

Richard PROST · 30 octobre 2022 à 18:41

Merci de ces explications, lesquelles ont le mérite d’être claires. Reste à les utiliser dans la musique qu’on veut jouer.

    Louis · 1 novembre 2022 à 22:20

    Merci de pour votre commentaire Richard, ravi que l’article vous ait plu. Pour réussir à utiliser l’interchange modal dans vos compositions, vous pouvez vous intéresser à la manière dont d’autres compositeurs l’utilisent et essayer de leur piquer leurs techniques !
    Je trouve cela agréable de connaître ce pan de l’harmonie même sans l’utiliser « consciemment ». On se rend compte en écrivant nos propres progressions qu’on l’utilise déjà sans le savoir, cela peut nous pousser à nous renouveler et chercher de nouvelles idées.
    À bientôt !
    Louis

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