Les « drop 2 »… Au détour d’une conversation entre jazzmen, au cours d’un atelier jazz dans votre école… Vous en avez forcément entendu parler. Et si tout le monde en parle, ça doit être important !
Je vous l’affirme, ce type de répartition de note au sein d’un accord (« voicing » en anglais) est incontournable. Quel que soit le disque de jazz que vous écoutiez, il contient forcément des drop 2 quelque part !
Dans cet article, nous allons découvrir les drop 2 et leurs principales utilisations en arrangement, accompagnement et composition. En plus de nous donner des sonorités sophistiquées à explorer, ils vont nous tirer d’affaire dans une variété de situations…
Qu’est-ce qu’un voicing drop 2 ?
Pour construire un voicing drop 2, partons d’une autre disposition de voix : la position serrée. Si ce terme ne vous évoque rien, consultez brièvement cet article avant de poursuivre votre lecture :
Voici un Cmaj7 en position serrée :
Comme son nom l’indique, pour créer un voicing « drop 2 » à partir de cet accord, il suffit de prendre sa deuxième note en partant du haut et de la faire « tomber » (« to drop ») d’une octave. Voici maintenant les notes obtenues :
→→→
En écoutant le son de cet accord, on se rend compte qu’il est plus large, plus aérien. Il correspond maintenant à une position dite « ouverte » puisque l’intervalle entre certaines de ses notes est supérieur à la tierce.
Je vous vois venir : « Ça sonne super, mais c’est dommage que le Do ne soit plus la basse de l’accord… ». J’y viens !
Les différents renversements de l’accord de Cmaj7 et les voicings drop 2 correspondants.
Pour obtenir différentes basses pour notre Cmaj7 en drop 2, « renversons » notre accord de base, Cmaj7 en position fermée. Voici ses différents renversements :
Pour chaque renversement, basculons la 2de note en partant du haut d’une octave inférieure, pour créer des voicings drop 2 :
En prenant le second renversement de Cmaj7 et en appliquant la formule du drop 2 on se retrouve avec un accord ouvert dont la note Do (la fondamentale de notre accord), est bien la basse (= sa note la plus grave).
Écoutez la différence entre un Cmaj7 joué en position serrée, et cet accord :
Lequel préférez-vous ?
Comme nous venons de le voir, nous pouvons donc obtenir tout type d’accord sous cette forme du drop 2. Maintenant, découvrons à quoi tout cela peut bien servir.
Les différentes utilisations du voicing drop 2
Le drop 2, star de vos arrangements
Les voicings Drop 2 sont un outil privilégié de l’arrangeur, ils vont lui servir dans une variété de situations.
En premier lieu, voici une application résolvant un problème concret : l’atteinte d’une limite d’ambitus d’un de vos instruments. Il n’est pas rare qu’au cours d’une harmonisation, quelques notes soient trop hautes ou basses pour qu’un de vos instruments puisse les jouer. Prenons pour exemple cette phrase, jouée par une section de cordes :
C’est une montée qui se termine sur une note aiguë. En harmonisant toute la phrase en positions serrées, on se rend compte que les notes de nos instruments graves tels que le violoncelle sont dans son registre aigu. Compte tenu de la nuance demandée et du jeu en section, cela ne va pas convenir car joué dans ce registre, le violoncelle a globalement un caractère plus timbré et fort, qui convient mieux pour un passage en solo, lyrique. Il serait plus judicieux de rester dans les médiums de l’instrument.
Solution : ouvrons notre accord en utilisant la technique du drop 2. En faisant basculer d’une octave inférieure sa deuxième note en partant du haut, l’accord est maintenant plus étendu et sa nouvelle note la plus grave est située pile dans les médiums du violoncelle. Parfait !
(Remarquez au passage l’harmonisation en approches chromatiques, si vous voulez des détails, consultez cet article)
De manière générale, vous pouvez très bien utiliser les voicings drop 2 pour harmoniser un contre-chant ou une mélodie qu’on pourrait harmoniser sans problème en positions serrées. Votre choix sera motivé par la différence de caractère entre les deux techniques :
La position fermée donne un son assez compact, les instruments sont très proches au sein de la section et paraissent « soudés » :
La position ouverte est plus aérée :
Au final, c’est votre goût qui décidera de la disposition d’accord choisie !
Utilisez le drop 2 pour renforcer vos accompagnements
Il faut le savoir : si jamais vous jouez de la guitare, il y a de fortes chances pour que les accords que vous utilisez dans vos accompagnements (ou quand vous jouez en chord melody) correspondent déjà à des drop 2 :
Également, écoutez comment les grands pianistes utilisent les drop 2 pour enrichir leurs accompagnements et obtenir des phrases et harmonisations qu’il serait moins facile d’obtenir avec des positions serrées :
Vous pouvez entendre ce même exemple de Bill Evans dans cette petite vidéo d’Antoine Hervé :
Quel que soit votre instrument, si jamais vous n’avez pas l’habitude de les utiliser, familiarisez vous avec les drops 2 en prenant une grille que vous maîtrisez bien, et en vous forçant à disposer vos accords ainsi. Bien entendu, vous pouvez passer par l’écrit si la gymnastique mentale est trop ardue !
Je ne m’étends pas plus sur le sujet, qui pourrait être celui d’un article complet. Si jamais vous voulez en savoir plus, écrivez-le en commentaire !
Utilisez le drop 2 et obtenez des arpèges sophistiqués au sein de vos compositions
Si vous utilisez les arpèges des accords dans vos compositions et que vous trouvez que vous en avez fait le tour, alors les drop 2 tombent à pic ! Voici une illustration de leur utilisation dans une ligne mélodique dont vous pouvez vous inspirer. Il s’agit d’une musique de jeu vidéo du compositeur Eirik Suhrke :
En résumé, voici ce que nous avons exploré dans cet article sur les voicings drop 2 :
Les drop 2 sont des voicings obtenus à partir des positions serrées en basculant la 2e note en partant du haut d’une octave inférieure
Ce sont des positions d’accord « ouvertes »
Ils sont utiles en arrangement pour obtenir une harmonisation plus aérée et pour contourner des limites de registre
Ils sont utiles en accompagnement pour obtenir un son plus ouvert et sophistiqué que la position fermée
Ils peuvent vous aider à renouveler les arpèges de vos compositions.
Si vous avez besoin de précisions sur l’un des sujets abordés ou si vous souhaitez explorer davantage ce sujet, n’hésitez pas à me le demander en commentaire !
Cet article vous a été utile ? Ne manquez aucun nouvel article ou vidéo de ce type en vous inscrivant à la newsletter hebdomadaire de jazzcomposer.fr :
N’oubliez pas de partager cet article à vos collègues jazzwomen et jazzmen qui pourraient profiter de ces conseils !
L’image de couverture a été générée par l’intelligence artificielle Stable Diffusion XL, avec cette instruction : « Representation of a piano keyboard, Piet Mondrian style »
Laissez-moi deviner… Vous devez harmoniser une mélodie ou des contrechants (« backs ») pour une section de 4 instruments accompagnés d’une rythmique ? Vous ne savez pas comment vous y prendre et avez peur de passer de longues heures à tester des harmonisations à l’aveugle, pour un résultat final peu convaincant ? Et vous avez atterri sur cette page en quête d’une méthode infaillible et simple à mettre en oeuvre pour vous sortir d’affaire ?
Rassurez-vous, il existe bel et bien une position d’accord (« un voicing ») utilisée par tous·tes les arrangeuses et arrangeurs pour écrire à 4 voix sans se prendre la tête.
Elle s’applique à tous les instruments : section de cuivres, quatuor à cordes, choeur, pourquoi pas des bois*… Elle est même utilisée par les pianistes pour s’accompagner à la main gauche !
*Prenez garde à ce que les instruments aient des timbres et volumes sonores proches pour obtenir un son équilibré.
Ce voicing magique, c’est la position serrée (aussi appelé position fermée, closed voicing en anglais).
Qu’est-ce qu’un voicing en position serrée (ou position fermée) ?
Un voicing en position serrée est caractérisé par :
L’intervalle entre la note supérieure et la note inférieure du voicing inférieur à une octave (dans le cas d’un accord à 4 sons) ;
L’intervalle entre deux notes de l’accord ne dépassant pas la 3ce.
Voici un accord à 4 sons disposé en position serrée :
Voici le même accord disposé d’une autre manière :
Cette seconde position ne répondant pas aux critères énoncés ci-dessus, on la qualifiera d’« ouverte ».
Le voicing en position serrée convient particulièrement aux accords à 4 sons, qui fourmillent dans les grilles des standards jazz.
C’est parti, harmonisons une mélodie pour 4 voix grâce à ce voicing :
Comment harmoniser une mélodie avec des voicings en position serrée ?
Nous allons harmoniser pour une section de 4 trompettes ce segment mélodique (je vous en révèlerai la source en fin d’article) :
La grille est un ii V I en Fa majeur. La mélodie comprend les notes des accords an arpèges.
Maintenant, imaginez que vous ayez une section de 4 trompettistes en face de vous, et que vous deviez leur faire jouer cette mélodie ensemble, en l’harmonisant. Qu’allez vous leur faire jouer ?
La première étape est d’assigner les notes de votre mélodie à la première trompette, celle qui va jouer la note la plus aigüe. Il est primordial que votre mélodie soit en haut de votre voicing afin de ne pas être noyée sous les autres voix. De cette manière, l’auditeur la percevra comme la voix la plus importante :
Ensuite, nous allons décider d’harmoniser en homorythmie, tous les instruments auront le même rythme. Cette manière d’harmoniser est fréquemment utilisée en swing. Une fois que vous la maîtriserez, vous pourrez expérimenter en faisant évoluer une ou plusieurs voix séparément des autres.
Pour un rendu cohérent, vous allez décider d’harmoniser tout (ou du moins en majorité) votre segment mélodique avec un voicing précis. Ici, nous allons utiliser la position serrée, mais il en existe beaucoup d’autres (drop 2, en 4tes, unisson, etc…).
Enfin, intéressez vous à votre première note, et posez-vous ces questions :
Cette note fait-elle partie de la tétrade de l’accord sur lequel elle est jouée ?
Si elle est positionnée en fin de mesure, fait-elle partie de la tétrade de l’accord suivant (auquel cas, c’est une anticipation) ?
Si :
Oui, alors assignez aux 3 autres instruments les notes de l’accord en faisant attention à ce que le voicing respecte les critères de la position serrée ;
Non, faites appel aux techniques d’harmonisation que nous allons voir ci-dessous ;
La première note du segment, Do dièse, est située en fin de mesure, mais ne fait pas partie de la tétrade de l’accord de la mesure suivante G-7. Nous allons voir dans un instant comment l’harmoniser, intéressons-nous à la suivante, la note Ré.
Cette note fait bien partie de l’accord G-7. Ainsi, nous allons pouvoir écrire pour la trompette 2 la note inférieure de G-7 la plus proche de cette note supérieure. De bas en haut, G-7 = Sol, Si bémol, Ré, Fa, ce sera donc la note Si bémol.
La trompette 3 va, elle, jouer la note inférieure de la tétrade la plus proche de la note jouée par la trompette 2 (Si bémol), ce sera donc Sol. La trompette 4 jouera la note la plus proche de celle de la trompette 3 (Sol), donc Fa.
Cela donne de bas en haut Fa, Sol, Si bémol, Ré, le 3e renversement de la tétrade de G-7.
Attelons-nous à la 2nde note de la mélodie, la note Si bémol.
Cette note fait-elle partie de l’accord G-7 ? Oui, c’est sa 3ce.
Notre trompette 2 va donc jouer la note inférieure de la tétrade la plus proche, soit Sol ;
La trompette 3 va jouer la note inférieure de la tétrade la plus proche, soit Fa ;
Et la trompette 4 la note inférieure de la tétrade la plus proche, Ré.
Allez-y, saisissez-vous de papier à musique, d’un crayon, et faites de même pour les autres notes de la mélodie. Laissez de côté pour l’instant la dernière note de la 1re mesure, et la 3e note de la 3e mesure.
Voici la correction :
Avez-vous la même chose que moi ? Remarquez qu’en connaissant bien les notes des accords, vous pouvez harmoniser très vite, sans avoir besoin de trop réfléchir. Est-ce que ça sonne ?
Oui, impeccable, ce sera encore mieux avec les 3 notes restantes !
Remarquez au passage que nos notes harmonisées n’ont pas forcément les fondamentales des accords en notes la plus graves, ce sont pour la plupart des renversements. L’harmonie reste compréhensible car un instrument encore plus grave s’assure de jouer la fondamentale des accords : la contrebasse.
Ce système d’harmonisation est donc particulièrement adapté à ce contexte d’une section accompagnée d’une rythmique (comportant une basse). Si nous avions seulement un quatuor de cuivres, nous nous y prendrions autrement pour que l’harmonie reste compréhensible.
Allez, harmonisons les 3 notes restantes grâce à trois techniques d’harmonisation incontournables :
1. L’approche chromatique
Comme son nom l’indique, l’approche chromatique est réservée à une note approchant chromatiquement une autre. Elle consiste à harmoniser de manière similaire l’approche et la note cible, tout en transposant les notes de l’approche pour obtenir un effet de parallélisme.
Prenons la première note de la mélodie :
Dans ce contexte, ce Do dièse est une approche chromatique descendante de la note suivante, la note Ré. Cette dernière faisant partie de l’accord D-7, nous l’avons harmonisée précédemment. Pour harmoniser la note d’approche, reprenons l’harmonisation de la note ciblée et transposons-la un demi-ton en-dessous.
Harmonisation de la note cible (de haut en bas) : Ré, Si bémol, Sol, Fa.
Harmonisation de l’approche chromatique (un demi-ton en-dessous) : Do #, La, Fa #, Mi.
Cela fonctionne parfaitement.
Cette technique peut vous tirer d’affaire, mais elle est à utiliser avec parcimonie ! Trop présente dans votre harmonisation, elle brouille les pistes et créé une tension peu nécessaire entre ce que joue votre section de solistes et la section rythmique.
2. L’approche diminuée
J’ai détaillé dans mon dernier article l’harmonisation de la gamme be-bop et la technique de l’approche diminuée qui en découle. Si vous l’avez lu, alors vous savez déjà comment harmoniser la 3e note de la 3e mesure. Sinon, voici de quoi il s’agit :
Dans une mélodie, toute note ne faisant pas partie de la tétrade de l’accord sur laquelle elle est jouée mais faisant tout de même partie de la tonalité d’où provient l’accord peut être harmonisée avec un accord diminué.
Ici, la note Si bémol ne fait pas partie de la tétrade de F6, mais elle est tout de même diatonique à la tonalité de Fa majeur. Nous allons donc l’harmoniser avec un accord diminué :
3. Les rootless voicings ou positions serrées sans fondamentale
Attaquons-nous à la note restante. C’est un Ré sur l’accord de C7, par rapport à cet accord, cela correspond à sa 9e, une extension.
Je passe rapidement sur ces notions car je les détaille longuement dans mon cours complet Harmonie Jazz : de la Théorie à l’Improvisation, mais les extensions sont les 9e, 11e, et 13e d’un accord. Leurs altérations sont déterminées par les modes desquels ont tire les accords.
La 9e correspond à la 2nde de la gamme du mode correspondant à laquelle on ajoute une octave, la 11e à la 4te + une octave, et la 13e la 6te + une octave.
Par exemple, notre C7, dans la tonalité de Fa majeur est le Ve degré de mode mixolydien. La 9e de C7 correspond à la 2nde note de la gamme de Do mixolydien, Ré. Ainsi, un C9 ressemblera à ceci :
Remarquez que ce voicing basique est une position serrée ! Pourrait-on l’utiliser pour terminer l’harmonisation de notre mélodie ? Malheureusement, cet accord a 5 sons, cela ne colle pas avec notre instrumentation. Nous pouvons au choix :
Rajouter un instrument à notre section ;
Enlever une note à l’accord ;
La première option étant difficilement envisageable, nous allons recourir à la seconde. Mais de quelle note se passer ?
Tout dépend de notre instrumentation. Si notre groupe comprend un·e bassiste, alors il·elle joue déjà la fondamentale de l’accord, nous pouvons donc nous en débarrasser.
Et si jamais nous décidions d’ajouter également la 13e à notre voicing ? Alors il faut éjecter la 5te qui n’apporte pas d’informations cruciales quant à la couleur de l’accord. (Attention toutefois si jamais la 5te est altérée comme pour un accord #5 ou b5, dans ce contexte, elle est très importante !).
Revenons à nos moutons, harmonisons notre Ré avec les notes de C9, sans la fondamentale, les voici : (Do), Mi, Sol, Si bémol, Ré.
Nous aurons donc :
TP1 : Ré ;
TP2 : Si bémol ;
TP3 : Sol ;
TP4 : Mi.
Et voilà ! Notre mélodie est intégralement harmonisée selon un système cohérent, simple et rapide à manier.
L’exemple type : Four Brothers
Si l’harmonisation à l’aide des voicings en position serrée vous intéresse, alors ne cherchez plus. Voici l’exemple parfait de ce que l’on peut faire avec ce voicing : le thème Four Brothers de Jimmy Giuffre.
Conçu spécialement pour la section de saxophones du big band de Woody Herman dont Giuffre tenait le baryton, ce thème est intégralement harmonisé à 4 voix en position serrée. Écoutez comme le son de la section est cohérent et dynamique :
Avez-vous remarqué ? Le segment mélodique que j’ai utilisé dans mes exemples ci-dessus est la première phrase du B !
La voici, isolée et ralentie :
Constatez que, même si j’ai transposé mon exemple en Fa pour que l’article reste accessible, l’harmonisation originale est similaire la nôtre. En réutilisant les techniques d’harmonisation que je vous montre ci-dessus, vous ferez sonner vos arrangements comme les plus grands morceaux de jazz !
/!\ À lire attentivement avant d’utiliser les voicings en position serrée !!
Harmoniser avec des voicings en position serrée ne convient pas à un tempo lent, cela va donner un effet pataud, il faudra arranger votre morceau d’une autre manière. Ce voicing est particulièrement approprié aux tempos medium, et même aux tempos rapides (voir Four Brothers, ci-dessus).
Attention également à bien respecter les registres de vos instruments ! Il serait dommage de leur écrire des notes trop hautes ou basses… Bien connaître la tessiture des instruments pour lesquels vous arrangez vous évitera des surprises au moment de faire jouer votre morceau. Transposez-le dès le départ si votre mélodie est trop haute/basse pour les instruments qui le joueront.
Le voicing en position serrées ne sonne plus quand votre note la plus haute dépasse le Mi 5 (le Mi du haut de la clé de Sol), et quand votre note la plus basse est en-dessous du Mi 3 (le Mi du haut de la clé de Fa). Il vous faudra recourir à d’autres modes d’harmonisation (dites-moi en commentaire si le sujet vous intéresse !).
Quand le tempo est rapide, pour assurer une harmonisation limpide, veillez à utiliser des voicings simples (sans trop d’extensions, évitez les voicings en position serrée sans fondamentale).
Résumons ce que nous avons appris sur les voicings en position serrée/fermée !
Dans cet article, nous avons appris à harmoniser une mélodie pour une section de 4 instruments en utilisant les voicings en position serrée/fermée.
Un voicing en position serrée est caractérisé par :
L’intervalle entre la note supérieure et la note inférieure du voicing inférieur à une octave ;
L’intervalle entre deux notes du voicing ne dépassant pas un intervalle de 3ce.
Quand vous harmoniserez une note de la mélodie, posez-vous cette question : Cette note fait-elle partie de la tétrade de l’accord sur lequel elle est jouée (ou anticipe-t-elle l’accord suivant) ?
Si oui, alors assignez à votre premier instrument la note de la mélodie, et aux 3 autres les notes de la tétrade de l’accord (en faisant attention à ce que le voicing respecte les critères de la position serrée).
Si non, choisissez entre ces 3 techniques d’harmonisation, si :
La note en question est une approche chromatique de la note suivante, recopiez l’harmonisation de cette dernière en la transposant pour créer un effet de parallélisme ;
Cette note est diatonique à la tonalité d’où est tiré l’accord, utilisez l’approche diminuée en l’harmonisant avec un accord diminué ;
La note est une extension de l’accord, utilisez un rootless voicing ou voicing en position serrée sans la fondamentale (si votre groupe contient un·e bassiste !) ;
Cet article vous a plu et vous souhaitez en voir d’autres de ce type ? Restez au fait des dernières publications en vous abonnant à la Newsletter :
Et n’oubliez pas de partager cet article si vous pensez qu’il peut sauver un.une de vos camarades qui peinerait à harmoniser une mélodie ! Il vous suffit de cliquer sur les petits boutons en bas à droite à la fin de l’article.
Image de couverture : Portrait of John Chance, Paul Kashian, Nick Travis, Chuck Genduso, Joe Ferrante, and Curly Broyles, Hotel Commodore, Century Room, New York, N.Y., ca. Jan. 1947. Photograph by Gottlieb, William P.
Imaginez : Vous venez de composer un morceau, vous êtes particulièrement satisfait.e de sa grille d’accords et de sa mélodie, et voudriez le faire jouer à vos camarades d’atelier Jazz.
Problème : L’instrumentation de votre groupe est composée d’une flûte, deux trompettes, un trombone, et la rythmique. Ce serait dommage que tous ces instruments jouent la mélodie à l’unisson… Pas le choix, il faut arranger votre morceau en harmonisant sa mélodie.
Vous voilà dans une fâcheuse posture, vous n’avez jamais écrit pour une telle instrumentation ! Vous vous préparez à passer de longues heures à souffrir devant votre piano, à peiner pour composer de nouvelles voix et les répartir aux différents instruments…
Et si je vous disais que la Gamme Be-Bop peut vous sortir de ce pétrin ? Que son harmonisation donne un système magique, simple à utiliser et pouvant servir en toutes circonstances (arrangements, accompagnements, mélodies en accords…) ?
Découvrons tout cela ensemble.
Avant toutes choses :
Dans cet article, nous allons prendre le cas de figure d’un arrangement à 4 voix, nous manipulerons avec cette instrumentation des voicings plus cohérents et faciles à prendre en main qu’à 2 ou 3 voix. C’est de loin la manière la plus simple de débuter l’arrangement en jazz, faites-moi confiance !
De plus, nous allons nous restreindre à des voicings en positions serrées (closed voicings). Ce terme signifie que :
L’intervalle entre la note inférieure et supérieure du voicing est inférieur à une octave ;
L’intervalle entre chaque note ne dépasse pas une tierce.
Voici un exemple de voicing en position serrée :
Enfin, toutes les voix seront homorythmiques, elles auront exactement le même rythme.
Certes, cette manière d’écrire est contraignante, mais elle est très fréquente dans la musique de la Swing Era, les arrangements pour Big Band, etc… C’est la base, il faut que vous la maîtrisiez !
Passons au vif du sujet.
La Gamme Be-Bop
Pour une découverte complète de la Gamme Be-Bop, voir cet article.
Les Gammes Be-Bop sont des gammes basiques comme la gamme majeure ou le mode mixolydien auxquelles on ajoute un chromatisme. Comme je l’explique dans l’article cité ci-dessus, ce sont des gammes à 8 notes, ce qui se révèle pratique pour créer de longues phrases en croches comme aiment le faire les Boppers.
Ici, nous allons nous intéresser à deux gammes Be-Bop, la gamme Be-Bop Majeure et la gamme Be-Bop mineure.
La gamme Be-Bop Majeure est la gamme Majeure (aussi appelée mode ionien) à laquelle on a ajouté un chromatisme, la 6te mineure :
On joue cette gamme sur les accords maj7 ou 6, comme le Ier ou le IVe degré d’une tonalité majeure.
La gamme Be-Bop mineure est une gamme mineure de mode mineur mélodique à laquelle on a ajouté un chromatisme, la sixte mineure :
On joue cette gamme exclusivement sur les accords mineurs de couleur 6 ou min-maj7, des couleurs que portent le ier degré de la tonalité mineure, par exemple.
Comme telles, ces gammes ne vont pas vous être d’une grande aide pour harmoniser votre morceau, mais attendez de voir la suite.
L’harmonisation de la gamme Be-Bop Majeure
Prenons notre gamme Be-Bop Majeure (ici en Do) et construisons des accords à 4 sons ayant pour fondamentales chacune de ses notes. Pour construire ces accords, nous allons monter notre gamme à partir de notre fondamentale, prendre une note sur deux et les empiler. En suivant strictement cette logique, voici ce que ça donne :
Première surprise, vous voyez que ces 8 accords peuvent être réduits à seulement deux :
L’accord C6 et ses différents renversements ;
L’accord de D° (« Ré diminué ») et ses différents renversements.
Harmoniser à partir des fondamentales Do, Mi, Sol, et La donne un renversement de C6. Harmoniser à partir des fondamentales Si, Ré, Fa, La b donne un renversement de D°.
Or, les notes Do, Mi, Sol, et La sont les Fondamentale, 3ce, 5te et 6te de l’accord C6. C’est précisément sur cet accord qu’on choisit d’utiliser la gamme Be-Bop de Do !
Écoutez maintenant l’enchaînement de ces différents accords, quand on monte la gamme par exemple :
Tout paraît s’enchaîner logiquement, de manière fluide… Avez-vous deviné pourquoi ?
En fait, tout vient de l’alternance de nos deux accords, C6 et D°. D° (Ré, Fa, La b, Si) équivaut à un renversement de B° (Si, Ré, Fa, La b). Cet accord est en fait le viie degré de la tonalité de Do mineur, un accord de fonction dominante (plus d’infos sur ce degré dans mon cours complet sur l’Harmonie Jazz). Or, tout accord de fonction dominante tend l’harmonie et veut se résoudre sur un accord de Ier degré, dans un mouvement de cadence parfaite.
L’harmonisation de la gamme Be-Bop pouvant être réduite à l’alternance des renversements des accords C6 et B°, elle fait entendre la cadence parfaite vii° -> I à de multiples reprises.
Mais que faire de toutes ces informations théoriques ?
Comment utiliser concrètement l’harmonisation de la Gamme Be-Bop ?
Prenons les premières mesures du thème There Will Never Be Another You, dans la tonalité de Ab Maj :
La mélodie évolue sur le premier degré, un accord majeur, Ab6, c’est donc l’endroit parfait pour l’harmoniser grâce à la gamme Be-Bop de Ab Majeur :
Écrivons dans un premier temps l’harmonisation de cette gamme :
Remarquez qu’ici, les accords qui s’alternent sont Ab6 et G° (sous leurs différents renversements).
Repérerons maintenant dans la mélodie chaque note appartenant à l’accord de Ab6, soit La b, Do, Mi b, et Fa. Nous allons harmoniser ces notes en utilisant les différents renversements de Ab6 comme écrit ci-dessus.
/!\ Nous voulons que la mélodie soit la note la plus haute de notre voicing, afin qu’elle ressorte et soit comprise par l’oreille de l’auditeur comme la voix principale.
Commençons par la première note, Mi b. Mi b est-elle une note de Ab6 ? Oui, c’est la 5te, c’est donc une note que nous allons harmoniser avec un renversement de Ab6. Cherchons dans l’harmonisation de la gamme Be-Bop de Ab Majeur un accord qui ait pour note supérieure Mi b. Il s’agit du 7e, Ab6/F, soit de haut en bas : Mi b, Do, La b, F.
Écrivons maintenant cette harmonisation en-dessous de notre première note. Voilà, notre premier accord est écrit !
Prenons la seconde note, Fa. Elle est également comprise dans Ab6. Allez-y, essayez de l’harmoniser en répétant les étapes ci-dessus. Voici le résultat :
La troisième note, Sol, n’est en revanche pas comprise dans l’accord de Ab6. Nous allons donc l’harmoniser à l’aide d’un accord diminué (qui correspondra au final à un renversement de G°).
Astuce : Les accords diminués sont uniquement constitués d’intervalles de 3ces mineures. Donc, ne réfléchissez pas, prenez votre note supérieure et harmonisez par intervalles de tierces mineures descendantes, et vous aurez votre accord !
Dans notre exemple : Sol -> Mi -> Do# -> A# (ou enharmoniquement Sol -> Fa b -> Ré b -> Si b).
Voici l’intégralité de la première phrase de There Will Never Be Another You harmonisée de cette manière :
(Remarquez que j’ai réinterprété le rythme afin que l’arrangement sonne plus « jazz »)
(Pour plus de clarté, j’indique les accords diminués en rouge, comme ci-dessus)
Ça sonne super non ? Et si vous y prêtez attention, chacune des voix séparées écrites grâce à ce système a un tracé cohérent par rapport à la mélodie, et va être par conséquent jolie et facile à jouer. Tout ça, sans trop se fouler !
Attention, cette méthode a des limites !
En effet, cette méthode d’harmonisation ne fonctionne que si la mélodie s’appuie sur les notes de la tétrade de votre accord majeur (spécifiquement ses Fondamentale, 3ce, 5e et /!\ 6te).
Si votre mélodie met en valeur la 7e ou les extensions (9e, 11e, 13e), donc des notes que vous allez harmoniser avec des accords diminués, cela ne va pas sonner car cette couleur va s’opposer à la vraie couleur de l’accord.
Exemple avec le morceau Girl From Ipanema, dont la mélodie joue sur les 9e et 7e du Ier degré :
Voici l’harmonisation grâce à la Gamme Be-Bop de Ab Majeur :
… Ce n’est vraiment pas beau ! Il faut donc l’harmoniser autrement :
(Oups ! Dans mon audio, j’anticipe le 2nd temps de la 2nde mesure, ne m’en tenez pas rigueur !)
Jetons maintenant un œil à l’harmonisation de la Gamme Be-Bop mineure.
L’harmonisation de la gamme Be-Bop mineure
Prenons la gamme Be-Bop mineure de Do :
Construisons maintenant des accords à 4 sons à partir de chacune de ses notes, en empilant par-dessus des notes de la gamme prises par intervalles de tierces :
Là encore, nous pouvons réduire les 8 accords à seulement 2 :
L’accord C-6 et ses différents renversements ;
L’accord de D° (ou B°) et ses différents renversements.
Écoutez le son de l’enchaînement des différents à accords :
Nous retrouvons nos enchaînements de fonctions tonique et dominante, nos cadences parfaites.
Essayons d’harmoniser une mélodie grâce à cette gamme. Prenons le thème Jordu, ici en Sol mineur :
Le début de la mélodie évolue sur un accord de Sol mineur, de couleur 6, c’est le premier degré de la tonalité. Nous pouvons donc l’harmoniser grâce à la Gamme Be-Bop de Sol Mineur.
Toute note de la mélodie appartenant G-6 soit Sol, Si b, Ré, Mi, sera harmonisée avec un renversement de G-6. Toute note de la mélodie ne faisant pas partie de G-6 sera harmonisée avec un accord diminué.
Rappelez-vous, les notes de la mélodie sont les notes supérieures de nos voicings. Il faut donc :
Pour chaque note faisant partie de G-6 trouver dans l’harmonisation de la gamme Be-Bop l’accord ayant cette note en haut du voicing, et l’harmoniser ainsi ;
Pour chaque note ne faisant pas partie de G-6 écrire un accord diminué en descendant par intervalles de tierces mineures.
Faites-le de votre côté avant de regarder ma correction ! Voilà le résultat :
Attention ! Encore une fois, si votre mélodie met en valeur la 7e ou les extensions, l’harmonisation grâce à la gamme Be-Bop mineure ne va pas bien sonner.
Généralisation de l’approche diminuée
Bon, la méthode de l’harmonisation grâce à la gamme Be-Bop est très utile, mais elle est tout de même limitée ! En effet, on n’utilise la gamme Be-Bop Majeure que sur les accords 6 ou Maj7, et la gamme Be-Bop mineure sur les accords min6 et min-maj7.
Comment harmoniser les mélodies évoluant sur les autres accords, les couleurs -7, 7… ?
Et si je vous disais que les accords diminués allaient encore une fois nous tirer d’affaire ?
Lisez bien ce qui va suivre : De manière générale, toute note de votre mélodie étrangère à la tétrade de l’accord sur lequel elle est écrite peut être harmonisée avec un accord diminué.
Et, rappelons-le : Toute note de votre mélodie appartenant à la tétrade de l’accord sur lequel elle est écrite peut être harmonisée grâce aux notes de cet accord.
Avec un exemple, ce sera plus clair :
Prenez la suite de There Will Never Be Another You, les mesures 5, 6 et 7 :
L’accord de la mesure 5 est un F-7, le vie degré. Ce n’est ni un accord majeur ni un accord mineur 6, nous ne pouvons donc pas utiliser les Gammes Be-Bop pour l’harmoniser.
Cependant, nous allons isoler dans la mélodie les notes qui font partie de la tétrade de F-7, à savoir les notes Fa, La b, Do, et Mi b. La mélodie contient les notes La b, Do, et Mi b. Nous allons pouvoir harmoniser ces notes tout simplement avec les notes de notre accord, F-7. Prenez bien soin de mettre la mélodie en note supérieure de vos voicings, et de répartir les notes pour que l’accord reste en position serrée.
Cependant, il nous reste la note Si bémol à harmoniser. Si bémol ne fait pas partie de l’accord sur lequel elle est écrite, par conséquent, nous allons l’harmoniser avec un accord diminué :
Et voilà, ça fonctionne parfaitement. Remarquez que j’ai procédé de la même manière pour l’accord suivant, Bb7. Le Mi b de la mesure 7 ne faisant pas partie de l’accord, je l’ai harmonisé avec une couleur diminuée.
Bien entendu, harmoniser ainsi ne fonctionne pas dans tous les contextes, faites confiance à vos oreilles pour distinguer ce qui sonne de ce qui ne sonne pas.
Si, dans votre mélodie, des notes ne faisant pas partie de l’accord approchent des notes faisant partie de l’accord, dans le cadre de la montée/descente d’une gamme par exemple, cela va particulièrement bien fonctionner. C’est pour cela qu’on appelle communément cette technique l’approche diminuée.
Et maintenant, à vous de jouer ! Voici un exercice pour vous entraîner.
Dans cet article, nous avons vu comment harmoniser une mélodie évoluant sur un accord majeur ou mineur grâce aux Gammes Be-Bop. Sur ces accords : toute note de la mélodie étant une note de la tétrade de l’accord de couleur 6 (Fondamentale, Tierce, Quinte, ou Sixte) sera harmonisée grâce à un renversement de l’accord 6. Toute note de la mélodie ne faisant pas partie de l’accord de couleur 6 sera harmonisée avec un accord diminué.
Vous pouvez élargir cette règle à tout type d’accord : Harmonisez toute note de la mélodie faisant partie de l’accord en question avec les notes de la tétrade de l’accord, et toute note ne faisant pas partie de l’accord avec un accord diminué. Les notes ne faisant pas partie de l’accord servant souvent de notes d’approche aux notes de l’accord dans les mélodies de jazz, on appelle cette technique l’approche diminuée.
Attention cependant, si votre mélodie met en valeur la 7e ou les extensions, il faut changer de mode d’harmonisation pour ne pas vous retrouver avec des couleurs diminuées envahissantes.
Voyons si vous avez tout compris ! Prenez cette mélodie que j’ai composée sur la première section de la grille du standard All of Me, et harmonisez-la en utilisant l’approche diminuée et seulement les notes des accords :
Voici ma correction, et l’audio pour entendre le résultat final :
Cet article vous a plu et vous souhaitez en voir d’autres de ce type ? Restez au fait des dernières publications en vous abonnant à la Newsletter :
Et n’oubliez pas de partager cet article si vous pensez qu’il peut sauver un.une de vos camarades qui peinerait à harmoniser une mélodie ! Il vous suffit de cliquer sur les petits boutons en bas à droite.
Image de couverture : Posed photo portrait of American jazz bandleader and pianist Count Basie, seated at the piano, in 1955. Photograph by James J. Kriegsmann. Distributed by Willard Alexander, Inc. Domaine public.
Si vous composez vos propres thèmes de Jazz, vous faites peut-être face à un constat :
« Ma mélodie et mon harmonie tournent autour de ma tonalité/de mon mode de base sans jamais évoluer, c’est plat et monotone. »
Par chance, il existe un procédé simple et efficace pour varier un peu votre harmonie sans pour autant amener un déluge de changements à l’essence de votre morceau.
Cet outil prisé des compositeurs des standards de jazz s’appelle l’interchange modal. C’est une composante incontournable des grilles que nous jouons au quotidien, et il faut absolument que vous sachiez vous en servir ! Commençons.
L’interchange Modal, qu’est-ce que c’est ?
L’interchange Modal est, dans la grille d’un morceau tonal, l’emprunt rapide d’un ou plusieurs accords à une tonalité ou un mode parallèle à notre tonalité ou mode de départ. Cela amène alors de nouvelles couleurs dans notre harmonie tout en restant très proche de notre harmonie originelle.
Pas si vite ! Que signifient les termes tonalité et mode parallèles ?
Si vous avez lu mon article sur l’harmonie tonale, vous savez que celle-ci est construite autour de la gamme majeure. De chacune de ses notes peuvent être construits différents degrés, qui ont différentes fonctions tonales selon qu’ils tendent où relâchent la tension harmonique. Ces degrés ont chacun un mode bien précis(lydien, mixolydien, phrygien, aeolien, etc…).
La gamme majeure équivaut au mode ionien, on pourrait donc dire que l’harmonie majeure est en fait l’harmonie du mode ionien.
Partant de ce constat, on peut tout à fait prendre n’importe quel mode et construire une harmonie avec ses différentes notes : écrire les degrés, les classer selon des fonctions…
C’est par exemple ce qui se passe lorsqu’on établit l’harmonie mineure. On prend comme base la gamme mineure naturelle, aussi appelée le mode aeolien, et ses différents degrés.
Maintenant, que désigne le terme mode « parallèle » ?
C’est très simple ! Deux modes sont parallèles dès lors qu’ils ont en commun leurs toniques. Par exemple, Do ionien et Do phrygien sont parallèles. Do dorien et Do Mixo b6, Do aeolien, Do altéré, etc…
Voici de nouveau la définition de l’interchange modal :
L’interchange Modal est, dans la grille d’un morceau tonal, l’emprunt rapide d’un ou plusieurs accords à une tonalité ou un mode parallèle à notre tonalité ou mode de départ.
Normalement, vous devriez y voir plus clair. Pour bien comprendre, je vais vous donner un exemple avec lequel vous êtes déjà familier.ère.
L’interchange modal fait fonctionner l’harmonie mineure
Comme dit précédemment, l’harmonie mineure se construit à partir du mode aeolien. Et comme vous le savez également, le mode aeolien a un problème de taille… Il ne contient pas de sensible (7e Majeure par rapport au centre tonal). Cela rend insatisfaisante la cadence parfaite V -> i.
Nous pourrions en rester là… Mais c’est sans compter sur les compositeurs baroques qui ont remarqué que le mode mineur harmonique parallèle contenait, lui, une sensible, et donc un Ve degré qui rend satisfaisante la cadence parfaite.
En empruntant ce Ve degré à la gamme mineure harmonique parallèle pour faire fonctionner l’harmonie aeolienne, les compositeurs font un interchange modal.
L’interchange modal, à quoi sert-il concrètement ?
Nous venons de voir que l’interchange modal permet de rendre fonctionnelle et plus « tonale » l’harmonie mineure. Mais c’est un cas un peu extrême, car il est systématique, et intégré au concept de tonalité mineure.
Intéressons-nous à une utilisation plus courante, en particulier en jazz. Par exemple, dans The Days of Wine and Roses d’Henry Mancini :
Nous sommes en Fa majeur. Analysez quelques secondes les notes de la mélodie avec cette information en tête. Ne remarquez vous pas quelque chose ?
La mélodie de ce thème est entièrement diatonique, elle ne contient que les notes de la tonalité, Fa majeur. Entièrement ? Non, seulement une note se détache du reste. Le Ré bémol de la 7e mesure.
Imaginons quelques secondes que nous venions de composer ce thème, sans cette note qui vient tout chambouler. Nous sommes satisfait, c’est un beau thème, mais il est entièrement diatonique. N’est-ce pas un peu dommage ? Monotone ?
Pourquoi ne pas emprunter des notes un peu exotiques à un mode parallèle, par exemple, mettre un Ré bémol sur cette 7e mesure, et un Eb7#11 en harmonie ?
Ce choix d’accord et de mélodie nous permet de savoir à quel mode parallèle de notre tonalité nous venons de l’emprunter. Arriverez-vous à le retrouver ?
Nous sommes en Fa majeur, nous cherchons un mode parallèle, donc un mode qui commence par la note Fa. Le Eb7#11 est le degré bVII7 par rapport notre premier degré, Fa quelque-chose. Sa couleur indique un mode Lydien b7, ce qui est confirmé par la mélodie (Do, La, La, Ré bémol, Ré bémol, La, Sol, soit la 13e M, la #11, la 7e m, la 3e M). Dans l’harmonie de quelle mode de Fa le bVII7 est-il Lydien b7 ?
Pour le savoir, il vous suffit de créer une gamme partant de Fa avec les notes du mode de Eb Lydien b7. Cela donne :
Le mode de Fa mixolydien b6. C’est un mode de la gamme mineure mélodique, qu’il vous faut connaître ! Je le décortique dans mon Ebook gratuit Les Fiches d’Identité des Modes.
L’harmonie du mode Mixolydien b6 comprend donc les couleurs d’accords des degrés de la gamme mineure mélodique, si vous les connaissez déjà, vous ne devriez pas être perdu.e. Sinon, pas de panique, c’est moins complexe que ça en a l’air !
Voici donc les différents degrés du mode mixo b6, dont celui qui nous intéresse, le bVII :
Le Ré bémol de la mélodie et son Eb7#11 viennent donc d’un interchange modal avec le mode de Fa mixolydien b6. Toute l’harmonie du thème aurait pu sembler monotone sans cette subtilité, qui vient enrichir sans pour autant détonner avec le contexte.
Remarque :
Henry Mancini n’a sans doute pas procédé de manière aussi analytique. Il n’a sans doute pas passé en revue tous les modes de Fa en listant leurs degrés et testé toutes les idées de mélodie possibles en l’altérant selon les différents modes… L’idée a dû lui arriver à l’oreille tout de suite, sans avoir besoin de réfléchir.
Sauf que, pour vous qui n’écrivez sans doute pas de thèmes tous les matins au petit déjeuner, et qui n’entendez pas tout de suite de belles possibilités d’harmonisation et d’altération de mélodie, ce genre d’analyse peut se révéler bien utile !
En effet, The Days of Wine and Roses est le parfait exemple d’une harmonie et d’une mélodie simple mais pas simpliste grâce à l’enrichissement subtil amené par l’interchange modal. Et l’exemple précis avec le degré bVII7 est extrêmement répandu parmi les standards de Jazz ! (Lisez-donc mon article sur le sujet pour vous en rendre compte).
Il n’est donc pas vain d’analyser pour se rendre compte de ce qui marche dans le but d’ensuite réutiliser les recettes apprises chez les plus grands…
Une autre utilisation courante de l’interchange modal
Dans The Days of Wine and Roses, Mancini emprunte le degré bVII7 au mode Mixolydien b6 parallèle. Ce degré est étranger à notre tonalité de départ, qui normalement contient un viie degré bécarre.
Mais il est tout à fait possible d’emprunter des degrés dont les fondamentales existent déjà dans notre harmonie de base. Tout l’intérêt va résider dans les nouvelles altérations que va apporter l’interchange modal aux couleurs de ces accords.
Voici un exemple très courant : l’emprunt à la tonalité mineure parallèle.
Précisément les harmonies des gammes mineures naturelle, harmonique et mélodique confondues.
Intéressons-nous en particulier à la gamme mineure harmonique et ses degrés :
La caractéristique du mode mineur harmonique est l’intervalle entre la sixte mineure et la 7e Majeure : 3 demi-tons, soit une seconde augmentée.
Cela permet entre autres à la gamme mineure harmonique d’avoir un Ve degré de couleur 7, sachant qu’il est courant de préciser que ce degré contient aussi une b9, donc 7b9. Contrairement au Ve degré de de la gamme mineure naturelle qui a une couleur min7, celui-ci tend véritablement l’harmonie pour appeler à une résolution sur le premier degré mineur.
Classons les degrés de cette gamme selon différentes fonctions. Dans cet article, nous avions vu que l’harmonie mineure contenait 3 fonctions caractérisées par la contenance de notes caractéristiques par rapport au centre tonal :
La sixte mineure. Cette note est instable par rapport à la quinte (par rapport au centre tonal) et est caractéristique de la famille sous-dominante ;
La sensible (7e Maj). Cette note est instable par rapport à la tonique et est caractéristique de la famille dominante.
Ou aucune de ces deux notes, auquel cas la fonction du degré est tonique.
Jetons un oeil à nos degrés :
Les degrés ii, iv et bVI ne contiennent que la sixte mineure. Les degrés V et vii contiennent la sensible. Le degré bIII est une exception, il contient lui aussi la sensible, mais a quand même deux pieds bien ancrés dans la fonction tonique. À classer avec le degré i, donc.
Bon, mais à quoi nous servent toutes ces informations ?
Eh bien, si vous êtes en train de composer un morceau majeur et que vous voulez épicer un peu votre harmonie, vous pouvez parfaitement aller chercher dans les notes et les couleurs de ce mode mineur parallèle. C’est ce que fait Victor Young à la fin de Stella by Starlight :
Nous sommes en Bb majeur. Remarquez comme la mélodie du dernier A reste diatonique sauf pour une note, le Sol bémol des 4 dernières mesures. Ce sol bémol est la sixte mineure par rapport à Si bémol, caractéristique du mode mineur harmonique parallèle, ce qui nous indique que nous avons changé de mode brièvement grâce à l’interchange modal.
L’harmonie a aussi changé en conséquence. Notre oreille s’attend à un ii V I en Bb majeur basique :
C-7 F7 -> Bbmaj7
Mais Young nous surprend en altérant ces degrés avec les couleurs mineures harmoniques : -7b5 pour le iind degré et 7b9 pour le Ve.
Mais comment se servir concrètement de l’interchange modal ?
Nous allons nous placer dans le cas de figure où vous êtes en train de composer un morceau dans une tonalité bien établie, et que vous trouvez votre harmonie un peu monotone.
Prenez une partie de votre mélodie que vous souhaitez enrichir, et altérez une ou plusieurs notes, tout en vous demandant dans quel mode parallèle à votre tonalité vous empruntez ces altérations.
Je vais faire cela avec vous en imaginant que je suis en train de composer The Days of Wine and Roses. Je voudrais enrichir une partie particulière du morceau, la dernière phrase avant le retour du A :
J’ai essayé plusieurs possibilités, plus ou moins éloignées de mon centre tonal, mais me suis arrêté sur cette version :
Mon morceau est en Fa majeur. Dans quel mode ai-je basculé ?
En fait, c’est un peu une question piège… La seule altération que j’ai insérée ici est le La bémol, ma tierce, qui devient mineure. Mais je n’ai donné aucune information sur la 5te, la 6te, et la 7e de mon mode. J’ai donc le choix entre différentes possibilités :
Fa mineur majeur : 5te juste, 6te Maj et 7e Maj
Fa mineur harmonique : 5te juste, 6te min, 7e Maj
Fa dorien : 5te juste, 6te Maj, 7e min
Fa locrien bécarre 2 : 5te dim, 6te min, 7e min
…
Avoir autant de choix est un peu embêtant… Nous n’allons pas nous amuser à regarder un à un les 7 degrés de tous ces modes pour déterminer celui qui irait le mieux avec noter mélodie, ce serait long et fastidieux.
Seule solution pour se sortir de ce pétrin : utiliser ses oreilles. Il nous suffit de chanter (ou jouer au piano) tour à tour les différents modes dans le contexte harmonique du morceau et déterminer celui qui nous plaît le plus (ou qui nous choque le moins !).
En pianotant un peu, je découvre que le mode que j’entends le plus dans ce contexte est le mode dorien.
Voici le mode de Fa dorien :
Le mode dorien est le second mode de la gamme majeure. Son harmonie est donc similaire à celle de la gamme majeure, dont la numérotation des degrés est décalée d’une note.
Voici l’harmonie de Fa dorien :
Il ne nous reste plus qu’à trouver des accords qui vont bien avec notre mélodie. En pianotant un peu, je découvre qu’on peut faire un superbe mouvement ii V I vers Eb Maj :
J’ai conscience que vous n’avez peut-être pas tous les modes possibles et imaginables en tête, et que ce genre d’exercice peut vous sembler fastidieux, voire impossible à réaliser.
Pour pallier à cela, je vous recommande d’analyser vos thèmes favoris sous le prisme de l’interchange modal, afin de détecter les endroits où les compositeurs altèrent la tonalité originelle et dans quels modes parallèles ils s’aventurent.
Faire ceci va vous donner une bonne idée des modes qui fonctionnent le mieux et que vous pouvez utiliser dans vos propres compositions. Sur le long terme cela va alimenter votre oreille de compositeur.trice et devenir instinctif.
En attendant, vous pouvez toujours utiliser les harmonies des trois modes que je vous ai montré dans cet article : Mixo b6, mineur Harmonique et dorien.
Résumons ce que nous avons appris grâce à cet article :
L’interchange Modal est, dans une grille d’un morceau tonal, l’emprunt rapide d’un ou plusieurs accords à une tonalité ou modalité parallèle à notre tonalité ;
Cela a pour action de créer de nouvelles couleurs harmoniques dans notre grille tout en restant très proche de notre tonalité ou mode de départ ;
L’harmonie mineure fonctionne grâce à l’interchange modal ;
Les compositeurs utilisent l’interchange modal en altérant plus ou moins leurs mélodies, ce qui fait apparaître des accords étrangers à la tonalité dans leurs grilles ;
Les degrés de ces accords peuvent être complètement étrangers à l’harmonie de départ (bVII dans un morceau majeur) ou bien être des altérations de degrés existant dans notre harmonie originelle (dans un morceau majeur : ii -> ii7b5 et V -> V7b9).
J’espère que cet article vous aura permis de débloquer vos problèmes d’harmonie pour vos compositions. Ou du moins, d’y voir plus clair sur les grilles des morceaux que vous jouez au quotidien !
Si vous avez des questions, des remarques, laissez un commentaire, je vous répondrai avec plaisir.
Cet article vous a plu et vous souhaitez en voir d’autres de ce type ? Restez au fait des dernières publications en vous abonnant à la Newsletter :
Et n’oubliez pas de partager cet article si vous pensez qu’il peut aider un.une de vos camarades bloqué.ée sur une de ses compositions !! Il vous suffit de cliquer sur les petits boutons en bas à droite.
Image de couverture : Henry Mancini, 1970, Ad on page 2 of February 28, 1970 Billboard magazine, RCA Records.
Aujourd’hui, j’ai le plaisir de vous partager ma conversation avec le jeune pianiste Sylvain Le Ray. Il sort son premier album The Unchosen Way chez le label Hostel Records le 14 août 2020. À seulement 24 ans, il se positionne comme une voix singulière sur la scène jazz actuelle, sa musique est riche d’influences et porteuse d’un message qui se veut spirituel.
Parmi toutes les questions qui me venaient à l’esprit, j’ai choisi de me concentrer sur la création de son album. Au programme :
L’histoire que raconte son album et comment elle influence sa musique ;
Une anecdote sur un morceau enregistré au tout dernier moment ;
Sa manière de composer dont nous pouvons nous inspirer ;
Son regard sur le métier de musicien de jazz aujourd’hui.
Jazzcomposer.fr : Bonjour Sylvain. Première question plutôt vaste avant de nous plonger dans ton album. Pour toi, qu’est-ce qu’un musicien de jazz en 2020 ?
Sylvain Le Ray : Aujourd’hui, être musicien de jazz nécessite d’être polyvalent. Il n’est pas facile de vivre en jouant exclusivement du jazz.
Personnellement je fais du jazz, de la Salsa, de la musique traditionnelle, de la musique bretonne (je suis originaire de la région), etc…
C’est aussi important d’être dans un endroit concentrant beaucoup de musiciens. Je gravite à Rennes où j’ai beaucoup de projets, je commence aussi à en avoir à Paris. En parallèle, je suis en formation au Centre de Musiques Didier Lockwood. Plus on rencontre de gens, plus ça nous enrichit musicalement, et humainement.
Mon projet solo est très important pour moi. Pour autant, je ne me vois pas en vivre exclusivement d’ici 5 à 10 ans.
JC.fr : Ton premier album s’appelle The Unchosen Way. Quelle histoire raconte-t-il ?
SL : Je voulais parler des choses de la vie sur lesquelles nous n’avons pas d’emprise. De manière plus prosaïque, les trucs qui t’arrivent sans que tu puisses y faire grand chose ! En trois mots : The Unchosen Way.
Le message implicite est qu’il faut accepter qui nous sommes et être plus à l’écoute et respectueux de ce qui nous entoure. De manière plus large, on peut même y percevoir une dimension écolo !
Au moment où l’album a été enregistré (Octobre 2018), ces valeurs étaient particulièrement importantes pour moi, et je voulais les transmettre à travers ce disque.
L’idée était aussi de me démarquer. Je n’avais pas envie de faire simplement un album de jazz en mode « Salut, je m’appelle Sylvain Le Ray, je fais du piano… » !
C’est d’ailleurs grâce à mes études au Conservatoire de Rennes que j’ai pu faire ce premier disque à mon nom. Au départ, le trio s’est formé pour mon projet DEM !
JC.fr : Ton message a-t-il influencé la construction de l’album ?
SL : Il a influencé l’ordre des pistes, mais pas les compositions en elles-même.
J’étais dans un certain état d’espritau moment de composer les morceaux, mon message n’était pas encore formulé de manière consciente.
Au moment de choisir un titre pour l’album, « The Unchosen Way » m’est venu de manière naturelle, cela faisait sens par rapport aux morceaux.
Concrètement, la première piste Imaginary World représente l’éveil d’un personnage, sa présentation à l’auditeur. Les deux pistes suivantes (Etna et e-ruption) sont un peu plus agitées, mouvementées. Notre personnage (dans lequel je me transpose) est pris dans le tourbillon de la vie, dans une course effrénée.
Ensuite, Contradictions représente un état de remise en question par rapport à tout cela, et vient Openness où le personnage se libère progressivement, s’épanouit.
Young Years est une parenthèse à propos de la famille, et le dernier titre, Nouveaux Horizons représente un futur plein d’espoir.
Cette progression colle bien avec l’idée de l’acceptation de soi et de l’écoute de ce qui nous entoure.
JC.fr : Je trouve Young Years très réussi, parle-nous de ce morceau.
SL : C’est un air de musique traditionnelle bretonne que mon père musicien a collecté auprès de la grand-mère d’un de mes oncles.
Il l’a ré-arrangé pour l’enregistrer sur un de ses albums, et pour le jouer avec son groupe dans lequel j’ai remplacé quelques fois le pianiste.
Un jour, j’ai repris le morceau et me suis amusé avec, en m’inspirant de Tigran Hamasyan qui est une de mes influences principales. Son disque en solo A Fable est un de mes disques préférés. La piste Kakavik (The Little Partridge) m’a particulièrement inspirée, c’est d’ailleurs un air traditionnel que Tigran a réarrangé !
C’est drôle car nous n’avions pas prévu d’inclure ce morceau à l’album à la base. Au soir du second et dernier jour d’enregistrement de l’album (nous avions donc tout bouclé), dans l’euphorie, je me suis assis au piano et l’ai enregistré seul, en une seule prise !
JC.fr : Tes compositions sont très belles, et racontent toutes une histoire singulière. Comment t’y prends-tu pour composer ?
J’ai différent procédés… Pour ce qui est des morceaux de l’album, ça a fonctionné à l’inspiration. Pour Imaginary World, c’est la mélodie qui m’est venue en marchant. Je l’ai ensuite arrangée, ai ajouté les accords, etc… Openness est partie d’une idée purement rythmique, j’ai eu le riff dans la tête et suis parti dans une direction avec.
Par contre, j’ai modelé Etna de manière consciente. Je voulais que le morceau soit assez long et ressemble à une odyssée. J’avais plusieurs idées indépendantes qui mises bout-à-bout sonnaient bien.
Pour moi, tout part de l’idée. Après ce que tu en fais… le plus important c’est d’avoir l’idée !
Je ne pense pas non plus à l’esthétique de mes morceaux. Je trouve cela très compliqué de se forcer à écrire dans un style particulier.
Je pense que c’est une force, comme je n’arrive pas à écrire dans un style précis, je pense que naturellement, j’ai trouvé mon propre style !
JC.fr Merci Sylvain !
Cette interview vous aura sûrement donné envie d’écouter l’album :
Aujourd’hui, j’ai la chance d’avoir pu échanger avec le pianiste Michaël Vigneron. Son album NEBULA sorti le 20 mars dernier vient tout juste d’être sacré « Révélation ! » par Jazz magazine. Cet article sera donc l’occasion pour nous d’en apprendre plus sur le début de carrière d’un jazzman, de découvrir le projet de Michaël, ainsi que la méthode avec laquelle il a conçu son disque, et ses astuces pour composer des morceaux liés à un concept.
Jazzcomposer.fr : Tu sors tout juste de l’école (Conservatoire de Rennes, CMDL…), et ton premier album sous ton nom résonne déjà dans nos oreilles. En plus d’être salué par la critique, tu fais ta release party au Sunside*, ton groupe a joué en première partie de Kellylee Evans au New Morning plus tôt dans l’année, on parle de NEBULA dans les radios spécialisées (Couleurs Jazz Radio, Art District Radio…). Peux-tu nous parler de ton parcours et des étapes clés qui t’ont mené des études à ce début de carrièrefulgurant?
Michaël Vigneron : Je viens du classique, donc à la base, j’avais une vision très introspective de la musique. En parallèle, j’ai toujours composé, expérimenté, essayé de reproduire les choses que j’entendais sur les vinyles de mes parents, et ce depuis que je suis tout petit ! Je ne savais pas encore ce que je jouais exactement comme style(s), j’étais enfant, je ne me posais pas ces questions là. Plus tard, j’ai dû arrêter ma pratique pour me concentrer sur les études, ce qui m’a permis de prendre du recul sur mon rapport à la musique. Ça m’a fait redécouvrir les différents styles, notamment les musiques actuelles, mais aussi les jams sessions… J’avais autour de la vingtaine, c’est à ce moment là que j’ai commencé à sortir, à aller explorer, m’imprégner de la liberté que j’ai découverte dans le rock et l’électro. J’ai débarqué en Bretagne en suivant ma compagne que j’avais rencontrée à Dijon, et c’est là que j’ai complètement craqué pour le jazz, en rencontrant des musiciens et en intégrant le conservatoire de Rennes pour passer un DEM. J’ai commencé vraiment à expérimenter cette musique avec Benjamin Clément et Simon Prudhomme (les bassiste et batteur de NEBULA). À partir de 2017, on a la chance d’être programmés en première partie de Tigran Hamasyan au festival de Jazz à l’étage. Dans la foulée, on enregistre un EP et on gagne en 2018 le tremplin du festival de Jazz à St Germain des Prés. À partir de ce moment là, les choses s’accélèrent, je rentre au Centre des Musiques Didier Lockwood, où je continue à rencontrer des gens et à me perfectionner, notamment auprès de Benoît Sourisse, André Charlier, Laurent Coulondre… J’avais déjà rencontré Laurent lors de notre première à Jazz à St Germain des Prés, et il m’avait envoyé un message pour m’encourager. C’est lui qui a fait l’intermédiaire avec Maude Favennec de l’agence de développement et communication pour artiste Into the Mood. C’est une ressource très importante, Maude participe à mon développement en trouvant des partenaires, en organisant la sortie du disque en fonction des différents contenus et médias que je pourrais approcher… Le Studio des Variétés m’a aussi beaucoup aidé, en particulier la personne qui a été mon directeur musical et qui a fait le mix de NEBULA, Jean-Paul Gonnod. Le Studio des Variétés est un lieu ressource, qui permet de mettre en contact différents acteurs du monde du spectacle et différents artistes entre eux, c’est aussi un lieu de formation. J’ai pu y discuter de mon projet, et j’ai été mis en relation avec Isabelle Rodier, qui m’a aidé à réaliser les premiers rétro-plannings pour concrétiser la réalisation du disque.
Ce qu’il y a à retenir, c’est qu’il ne faut pas rester seul. C’est impossible de tout faire soi-même sans aller chercher le conseil ou l’expérience d’autres personnes, au début, on ne peut pas être son propre label, son propre agent presse, etc…
JC.fr : NEBULA est ton premier album, est-ce une étape importante pour toi ? Quelle histoire raconte-t-il ?
MV : Oui, et c’est valable pour tous les artistes, c’est vraiment une étape importante, elle pose les jalons de quelque chose. Contrairement à un EP, un album est long en terme de durée, cela nécessite une cohérence, il faut que cela raconte quelque chose, qu’il y ait un récit. Ce récit raconte mon histoire, mais il est aussi universel. Si en tant qu’artiste on se pose et on commence à réfléchir à des questions existentielles (Qui sommes nous ? Quelle place occupons nous ? Quel est notre rapport aux autres ?), cela nous ramène forcément en arrière, loin, jusqu’à l’enfance. De cette méditation naît une « vision », cela correspond au début de l’album. De cette vision arrive des milliards de choses, qui explosent à la figure, c’est le Big Bang, et il faut faire le tri. On ferme les yeux et on visualise sa propre vie, sa propre expérience, cela m’a fait penser à une Nébuleuse, comme si on contemplait l’univers sans savoir où aller. C’est un peu comme un nuage créatif rempli de notre expériences, de nos envies, c’est l’infini des possibilités. Ensuite, c’est la Résurgence, les souvenirs reviennent un à un, t’envahissent puis s’envolent. La Berceuse, par rapport à tout ce moment de réflexion enflammé est un moment de détente, composé de toutes les choses qui nous calment qui permettent de nous sentir apaisés. C’est un clin d’œil à une étape très importante de ma vie, la naissance de mon fils. Cette Berceuse a d’ailleurs été composée par ma compagne, et je l’ai ensuite arrangée. Les yeux fermés, au calme, c’est la Lévitation. Mais à un moment donné, vient le retour à la réalité, symbolisé par la piste Thunderbolt. Elle a été inspiré par la mythologie greco-romaine, les 3 coups de tonnerre de Jupiter… C’est toutes les épreuves difficiles qui constituent le moment présent, avec la piste suivante Hard Walk. Enfin, Black Hole nous ramène à notre méditation, à notre nébuleuse, au début de l’album.
JC.fr : Ton album a donc un « script » comme pour un film. L’as tu écrit dans le détail ? Comment cela a t il influencé la composition des titres, les arrangements, les sonorités ?
MV : Bien entendu je n’ai pas écrit tout dans les moindres détails. Le cheminement dans les grandes lignes était clair, j’ai vraiment voulu scénariser. J’ai écrit sur une feuille toute ma réflexion philosophique, hors musicale, tout ce qui me passe par la tête, pour pouvoir ensuite le transcrire dans la musique. Musicalement parlant, je sais donc qu’il faut que je symbolise l’image de ma « vision », que l’état d’esprit propre à la difficulté, que les coups d’éclairs qui nous ramènent au présent doivent correspondre à un morceau à part entière… C’est un peu le même travail à faire en musique à l’image, avec NEBULA, il fallait interpréter ce « film » que j’avais dans la tête. Ce récit, et sa cohérence passent avant les détails purement techniques. J’ai préféré être dans l’intention plutôt que d’être dans un discours musical « académique », quitte à avoir un résultat « imparfait ». Par exemple, beaucoup de morceaux ont leur fin en forme de crescendo, ce qui n’est pas vraiment optimal. Mais c’est cohérent dans le cadre de mon récit, c’est un parti-pris. Cela ne m’empêchera pas bien sur de continuer à faire vivre cette musique en live, je ne m’interdirai pas de la restructurer.
JC.fr : D’un point de vue purement musical, ton album est construit en deux parties. Qu’est-ce qui les caractérise et comment les différentes pistes font ressortir ces caractéristiques ?
MV : La première partie correspond à l’immersion, le nuage qui nous ramène à soi, l’enfant, l’être primitif. La seconde partie est le retour à la réalité, les épreuves, tout ce qui nous construit dans le présent. Cela se traduit par un premier morceau qui émerge d’un brouillard sonore, en piano solo, qui synthétise toutes mes influences héritées de la musique savante (Rachmaninov, les impressionnistes français…). La deuxième partie attache beaucoup plus d’importance au rythme, tes pieds et ton cœur marchent et battent à vitesse constante, mais accélèrent ou ralentissent en même temps grâce aux polyrythmies… Au niveau de l’harmonie, comme la première partie fait référence à l’enfance, elle est plutôt simple, imprégnée de l’esprit pop (c’est très fort dans Résurgence). C’est pour cela qu’il y a beaucoup d’alternance d’homonymes majeurs et mineurs dans les grilles d’accords, des accords majeurs add9 avec la 3ce à la basse… C’est vraiment caractéristique de la pop, de ce que j’en ai retenu en tout cas. Dans la seconde partie, c’est beaucoup plus complexe, Hard Walk par exemple a une mélodie plutôt simple mais sa grille frôle l’impossible ! Je me retrouve un peu en difficulté mais c’est voulu, cela fait partie du morceau. Ce serait étrange si j’étais vraiment confortable avec la grille dans mon improvisation, vis à vis de l’histoire que j’y raconte.
JC.fr : Des choses prévues pour la suite ?
MV : J’ai envie de faire intervenir la voix dans mes futurs projets. Le piano est un instrument aux possibilités quasi-illimitées, mais un pianiste ne peut pas traiter le son dans la durée, quand il appuie sur une touche, la note meurt avant d’avoir pu s’épanouir complètement. Alors que la voix, le souffle, c’est l’expression la plus pure du son d’un individu… C’est pour cela que je chante sur la Berceuse et Black Hole, et que je ressens le besoin de travailler en quartet avec un saxophone pour mon nouveau projet Elementia à venir…
J’espère que cette interview vous a donné envie de découvrir NEBULA et la musique de Michaël Vigneron plus en détails. L’album en format digital est disponible en téléchargement gratuitement pour toute la durée du confinement à cette adresse :
*Sous réserve de prolongation du confinement, les Release Party de NEBULA se dérouleront à Paris le 30 avril au Sunset Sunside et à Rennes le 26 mai à l’Hôtel Dieu, avec comme invité le pianiste Laurent Coulondre.
Merci de votre lecture, partagez l’article s’il vous a plu !
Énigmatique, obscur, étrange, mystérieux… Autant de qualificatifs qui ne nous viendraient pas spontanément à l’esprit pour décrire un morceau de jazz. Pourtant, les musiques de compositeurs comme Wayne Shorter, Miles Davis, Herbie Hancock ont sans doute déjà pu vous évoquer des choses similaires… Pour ma part, j’ai écouté récemment deux morceaux de Dave Holland qui m’ont particulièrement intrigué !
Cette musique me fascine. Elle a cette capacité à me transporter hors du temps et de la réalité. Ce côté « mystique », je veux pouvoir le recréer dans mes propres compositions, et je ne pense pas être le seul ! C’est pourquoi je vais partager avec vous le résultat de mes recherches pour tenter de percer le mystère qui entoure la magie de ces morceaux.
Mais, en premier lieu, écoutez plutôt les premières secondes des deux morceaux de Dave Holland dont je vous parlais :
Alors ? Spécial comme ambiance non ? Entrons dans le cœur de ces morceaux et voyons ce qu’ils ont à nous apprendre.
1. L’aspect extra-musical
J’entends par « extra-musical » : qui n’est pas relié directement aux aspects techniques de la musique (les notes, les rythmes, le tempo, les nuances, etc…).
Premièrement, attardons-nous sur les titres des deux morceaux. Je ne sais pas vous, mais beaucoup d’images me viennent en pensant à un Lazy Snake (littéralement « serpent paresseux »). Le désert et son soleil accablant, la jungle sauvage et son climat moite et chaud, l’animal en lui-même et ses déplacements sinueux, ses yeux perçants et sa langue fourchue…
Même chose pour Ario, morceau dédié à la ville de Rio de Janeiro. Quand je pense à Rio, l’image qui me vient en tête est d’abord celle du carnaval, de la fête, du soleil… Alors quelle surprise que cette atmosphère quasi-mélancolique. Ce décalage force le questionnement.
Le choix d’un sujet évocateur semble jouer beaucoup dans l’instauration d’un climat mystérieux.
Autre élément, les formations de Holland ont quelque chose de spécial, en elles-même. Un quintet avec Vibraphone, Saxophone et Trombone, c’est surprenant ! Tout en sachant que le vibraphoniste joue aussi du marimba sur certains morceaux, instrument au son moins métallique que le vibraphone et qui apporte un côté « tribal » à la musique.
Et même avec une formation plus traditionnelle, rien ne nous empêche d’aller chercher des sons inusuels ! Pour vous donner quelques exemples: le jeu sans baguettes à la batterie, l’étouffement des cordes de piano avec la main ou carrément un piano « préparé », les effets de guitare qui changent complètement le son…
2. L’aspect structurel
Ce qui saute aux oreilles quand nous écoutons ces deux morceaux, c’est qu’ils sont tous les deux construits à partir et autour d’un riff de contrebasse, qui se transforme en une vamp.
Riff = motif mélodique Vamp = motif harmonique et rythmique
La vamp, répétée inlassablement, nous fait entrer dans une sorte de transe dont il est difficile de s’extraire… Après l’écoute de ce genre de morceau, nous avons souvent besoin d’un petit temps pour se reconnecter à la réalité.
J’ai une deuxième chose à souligner, qui est très importante, même si j’ai failli passer à côté dans mon analyse…Qu’avez-vous remarqué dans le déroulement du début du morceau ? Le thème rentre-t-il tout de suite ? Et quel effet cela a-t-il sur la musique ?
Dans Lazy Snake, Holland improvise seul avant l’entrée du reste du groupe et dans Ario, le vibraphoniste improvise longuement sur la vamp avant le thème. Holland casse les codes car habituellement le thème est joué tout de suite, ou après une introduction, mais pas après une improvisation (c’est plus rare).
3. L’aspect rythmique
Commençons par le tempo, qui se situe aux alentours de 90 – 100. C’est plutôt lent, pas assez pour être une ballade, et pas assez rapide pour avoir le sentiment que le temps défile vraiment. C’est un tempo propice pour nous plonger dans un état méditatif.
Ensuite, nous avons vu que l’ingrédient principal pour cuisiner un morceau mystérieux, c’était une bonne vamp. Que pouvez-vous me dire sur celles de Lazy Snake et Ario ?
Eh bien ces deux vamps sont totalement paradoxales ! Je m’explique. D’un côté, elles instaurent une régularité en tournant sur elles même, on en distingue bien le début et la fin. D’un autre côté, elles brisent cette régularité avec des mesures/carrures irrégulières.
La vamp de Lazy Snake est constituée de deux mesures à 6 temps, puis d’une mesure à 2 temps, puis cette combinaison, répétée une seconde fois. Holland est sans doute parti d’une ligne de basse en 6/4 puis y a rajouté deux temps, ce qui créé une sensation de déséquilibre. Cette sensation est encore plus forte quand arrivent les chorus, notre cerveau prédit les appuis rythmiques et harmoniques par rapport à ce qu’il connaît bien (le 6 ou le 4 temps) et est trompé par ces mesures irrégulières (écoutez l’entrée du chorus de trompette à 3’44…).
L’irrégularité de la vamp d’Ario est encore plus évidente, puisque sa longueur est de… 3 mesures ! Là où, évidemment, nous mourrons d’envie d’en rajouter une quatrième pour restaurer l’équilibre.
En fait, je pense avoir trouvé une bonne image pour qualifier ce type de vamps, qui malmènent les codes rythmiques habituels. Elles agissent comme des roues voilées, elles tournent sur elles-mêmes mais de manière irrégulière, bizarre… -> ce qui nous renvoie au caractère de notre morceau !
4. L’aspect harmonique
L’harmonie joue un grand rôle dans l’installation d’un climat mystérieux. Comparez les deux grilles des vamps :
La grille de Lazy Snake est plutôt simple, deux accords. Le premier est Bb-, il est joué soit dorien, soit mineur-majeur (seule différence entre ces deux modes : la septième, mineure en dorien, majeure en mineur-majeur. c.f. Mon ebook gratuit Les Fiches d’Identité des Modes). Le second accord, et c’est là où ça devient très intéressant, est un Asus4b2, un mode phrygien, donc. La particularité du mode phrygien est d’avoir une seconde mineure, et d’être joué en tant qu’accord sus4 (La tierce est remplacée par la 4te) avec cette seconde mineure.
Par exemple, Asus4b2 :
Cet accord est à la fois tendu, à la fois stable, et constitue un paradoxe en lui-même… Pas étonnant de le retrouver dans un morceau au caractère énigmatique, ou obscur !
La grille de Ario est plus simple encore, car elle est constituée de deux accords qui font entendre deux modes dorienparallèles.
C’est quelque chose de très courant dans ce type de morceau, et un procédé très puissant harmoniquement. L’alternance entre les deux implique une tension harmonique, car deux modes exactement similaires avec des toniques différentes impliquent obligatoirement une confusion auditive au niveau de la tonalité.
Ces deux grilles reposent donc sur l’alternance de deux couleurs, plus ou moins dissonantes, qui brouillent la piste tonale.
5. L’aspect mélodique
Ce qui est frappant avec les mélodies de ces morceaux, c’est qu’elles restent simples et belles malgré les irrégularités harmoniques et rythmiques sur lesquelles elles se basent.
Voici les liens Youtube commençant au moment des entrées de thèmes, pour pouvoir les réécouter :
Les phrases semblent s’étirer dans le temps et esquisser de belles couleurs par rapport à l’harmonie. Elles sont construites selon l’alternance entre valeurs longues et courtes, les blanches ou les rondes servant à mettre l’accent sur une couleur spécifique et les noires et les croches à souligner horizontalement les notes des accords. C’est particulièrement flagrant dans Lazy Snake :
Les valeurs longues sont vraiment des points de repos et participent à cadrer la mélodie, lui donner un sens, une régularité.
Le thème d’Ario est construit de la même manière. Il a lui aussi un caractère très aérien grâce à l’exploitation du registre aigu et l’utilisation massive d’un rythme en particulier : les triolets de noires. Par ailleurs, jetez un œil aux 3 valeurs longues mesures 3, 5 et 7 du thème, par rapport à l’harmonie :
Ces trois notes sont respectivement les 9e, 11e et 13e des accords. Des extensions, donc des notes qui enrichissent l’harmonie, que Holland n’hésite pas à accentuer en laissant sa mélodie s’y étirer.
La mélodie est donc au service de l’harmonie déjà ambiguë du morceau, renforçant son caractère mystérieux.
Conclusion
Résumons ce que nous ont appris nos analyses, et listons les procédés que Holland utilise pour créer le caractère mystérieux de ses morceaux :
Un sujet précis est choisi, il donne le titre des morceaux et induit une atmosphère particulière
L’instrumentation sort de l’ordinaire
Le tempo se situe autour de 90
Les morceaux sont construits à partir de vamps, faisant penser rythmiquement à l’image d’une roue voilé
Une improvisation précède le thème
L’harmonie de la vamp fait s’alterner deux couleurs modales, plus ou moins dissonantes
La mélodie est aérienne, comporte beaucoup de valeurs longues qui font ressortir les extensions des accords
La mélodie peut contenir des triolets de noires pour renforcer son côté libre
Tous ces outils nous donnent des pistes pour construire nous même le même genre de morceaux. Piochez quelques procédés de cette liste et mettez-vous au travail ! J’y vais moi-même de ce pas…
Si cet article vous a été utile et que vous souhaitez en voir plus de ce genre, laissez un commentaire et partagez l’article sur les réseaux sociaux, ça m’est d’une grande aide !
Cet article vous a plu et vous souhaitez en voir d’autres de ce type ? Restez au fait des dernières publications en vous abonnant à la Newsletter :
Composer un morceau n’est pas chose aisée quand on débute, et il est fréquent de se heurter à plusieurs obstacles. Ce, en particulier quand le point de départ est une petite mélodie qui tourne dans notre tête. Je suis sur qu’il vous est déjà arrivé de vous mettre au piano pour tenter de lui trouver une harmonie et passer 10 min à marteler maladroitement les touches du clavier sans aucun résultat ! Pire, la plupart du temps, après avoir pianoté quelques secondes, la mélodie qui trottait inlassablement dans vos oreilles a tout simplement… disparu !
Nous sommes d’accord, tous les articles sur la composition que vous pourrez trouver ne vous seront d’aucune utilité si vous n’êtes pas capables de recréer vos propres morceaux à cause de ce blocage ! Je vous propose de remédier à cela avec ma méthode en 5 étapes pour transformer un début de mélodie en un morceau complet.
Étape 0 – S’enregistrer
Cette étape fait plus figure de chauffe qu’autre chose, et je suis sûr que vous avez déjà ce réflexe simple. Dès que possible, enregistrez votre idée sur votre téléphone ou votre enregistreur. Ça permet de la retrouver en toutes circonstances, en particulier après que notre oreille ait été distraite par les accords que nous allons poser au piano lors de l’étape suivante. Je vais me prêter au jeu et vous mettre ci-dessous un audio d’une idée qui m’est venue aujourd’hui, enregistrée avec mon portable :
Étape 1 – Trouver la tonalité de la mélodie
Cette étape va nous servir à poser la base de l’harmonie du morceau, afin de déterminer les accords qui vont coller avec notre mélodie.
Premièrement, demandez-vous si votre idée est constituée d’une ou plusieurs phrases. Puis, essayez de déterminer si ces phrases font plutôt office de questions, ou de réponses. Ce point est très subjectif, et dépend du contexte que vous entendez dans votre oreille. Une question aura tendance à se dérouler sur un Ve degré, et une réponse sur un Ier. Dans mon exemple, il n’y a qu’une seule phrase, et elle a l’air d’être conclusive, d’être une réponse, donc.
Trouvons ses notes (à l’aide d’un piano par exemple) et écrivons les sur une partition :
Notre dernière note, Si bémol, a l’air d’être l’endroit où on peut entendre un Ier degré, c’est là où nous avons l’impression d’être le plus stable.
Pour trouver notre tonalité, il suffit de lister les accords à 3 sons qui contiennent notre note stable, puis plaquer chaque accord sous cette note après avoir chanté notre phrase. Il suffit ensuite de garder celui qui colle le plus avec ce que l’on a dans l’oreille.
Quelle possibilité vous semble bonne parmi ces 3 que j’ai pris au hasard ?
Sans grande surprise, notre Ier degré semble être Si bémol majeur. Nous allons maintenant pouvoir commencer à écrire la grille.
Étape 2 : Déterminer le squelette du morceau
Un morceau, c’est une mélodie et une harmonie, mais pas que ! Pour commencer à écrire notre grille et poursuivre notre mélodie, je recommande de savoir où notre morceau se dirige, grâce à 3 points fondamentaux :
Le Style
La Métrique
Le Tempo
Le Style va nous donner une idée du contexte global au niveau harmonique, rythmique et structurel. Par exemple, dans un morceau de pop, on aura une harmonie à 3 sons, une rythmique binaire, et une structure qui s’organise autour des parties couplet – refrain – pont. En jazz, et plus particulier en swing, notre rythmique sera ternaire (swing) et notre structure pourra être AABA, ABAC, ABCA…
La métrique nous donne une idée de la danse intérieure et des temps forts du morceau. Notre mélodie va s’écrire bien différemment entre le 3/4 et le 4/4, et encore plus si l’on a quelque chose d’impair comme du 5/8 par exemple.
Le tempo, enfin, nous donne une idée de ce que l’on peut faire ou pas au niveau rythmique dans notre mélodie ou notre harmonie. Si nous écrivons une mélodie avec des doubles croches sur un up tempo, l’interprète va passer un sale quart d’heure à moins de s’appeler John Coltrane. De la même manière, une ballade aura généralement un rythme harmonique plus rapide qu’un morceau médium car nous avons plus de temps à notre disposition pour faire varier l’harmonie.
Pour notre exemple, choisissons la valeur sûre du swing medium en 4/4 AABA, cela ira bien avec notre mélodie.
Étape 3 : Écrire partiellement la grille
Si nous analysons les grilles de la plupart des standards AABA, nous pouvons nous rendre compte de plusieurs choses. Le premier A pose une question, à laquelle on répond avec le 2nd. Le B sert de pont, et introduit une variation quelconque avant le retour au dernier A, très souvent similaire au 2nd. Ces conventions structurelles affectent directement la grille. La fin du 1er A comporte souvent une demi-cadence et la fin du 2nd une cadence parfaite.
Je vais prendre un morceau au hasard pour vous le montrer, On the Sunny Side of the Street par exemple :
(Précision concernant la demi-cadence mesure 8 : même si le Ier degré de la tonalité suit le Ve (à la mesure 9), comme le Ve est placé en fin de cycle de 4 mesure, l’oreille perçoit une sensation de suspension caractéristique de la demi-cadence. On pourrait mettre n’importe quel accord ensuite, l’effet serait le même. Quand vous improvisez ou composez votre thème, vous pouvez forcer la résolution en faisant en sorte que votre phrase chevauche le cycle.)
Savoir ce genre de choses va nous permettre d’avoir un cadre quand nous allons écrire notre grille. Je vous recommande d’analyser de cette manière les morceaux stylistiquement similaires à celui que vous voulez composer, pour en dégager les codes. De cette manière, vous pouvez vous faciliter la vie en les utilisant et/ou jouer avec.
Nous savons que les premiers accords des parties A seront des Ier degrés, donc un Bbmaj7, car notre première phrase est conclusive, comme vu plus haut. Nous pouvons en déduire que les derniers accords du 1er A vont être une demi-cadence, donc V : F7, que nous pouvons précéder du second degré comme souvent en jazz : C-7. Les derniers accords du 2nd A seront ii : C-7, V : F7 et I : Bbmaj7.
Pour déterminer le reste de la grille, nous pouvons nous aider du schéma de l’harmonie tonale, vu dans cet article. Il va nous donner les différents degrés de la tonalité de Bb majeur, les accords qui vont bien sonner, donc. Nous pouvons amener ces accords avec leur dominantes secondaires, c’est pourquoi elles sont indiquées sur le schéma :
Nous avons maintenant tous les outils pour expérimenter, voir où l’oreille nous mène, ce qui nous plaît. Le plus beau dans tout cela, c’est que nous avons presque éliminé le risque de se perdre et écrire une grille qui ne sonne pas en définissant une carrure bien précise.
Pour ma part je préfère passer à l’étape suivante :
Étape 4 : Continuer la mélodie
Notre première idée est plutôt stable, sortons de ce petit confort en créant un deuxième segment qui pose une question. J’ai un peu cherché et ai fini par trouver cela :
Voilà, il ne reste plus qu’à revenir à l’étape 3 pour harmoniser notre nouveau passage. En répétant les étapes 3 et 4, nous allons finir par écrire un morceau entier !
Étape 5 : Répéter les étapes 3 et 4
Le nouveau segment pose une question, il faut donc l’harmoniser avec un Ve degré :
Plusieurs possibilités d’harmonisation s’offrent à moi pour la mesure 3. La note Mi bémol est importante, car c’est la quarte de notre gamme de Si bémol majeur. Cette note tend l’harmonie et est caractéristique de la fonction sous-dominante (cf mon article sur l’harmonie tonale) Nous pouvons donc harmoniser ce passage avec le ii, C-7, ce qui, avec le F7 de la mesure suivante nous donnerait un ii V, une demi-cadence. Mais je vais plutôt choisir l’autre accord de sous dominante, le IV, Ebmaj7. Je trouve très joli d’amener ce IVe degré avec sa dominante secondaire, Bb7, qui s’insérerait juste après le Ier degré, Bbmaj7.
Sympa non ? Les dominantes secondaires sont des outils formidables pour enrichir les grilles que l’on compose.
Ensuite, notre Ve degré veut résoudre sur un Ier degré, ce que je souhaite éviter, ce serait redondant. Nous allons rediriger notre harmonie en choisissant d’atterrir sur un autre degré de notre tonalité, que nous allons amener encore une fois à l’aide de sa dominante secondaire.
Regardons à nouveau notre schéma et les possibilités qui nous sont offertes. Que préférez vous ?
Personnellement, j’aime bien aller sur le II, le IV, ou le vi. Aller sur le vi m’inspire plus, et j’ai même une idée mélodique qui pourrait aller pour la suite :
Il ne nous reste plus beaucoup de chemin à parcourir pour terminer notre morceau. Je pourrais continuer en suivant ma méthode, mais je pense que vous avez compris comment je résonne. J’entends pour la fin du 1er A des choses plus sophistiquées qui n’ont pas leur place ici. Et il faut que l’on trouve un B, en sachant que ces parties spécifiques méritent un article tout entier !
Voilà quand même un aperçu de ce que nous avons réussi à écrire durant l’article :
Conclusion
Il ne vous reste plus qu’à suivre ces 5 étapes la prochaine fois que vous voudriez transformer une mélodie qui vous trotterait dans la tête en un morceau entier.
Vous souhaitez voir plus d’articles de ce genre, et même faire en sorte que je termine cette ébauche de morceau ? Commentez et partagez l’article ! C’est le meilleur moyen pour moi de voir si ce que je fais vous aide et vous plaît, et donc de continuer sur cette voie.
Cet article vous a plu et vous souhaitez en voir d’autres de ce type ? Restez au fait des dernières publications en vous abonnant à la Newsletter :
Cet article est la 2e partie d’une série sur la composition du Blues. Si vous ne l’avez pas encore lue, consultez la 1ère partie traitant de la structure et de l’harmonie de la grille de Blues :
Dans l’article précédent, nous avions vu les différentes formes que peut prendre la mélodie d’un thème de blues, ainsi que les différentes déclinaisons de la grille, de la « basique » à 3 accords à l’actuelle plus sophistiquée, dérivée de la version des boppers.
Dans cet article, nous allons aller encore plus loin et analyser en profondeur des mélodies de blues incontournables. Commençons par découvrir les gammes à partir desquelles écrire notre thème.
LES 3 GAMMES LES PLUS IMPORTANTES
Pour commencer à écrire notre thème, il est crucial de déterminer les notes qui vont constituer notre mélodie. Pour ce faire, nous allons utiliser des gammes spécifiques. Pourquoi ? Les jazzmen aiment se restreindre à quelques notes sonnant bien entre elles pour renforcer la cohérence de leur mélodie.
Comme pour les grilles, il existe plusieurs niveaux de sophistication de gammes. Pour composer notre blues, la première gamme à utiliser sera bien sûr…
La gamme blues (mineure)
La gamme blues « originelle » correspond à une gamme pentatonique mineure à laquelle on rajoute une dissonance, la #4 ou #11 (aussi orthographiée b5) :
On appelle cette fameuse note blue note.
Tout jazzman voulant donner un côté bluesy à son discours utilise la gamme blues, c’est un élément de langage emblématique, en quelque sorte l’essence du blues.
Le thème de Blues for Miles, vu dans l’article précédent, comporte cette gamme :
Sonny Rollins l’utilise presque exclusivement dans Sonnymoon For Two :
Le thème Bag’s Groove de Milt Jackson est aussi un bon exemple de son utilisation.
La gamme blues mineure nous donne déjà une piste, mais que peut-on utiliser d’autre? Qui dit gamme blues mineure, dit gamme blues… majeure.
La Gamme Blues Majeure
La gamme blues majeure est similaire à la gamme blues mineure, on choisit seulement une autre note de départ. Partons de la gamme blues mineure, en La :
Prenons ces mêmes notes, dans le même ordre, mais en commençant par la 2e, Do :
Voici maintenant la gamme blues de Do majeure. Les notes contenues dans cette gamme sont la 2de majeure, la 3ce majeure, la 5te juste et la 6te majeure.
La blue note devient la seconde augmentée (Ré dièse), notée #2, ou plus couramment #9 car souvent jouée à l’octave supérieure (dans des accords par exemple). C’est une notation enharmonique de la 3ce mineure, appréciée par les instruments accompagnateurs. En effet, en enrichissant les accords 7 de la #9 (accords 7#9), on obtient naturellement une couleur bluesy. Noter cet accord en considérant cette note comme une 3ce mineure serait moins pratique (« 7b10 » ??).
Paradoxalement, la gamme blues majeure est moins connue que la gamme blues mineure, est-ce que les jazzmen l’utilisent ? Et bien mille fois oui, écoutez Miles Davis avec Down :
Autre exemple de Clifford Brown, Sandu :
Ou encore Herbie Hancock avec Watermelon Man :
Herbie fait même preuve d’une créativité hors du commun ! Tout son Watermelon Man est basé seulement sur la gamme blues majeure. J’aurais aussi pu mentionner Tenor Madness étudié dans la partie précédente, ainsi que beaucoup d’autres blues encore. Mais ce serait vous gâcher le plaisir de les découvrir à votre tour!
J’aimerais maintenant vous parler d’une dernière gamme issue du vocabulaire des boppers, Sonny Rollins ou Thelonious Monk en tête. Cette influence va nous apporter un degré supérieur dans la richesse harmonique, grâce à l’ajout de chromatismes.
La gamme Be-Bop
La Gamme Be-Bop est une gamme construite à partir du mode Myxolydien. C’est le 5e mode de la gamme majeure, donnant une couleur d’accord à 4 sons « 7 ». C’est la couleur des 3 degrés principaux du Blues, pratique !
Pour obtenir une gamme Be-bop, on ajoute au mode une note étrangère : la 7e majeure (j’explique en détail pourquoi dans cet article). Cette gamme est appelée Be-Bop « dominante » car elle est traditionnellement jouée sur un accord 7, impliquant généralement un Ve degré, de fonction dominante en harmonie tonale.
La voici, utilisée par Thelonious Monk dans son célèbre Blue Monk :
Monk utilise ici la gamme be-bop de Fa, dans le contexte d’un blues en Si bémol, c’est donc la gamme be-bop du Ve degré de la tonalité.
La logique voudrait qu’on utilise la gamme be-bop de Fa sur un accord de F7, ce que Monk fait aux mesures 9 et 10. Mais il utilise aussi cette gamme sur les accords de Bb7, ce qui est étrange car induit une couleur d’accord différente. En fait, Monk fait entendre l’alternance F7 -> Bb, V -> I à l’échelle de la tonalité. C’est un enrichissement, au moment de composer votre propre mélodie, utilisez simplement la gamme correspondant à l’accord.
Ces trois gammes nous ouvrent déjà beaucoup de possibilités, mais ce ne sont pas les seules qu’on peut utiliser. Je vous encourage à expérimenter de votre côté, même avec des gammes étranges comme la gamme par tons (écoutez donc une démonstration de Lee Morgan et son blues Our Man Higgins).
Forme mélodique, grille d’accords, et maintenant gammes… Nous avons tout ce qu’il nous faut pour composer notre Blues, ou presque…?
LA PIÈCE MANQUANTE : LE RYTHME
Le rythme tient une place prépondérante dans le jazz. Comme le dit cette citation attribuée aussi bien à Leonard Bernstein qu’à Bill Evans :
« Il n’y a que 3 choses d’importantes en musique : le rythme, le rythme, et le rythme. »
Pour que notre composition sonne il faut y attacher autant d’importance (voire plus) qu’à l’harmonie. Intéressons-nous aux différentes choses qui font qu’une phrase sonne bien, rythmiquement parlant.
1. Mettre les notes cibles des accords sur les temps en écrivant des croches.
Il faut mettre nos notes cibles (les 4 notes de la tétrade de l’accord sur lequel on se trouve) aux bons endroits par rapport aux temps/contretemps. Ce, spécialement quand on écrit des croches, car des notes tombent aussi bien sur les temps que les contretemps, et il est facile de tout écrire « à l’envers ».
Démonstration avec une phrase tirée d’un solo de John Coltrane, utilisant la gamme Be-Bop de Do :
(Prenez votre instrument et jouez la phrase, ce sera plus parlant !)
Sur un accord de C7, les notes cibles sont donc : Do, Mi, Sol, Si b. Dans cette phrase, Coltrane joue la gamme Be-Bop de Do en commençant sur le 1er temps, les notes cibles se trouvent sur les temps. Tout va bien, ça sonne. Et si on décalait la phrase d’un demi-temps ?
En jouant la phrase, vous devriez vous rendre compte que quelque chose cloche. Les notes cibles (entourées en bleu) sont maintenant sur les contretemps, et à les écouter, elles ne semblent pas à leurs places.
Attachez une importance capitale à ce paramètre, sans quoi votre écriture rythmique ne sonnera pas, ce qui serait fâcheux.
2. Syncoper le rythme.
Il est très important de créer de la surprise rythmique en anticipant ou retardant des parties de nos phrases, en deux mots : syncoper le rythme.
Cela implique de placer des notes cibles… sur les contretemps. Allons bon, je viens de vous dire qu’il ne faut pas le faire !
Rassurez-vous, de manière générale, les notes cibles doivent être placées sur les temps. Mais jouer systématiquement un rythme de croches en partant et finissant sur le temps est plus ou moins… Monotone!
Accentuer une note cible n’étant pas « à sa place » créé un effet de surprise rythmique bienvenu.
Sandu nous en apprend plus sur ces syncopes, car Clifford Brown parvient à mixer à merveille notes des accords sur les temps (entourées en bleu) et syncopées (entourées en rouge) :
Zoomons sur les mesures 6 et 8. Brown écrit deux fois la même phrase, qui est composée d’une gamme pentatonique mineure de Mi b descendante.
Dans la gamme pentatonique mineure, les notes les plus importantes sont la tonique, la quinte et la tierce. En Mi bémol : Mi b, Si b et Sol b. Dans ces deux phrases, ces notes tombent précisément sur les temps. Enfin, presque, car Brown anticipe le premier Mi b en le faisant commencer sur le « et » du premier temps, syncopant et créant de la surprise dans son phrasé.
3. Les temps forts, points de repères et d’ancrage de notre thème
En jazz, les temps « forts » sont… les 1er et 3e, comme en musique « classique ». Cependant, la plus grande caractéristique du jazz swing est l’accentuation des temps faibles, les 2e et 4e. Ce sont ceux sur lesquels on tape des mains et sur lesquels un élément de la batterie, le Charleston, se concentre. Les accentuer créer une danse agréable et énergique, caractéristique de cette musique.
Écrire une pêche sur un 2 ou un 4 (autrement dit accentuer ces temps dans une mélodie) est donc bienvenu.
Au niveau des 5e et 7e mesures, rythmiquement similaires, les segments de phrases se terminent sur le 4etemps.
Sur les 9e et 10e mesures du thème, la rythmique arrête son accompagnement pour ne marquer que les 2e et 4e temps.
J’espère vous avoir convaincu d’attacher une importance particulière au rythme de votre mélodie de Blues. D’ailleurs, on pourrait imaginer complètement négliger les notes de la mélodie, n’en jouer qu’une seule et s’en sortir avec brio… à condition de soigner son rythme (la célèbre One Note Samba en est la preuve).
Nous avons maintenant toutes les clés en mains pour écrire un chouette thème qui sonne. Mais n’avez-vous pas l’impression d’avoir oublié quelque chose?
Au moment de jouer notre thème, nous allons avoir besoin d’une section rythmique. Bien sûr, leur partie pourrait être jouée de façon tout à fait basique mais, comme nous l’avons vu avec l’exemple de Sandu, la rythmique peut interagir avec des éléments du thème pour les mettre en valeur.
Étudions plus en détail l’art de la « mise en place » rythmique.
LA CERISE SUR LE GÂTEAU : LES INTERVENTIONS DE LA RYTHMIQUE
Avant toutes choses, déterminons le style de notre morceau. C’est d’ailleurs une des premières choses à faire, cela influe énormément sur le rythme de notre mélodie.
En effet, le tempo, la métrique et la décomposition (ou découpe) du temps vont varier selon le style.
Si je viens de vous perdre avec ces quelques mots de vocabulaire, ouvrez le lexique essentiel de la théorie du jazz de Jazzcomposer.fr (cliquer sur ce lien ouvrira l’article dans un nouvel onglet).
Par exemple :
Un blues typé Afro-Cubain aura une métrique en 12/8 et une décomposition du temps en 3 croches égales (voir le Blues mineur Footprints de Wayne Shorter).
Un « Binaire » (ex : Watermelon Man ou Sidewinder) aura une métrique en 4/4 et un temps divisé en deux croches égales.
Un Swing aura une métrique à 4/4 et une décomposition du temps en deux croches… inégales.
Si vous voulez creuser le sujet du rythme, poursuivez votre lecture avec cet article (qui s’ouvrira dans un nouvel onglet de votre navigateur).
Cet article étant déjà long, focalisons-nous sur le dernier point : le Swing.
Pour vous résumer brièvement ce que je détaille dans cet article, en Swing, le temps est découpé en deux croches, la première étant plus longue que la seconde. Il est possible de quantifier cette inégalité en indiquant en haut de partition ce symbole :
La première croche étant un peu plus longue que la deuxième, le débit est chaloupé. « To swing » signifie en anglais « se balancer », ce n’est pas un hasard !
Quand vous écrivez une mélodie dans le style swing, et que votre rythme est constitué de croches, notez ces croches normalement (à gauche sur le schéma), même si elles seront interprétées avec le balancement indiqué à droite sur le schéma.
Avec cela en tête, intéressons-nous maintenant à ce que va jouer notre rythmique. Il existe deux manières de la faire interagir avec le reste du groupe :
en soutenant le thème (voire même en jouant certains passages avec le soliste) ;
en lui répondant.
1. La rythmique en soutien du thème
Dans ce premier cas, la rythmique joue tout ou partie du thème. Voici un exemple chez Rollins avec Sonnymoon for two :
Je suis sûr que vous avez déjà joué un morceau dans lequel la rythmique est amenée à soutenir une partie du thème.
Le thème de Charlie Parker Billie’s Bounce en est un bon exemple, écoutez donc la version de Red Garland :
Les parties entourées en bleu sont celles où la rythmique soutient la mélodie. Cette notation (thème en haut, rythmique sur une portée en-dessous) est bien pratique, je vous encourage à l’utiliser si votre partie rythmique est fournie.
Qu’en est-il de la deuxième option ?
2. La rythmique en réponse au thème
Le meilleur exemple que j’ai pu trouver d’une partie de section rythmique répondant à la mélodie d’un Blues est la fin de Watermelon Man :
Les parties en bleu correspondent à des marquages qui ne sont pas homorythmique avec la mélodie.
Avez-vous remarqué ? J’ai entouré en rouge un endroit où la rythmique s’arrête complètement.
C’est un autre exemple d’écriture intéressante, qu’on appelle stop time. Wes Montgomery l’exploite pleinement dans son D Natural Blues :
Ces stops time ont pour effet de mettre en lumière tout un pan du thème, pour créer un contraste avec le reste où l’accompagnement est plus traditionnel.
Pour en finir avec ce point, écoutez le début de Blues on Sunday de Joshua Redman :
Joshua Redman laisse ici un silence rempli par la contrebasse qui improvise un Fill (littéralement « remplissage »). Réserver un espace à des endroits stratégiques de son thème est très efficace. Insérer des Fills de basse, batterie ou piano par exemple donne une sensation de dialogue entre la rythmique et les solistes.
CONCLUSION, APPLICATION DES PROCÉDÉS
En résumé, en composant un blues, vous explorez en profondeur de nombreux éléments fondamentaux du jazz :
la forme ou structure du morceau ;
L’harmonie de la mélodie et de la grille ;
les différents placements rythmiques ;
sans oublier l’interaction avec la rythmique.
En m’appuyant sur les conseils que je vous ai donné, j’ai moi-même composé un Blues :
Amusez-vous à lister tous les procédés mélodiques et rythmiques issus de l’article !
Voici une analyse :
Forme de la mélodie : ce Blues est un Question Question Réponse basique, sans changements au niveau des deux questions.
Harmonie de la grille : la grille est une basée sur la version « bop ». Certains accords sont anticipés à cause des mises en places, et on a une petite approche chromatique sur la pêche de début de grille (A7 -> Bb7).
Harmonie de la mélodie : J’utilise les deux gammes blues dans les Questions : au début la mineure puis la majeure en fin de phrase. Pour la réponse j’utilise la gamme Be-Bop dominante de F7 (le Ve degré de Bb).
Rythme de la mélodie : Les fins des phrases sont souvent anticipées, et les débuts souvent sur le « et » du 4e temps (notes entourées en rouge). Les deux premières notes de mes Questions sont syncopées.
Partie de la section rythmique : J’ai ajouté des mises en places et stops.
Voilà, c’est déjà la fin de cet article. J’espère que vous l’avez aimé, et l’avez trouvé utile.
Maintenant c’est à vous d’agir, de réutiliser ce que vous avez appris ou revu dans ces deux articles pour composer à votre tour ou améliorer vos compositions déjà existantes.
Une question ? Écrivez-la ci-dessous dans les commentaires.
N’hésitez pas à m’envoyer vos thèmes composés suite à l’étude de cet article, je suis curieux d’entendre le résultat ! Écrivez à louis@jazzcomposer.fr.
Cet article vous a plu et vous souhaitez en voir d’autres de ce type ? Restez au fait des dernières publications en vous abonnant à la Newsletter :
Bag’s Groove, Blue Monk, Tenor Madness… Ces noms vous disent sans doute quelque chose. Et pour cause, ces incontournables du répertoire de standards font partie de la forme de thème la plus jouée et enregistrée de toute l’histoire du jazz. J’ai nommé : le Blues.
Si vous savez jouer sur un blues, pouvez-vous pour autant en composer un? Qui sonne « comme un vrai » ou qui pourrait devenir aussi emblématique?
Pour ma part, je pensais en être capable avant de me lancer dans l’écriture de cet article. J’en avais même déjà composé quelques un, vous aussi, peut-être. Mais j’avais l’impression que le résultat n’était pas à la hauteur. Qu’il manquait quelque-chose…
Je me suis donc mis à écouter beaucoup de blues, à en analyser, afin de comprendre ce qui me manquait.
Ce qui ressort de mes recherches, je souhaite aujourd’hui le partager avec vous dans cet article. J’espère que ce que vous y trouverez enrichira vos propres connaissances et vous donnera (comme à moi) de nouveaux éléments dans votre approche de la composition.
Et commençons par…
LE PLUS IMPORTANT : LA MÉLODIE.
Question Question Réponse
La première chose que beaucoup de jazzmen font quand on leur parle d’un blues, c’est chanter son thème, peu importe sa complexité. Mais quelles formes peut-elle prendre ?
Blues for Miles, un morceau de Freddie Hubbard enregistré en 1992 sur l’album éponyme est un bon exemple de ce qu’on peut appeler une forme Question Question Réponse, la plus commune pour un Blues. J’appelle les 1re et 2e phrases les Questions car elles sont similaires. La 3e phrase peut être qualifiée de Réponse car elle diffère des précédentes tout en reprenant certains de leurs éléments mélodiques.
Généralement, les blues de forme Question Question Réponse ont une variation au niveau de la 2e phrase, ce qui donne deux Questions légèrement différentes comme ici dans Tenor Madness, un blues de Sonny Rollins :
Dans cet exemple, Rollins choisit de changer la première note de sa deuxième Question, pour que la phrase colle avec l’harmonie (on évite une dissonance avec l’accord sous-jacent, Eb7 (mesure 5) qui comporte un Ré bémol).
Première Question : Ré bécarre (entouré en bleu) pour le Bb7 qui suit.
Deuxième Question : Ré bémol (entouré en rouge) pour le Eb7 qui suit.
Par ailleurs, avez-vous remarqué que la fin de la Réponse est la même que la fin des Questions? C’est une astuce fréquente, elle contribue à rendre le thème reconnaissable,iconique.
2e Question Transposée
Ainsi, pour correspondre à l’harmonie, Sonny Rollins conserve les hauteurs de notes de sa Question en modifiant seulement celle(s) qui pose(nt) problème. Il peut en être autrement, exemple avec Blues By Five de Red Garland :
Ici, les deux Questions sont à nouveau similaires, mais Red Garland fait le choix de transposer les deux premières mesures de la 2e pour correspondre à l’accord. La première Question est en Si bémol, la deuxième, en Mi bémol. C’est un enrichissement, on pose la même question mais d’une manière légèrement différente.
Autres formes
Pour clore cette partie sur la mélodie, je tiens à souligner que la « règle » de la forme Question Question Réponse n’est pas un obligé dans le blues.
C’est extrêmement commun, mais certains blues célèbres parviennent à l’esquiver, par exemple en adoptant une forme Question Question Question. Voici le célèbre C Jam Blues de Duke Ellington :
Avec l’avènement du Be-Bop, les notions de Questions ou Réponses sont même amenées à disparaître, écoutez donc les blues de Charlie Parker Au Privave ou Blues For Alice :
Maintenant, à vous de choisir. Si vous débutez, privilégiez une forme simple comme Question Question Question ou Question Question Réponse.
Rien ne vous empêche d’en composer d’autres plus sophistiqués ensuite !
LA TOILE DE FOND : LA GRILLEDE BLUES
Grille de Blues basique
Je ne sais pas vous, mais même en écoutant Blues For Alice, j’ai toujours une sensation de forme Question Question Réponse. Pourtant, les phrases n’ont pas été écrites explicitement suivant ce procédé. Je pense que c’est dû au point que nous allons aborder lors de cette nouvelle partie, la grille, et son harmonie.
Le blues est la star de la jam-session, en grande partie grâce à sa grille très simple : seulement trois accords, pour 12 mesures.
Ici, une grille de Blues en Do. Ci-dessous les degrés correspondants à chaque accord. (Je préfère avec les degrés de la tonalité, adopter cette bonne habitude aide pour transposer les grilles et permet de prendre conscience de la fonction des accords)
En visualisant la grille ainsi, on comprend mieux notre sensation de Question Question Réponse, même sans mélodie :
la grille s’ouvre sur 4 mesures de premier degré (permet de faire une proposition) ;
suivent 4 mesures où le IVe degré résout vers le Ier degré (résolution « douce » permettant de renchérir sur la première proposition) ;
puis 4 mesures font entendre une conclusion ferme vers le Ier degré après une grande tension harmonique élevée par leVe degré.
Grille de Blues Bop
Les grilles ont beaucoup évolué au fil du temps. Dans les années 30 s’est développée une grille « swing » moins courante aujourd’hui, passons la.
La variante jouée actuellement est la grille « bop » qui a été introduite notamment par Charlie Parker :
En Do :
On remarque que par rapport à la grille de blues basique, c’est beaucoup plus complexe ! D’un autre côté, les changements d’accords sont moins abrupts. Les accords rajoutés ou substitués servent principalement à mieux amener les degrés importants, le « squelette » du Blues, quasiment inchangé.
Listons les modifications par rapport à la grille originelle :
II V mesure 4 amenant le IVe degré mesure 5 (soit G-7 C7 -> F7 en Do) ;
#IVe degré diminué mesure 6 qui conduit la voix de basse vers la quinte du premier degré (en Do : F7 F#° -> C7/G) ;
mesure 8, IIIe degré suivi du bIII menant vers le IInd degré de la mesure 9. Ces mouvements sont chromatiques et font entendre les mêmes couleurs d’accords de manière parallèle (en Do : E-7 Eb-7 -> D-7) ;
mesure 9 – 12, cadence II V I enchaînant avec un anatole (I VI II V). Ce sont des cadences incontournables des grilles de jazz.
À noter, il est également très courant de jouer la dominante secondaire du IInd degré (V/II) à la place du degré bIII à la mesure 8. Cela donne une progression plus classique, en Do E-7 A7 -> D-7. Il est également fréquent de rajouter un IVe degré à la mesure 7 pour accompagner le mouvement de basse (en Do : C6/G F7 E-7 A7 D7).
Le blues étant une grille basique, c’est un formidable terrain d’expérimentation pour les compositeurs. Ainsi, de nombreuses autres variantes existent, formées par exemple :
en rajoutant des accords (on peut citer le célèbre blues suédois de Charlie Parker (voir Blues For Alice plus haut) ;
Dans cet article, nous avons vu les fondamentaux de la grille de blues, sa structure et son harmonie. Vous avez maintenant un bon canevas sur lequel broder votre mélodie. Pour découvrir dans le détail quelles gammes utiliser, les erreurs rythmiques à ne pas faire et comment inclure votre section rythmique, consultez la 2e partie de cette série :
Cet article vous a plu et vous souhaitez en voir d’autres de ce type ? Restez au fait des dernières publications en vous abonnant à la Newsletter :