Si vous avez déjà ouvert un Realbook pour déchiffrer des standards comme There Will Never Be Another You, Stella by Starlight, Just Friends… alors vous avez déjà rencontré une cadence bien spécifique qui a pu vous poser problème. J’ai nommé : La Backdoor Cadence, le degré bVII7 qui résout vers le Ier degré majeur.
D’où vient cette cadence ? Comment l’analyser ? Et enfin, comment les grands jazzmen s’y prennent-ils pour bien la faire sonner ?

Backdoor Cadence bVII7 -> I, qu’est-ce que c’est concrètement ?

La « Backdoor Cadence » est dans une tonalité majeure la résolution du degré bVII7 sur le Ier degré.
Le degré bVII7 est comme son nom l’indique de couleur 7, une triade majeure avec une 7e mineure. Sa fondamentale est située à une seconde majeure descendante par rapport au centre tonal. Voici un exemple en Do Majeur :

(J’ai éclaté les voicings mais toutes les notes de l’accord y sont !)

« Backdoor Cadence »… Mais pourquoi une telle appellation ? En fait, on considère implicitement que la cadence parfaite ii V -> I est la « Front Door » cadence, le chemin par défaut pour résoudre sur le premier degré dans l’harmonie tonale.
On passe donc par l’entrée principale, la « porte d’entrée », pour rentrer à la maison.

Ainsi, partir du bVII7, le degré situé juste avant (ou « derrière ») le I pour y résoudre peut être vu comme une manière secondaire d’arriver à nos fins, comme passer par la porte de derrière pour entrer dans notre maison.

Cette dénomination peut faire sourire, mais elle est pourtant assez proche de l’impression auditive que donne cette cadence :

Porte d’entrée :

Porte de derrière :

Dans mon second exemple, j’ai rajouté un F-7 (en Do : le iv7) avant mon Bb7 (bVII7) pour créer un ii V. C’est sous cette forme que la backdoor cadence se trouve le plus fréquemment dans nos grilles. Nous verrons un peu plus bas que ce détail a une grande importance…

D’où vient le degré bVII ?

Si vous avez des bons souvenirs de mon article sur la Tonalité Mineure, alors vous connaissez déjà la réponse.

Sinon, voici le schéma de l’harmonie tonale, ici dans la tonalité mineure (créé à partir du mode aeolien ou mineur naturel et enrichi des Ve et viie degrés issus de la gamme mineure harmonique) :

Vous pouvez constater que le degré bVII est présent dans la famille sous-dominante. Pourquoi cette classification ? Sa tétrade contient une 7e mineure (d’où le chiffrage bVII7), qui est aussi la sixte mineure par rapport au centre tonal.
Cette note est instable et tend à résoudre vers la Quinte juste par rapport au centre tonal, c’est la caractéristique de la famille sous-dominante en tonalité mineure.

Mais comment se fait-il que ce degré, appartenant à la tonalité mineure, se retrouve dans des grilles d’accord de morceaux majeurs ?

En fait, Do majeur et Do mineur sont plutôt proche harmoniquement, ils partagent entre autres la même tonique. Il est fréquent que les compositeurs empruntent des accords chez l’homonyme mineur si l’on est en majeur et vice versa. Ce procédé a un nom barbare : l’interchange modal. Pas de panique, j’y reviendrai plus en détail dans un prochain article !

Le moins que l’on puisse dire, c’est que cela amène un peu de mouvement dans notre grille. Une goutte de mineur au milieu du majeur, c’est expressif.

Pourquoi le bVII7 résout sur le Ier degré ? Habituellement, c’est le job du Ve degré non ?

Bonne question. Et je vais vous annoncer une nouvelle qui ne va pas arranger nos affaires : le bVII7 est le Ve degré du degré bIII (c’est donc une… dominante secondaire).
En Do, Bb7 est le bVII7, mais aussi le Ve degré de Eb Majeur, le bIII.

C’est donc logiquement vers le bIII que le bVII7 devrait être principalement attiré, et pas le I.

Mais, si vous revenez au schéma de l’harmonie tonale, vous remarquerez qu’une flèche relie la fonction sous-dominante à la fonction tonique :

Cette flèche symbolise une cadence, la cadence plagale. Elle est plutôt rare en jazz, et nous avons tôt fait d’oublier son existence ! Cependant, le cas de la Backdoor Cadence est un bon exemple de son utilisation.

Pourquoi ne pas appeler « Backdoor Cadence » « Cadence plagale » alors ? Eh bien, son cas est si particulier qu’elle a son propre nom, pour bien la différencier d’autres plagales.

Notons que bVII7 -> I a la particularité d’être une cadence plagale qui commence avec un degré venant de la tonalité mineure et qui résout sur le Ier degré majeur.

Ce genre de manipulations est assez fréquent en jazz, souvent en guise de réharmonisation.
La cadence parfaite peut elle aussi commencer en mineur pour résoudre en majeur, comme dans les 4 premières mesures du standard de Cole Porter I Love You :

(Attention, le thème est en clé de Fa !)

La Backdoor Cadence complète : bVII7 précédé par le iv7

Prenez les quatre premières mesures du standard de Tadd Dameron Lady Bird :

Nous avons devant nos yeux une Backdoor Cadence typique bVII7 -> I (Bb7 -> Cmaj7).
Cependant, vous avez sans doute remarqué qu’un F-7 s’est invité avant notre Bb7 (je vous en parlais au début de cet article !).

Ce degré est étranger à Do Majeur. D’où vient-il ?

Comme pour le cas de notre bVII7, d’un interchange modal avec le mode de Do mineur naturel.

Rappelez-vous de notre schéma :

Le iv7 fait aussi partie de la famille sous-dominante. Mais pourquoi faire se succéder deux accords de sous-dominante, n’est-ce pas un peu contre-productif ?

En fait, ajouter un iv7 avant le bVII7 permet de rappeler la fonction secondaire de ce dernier : Ve degré du degré bIII.
En effet, le iv7 est aussi… le iind degré du bIII.

En Do, la Backdoor Cadence complète est F-7 Bb7 -> Cmaj7.
F-7 et le iv7, et Bb7 le bVII7. Mais F-7 et Bb7 sont aussi les ii et V du degré bIII, Eb Majeur.

Dans la Backdoor Cadence, ajouter un iv7 permet de dessiner le mouvement favori du jazzman, le ii V I.

L’ajout du iv7 est très prisé des boppeurs. C’est à leur contact que de multiples sous-dominantes ont fleuri dans les grilles des standards afin de faire apparaître des ii V.

Sauf que iv7 bVII7 a beau y ressembler, ce n’est pas vraiment un ii V ! Dans notre tonalité, les fonctions iv7 et bVII7 sont avant tout de famille sous-dominante. Il faut donc les chiffrer dans notre analyse comme tels.

Le seul cas où bVII7 est V/bIII

Il existe cependant une exception à la règle, un scénario où le bVII7 se comporte selon sa fonction secondaire, c’est-à-dire Ve degré du degré bIII.
C’est plutôt logique : quand on observe une résolution sur le degré bIII ! bVII7 est alors une dominante secondaire, et doit être notée comme telle : V/bIII

C’est peu fréquent, mais on peut trouver ce cas de figure dans le B de On Green Dolphin Street :

Mais dans la majorité des cas, bVII7 a une fonction sous-dominante.

Une question a dû naître dans votre esprit. Comment un accord 7 peut ne pas être de fonction dominante ?

Les accords 7 qui n’ont pas une fonction dominante

On compte de nombreux exemples en jazz où un accord 7 n’a pas pour vocation de résoudre vers son Ier degré.

Le premier accord du Blues par exemple, qui est un I7, n’est pas attiré comme un aimant sur le IV comme il devrait l’être dans un autre contexte. Le II7 et le bVI7 se comportent aussi parfois de cette manière, et bien entendu, notre bVII7.

Tous ces degrés ne se comportent pas comme des dominantes en ne résolvant pas vers leurs Ier degrés respectifs.
Mais pourquoi dans un morceau en Do majeur, Bb7 ne résout pas primairement sur Ebmaj7 ?

En fait, la réponse est dans la question… Car nous sommes en Do Majeur !

Comme la grille alentours est cimentée vers notre centre tonal, la manière dont nous comprenons le degré bVII7 est liée à ce contexte harmonique.
Inversement, le même accord, Bb7, dans le contexte d’une grille en Eb majeur n’est bien sûr plus compris et entendu comme étant le bVII7 de Do Majeur ! Sa fonction primaire est ici d’être le Ve degré.
Tout dépend donc du contexte.

Comme ces accords n’agissent pas selon leur fonction primaire, on peut légitimement se dire qu’il ne faut pas non plus les jouer comme tels, comme s’ils allaient résoudre vers leurs Ier degrés respectifs.

C’est à dire, dans une Backdoor Cadence en Do, jouer Bb7 comme s’il allait résoudre sur Ebmaj7. Donc en utilisant le 5e mode de la gamme de Eb Majeur, Bb mixolydien :

Vous pourriez me rétorquer que, pourtant, ça a l’air de fonctionner ! Cependant, il existe un mode qui paraît plus approprié :

Le mode Lydien b7

Le mode Lydien b7 est le 4e mode de la gamme mineur mélodique (plus d’informations sur ce mode dans mon Ebook Les Fiches d’Identité des Modes). C’est un des modes préférés des jazzmen pour faire sonner les accords 7 qui ne se comportent pas comme des dominants.

Pourquoi ?

Comparons sa structure par rapport au mode Mixolydien, le mode du Ve degré majeur (de fonction dominante), avec ici comme fondamentale la note Sol :

La seule différence entre les deux modes se situe au niveau de leurs Quartes : Le mode Mixolydien comprend une 4te juste et le mode Lydien b7 une 4te augmentée.

Cette petite différence est en fait tout ce qui fait l’intérêt du Lydien b7. Cette note correspond à la tonique sur laquelle résout le Ve degré. En Do majeur, le Ve degré est G7, la quarte de cet accord est Do, la tonique de notre tonalité.

Si maintenant, nous augmentons la quarte pour donner le mode Lydien b7, le Do devient Do#. Notre tonique n’est plus dans l’accord de Ve degré ce qui amoindrit son attraction vers son Ier degré.

Mais ce n’est pas le seul intérêt de ce mode, surtout appliqué au bVII7.

En Do, le bVII7 est Bb7. Voici Bb Lydien b7 :

Avez-vous remarqué que la tétrade de base donne les notes de Bb7, et les 3 extensions (9e, 11e, 13e) les notes Do, Mi et Sol ? Ce sont respectivement les 9e, #11 et 13e de Bb7 mais aussi et surtout les notes de la triade de Do majeur, le Ier degré majeur sur lequel le bVII7 tend à résoudre !

Regardez bien les 3 notes du haut de mon Bb7… La triade de Do Majeur !

C’est pour cette raison que ce mode semble préférable au mixolydien pour le degré bVII7. Le Mixolydien contient une altération de plus par rapport à notre tonalité de départ, le rendant moins évident à faire sonner.

En tout cas, ce choix est validé par d’illustres compositeurs de nos standards favoris :

Harry Warren pour There Will Never Be Another You :

Victor Young pour Stella by Starlight :

Henri Mancini pour The Days of Wine and Roses :

(Bon, en réalité, les premiers enregistrements des trois thèmes cités ci-dessus ne comportent pas de bVII7 à ces passages !! Cependant, c’est avec ces progressions d’accord qu’elles nous sont parvenues, ce sont celles que nous jouons aujourd’hui. Ces harmonies font clairement entendre un mode Lydien b7.)

Au passage, réhausser la quarte de notre bVII7 pour le faire sonner lydien b7 nous fait sortir du mode mineur naturel duquel nous l’avons emprunté.
En effet, en Do, Bb7#11 contient un Mi bécarre, note qui n’est pas contenu dans la gamme de Do mineure naturelle d’où provient notre bVII7. De quelle mode vient le bVII7#11 dans ce cas ??

Les compositeurs empruntent à l’harmonie de Do mixolydien b6 (mode que vous connaissez si vous avez lu Les Fiches d’Identité des Modes), dont le degré bVII7 est bien lydien b7.

Mais c’est un détail. Dans l’improvisation, ce n’est pas du tout comme ça que ça se passe !

Le choix des grands Jazzmen pour jouer le bVII7

Écoutez plutôt Stan Getz sur Stella :

J’ai omis de l’indiquer, mais F7 est le bVII7 et Gmaj7 le I.

Et sur There Will Never Be Another You :

J’ai encore omis de l’indiquer, mais Db7 est le bVII7 (nous sommes en Eb majeur).

Et Wes Montgomery sur The Days of Wine and Roses :

Dans la majorité des interprétations de standards comprenant le bVII7, les grands jazzmen restent fidèle à Do mineur naturel en jouant la bVII7 avec le mode mixolydien ! Même parfois pendant les thèmes, qui contiennent pourtant la 4te augmentée comme je vous le montrais plus haut !

En fait, je pense que ce consensus est dû aux multiples réharmonisations qu’ont subit ces standards, notamment l’ajout de ii V à tout va. Dans les thèmes cités ci-dessus, le bVII7 est utilisé seul, sans ajouter le iv7 avant pour créer une forme ii V.

Mais dans les grilles des années 50, des ii V ont fleuri pour ajouter du mouvement harmonique. Si vous écoutez bien l’accompagnement derrière la version de There Will Never Be Another You par Stan Getz, pendant les chorus, on entend que la section rythmique joue Ab-7 Db7 au lieu de simplement Db7. Ce qui est au passage… out par rapport au thème qui comporte un Sol bécarre (contre Sol bémol dans le Ab-7).

Et ce détail change tout ! Les jazzmen, en voyant un ii V sur leurs grilles, jouent les modes basiques sur un ii V… Dorien, puis Mixolydien.
Certes, on pourrait commencer à jouer Dorien sur le iv7, puis Lydien b7 sur le bVII7. Mais c’est beaucoup moins évident…

D’ailleurs, des thèmes directement composés par des boppeurs comme Lady Bird ou Yardbird Suite utilisent de base la forme ii V : iv7 bVII7. Et leur mélodie est écrite avec… Le mode mixolydien, et pas le Lydien b7 :

Le choix entre Mixolydien et Lydien b7 pour jouer le bVII7 dépend donc du contexte.
Si vous voulez rester proche du thème, jouez Lydien b7, vous sonnerez au passage un peu old school ! Si vous voulez sonner bop, jouez mixolydien.

Ce qu’il faut retenir de cet article :

La « Backdoor Cadence » est dans une tonalité majeure la résolution du degré bVII7 vers le I, le plus souvent précédé du iv7.

iv7 et bVII7 sont empruntés au mineur naturel parallèle par interchange modal.
Ce sont aussi les ii et V du degré bIII, et, même si ce ne sont pas leurs fonctions primaires, ils sont le plus souvent joués comme tels par les jazzmen, ce qui implique d’utiliser le mode dorien pour le iv7, et le mode Mixolydien sur le bVII7.

Cependant, vous pouvez aussi faire le choix de jouer le bVII7 Lydien b7, ce qui amoindrit sa fonction secondaire de V/bIII et rappelle le thème que vous jouez.

J’espère que cet article vous aura permis d’y voir plus clair sur ce mystérieux accord !
Si vous avez des questions, des remarques, laissez un commentaire, je vous répondrai avec plaisir.

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Catégories : ArticlesTheorie

10 commentaires

Gaspard Thomas · 27 février 2021 à 00:37

Comme toujours, super clair et très étoffé sur un sujet passionnant ! Bravo et merci !

    Louis · 27 février 2021 à 17:00

    Merci pour ton commentaire et tes encouragements Gaspard !!

max FIDANZA · 27 février 2021 à 16:25

Pour moi le V c’est V7-G7 et non Vm7-Gm7

    Louis · 27 février 2021 à 17:05

    Bonjour Max, le V7-G7 (avec un Si bécarre) ne vient pas de la gamme de Do mineure naturelle, ou mode aeolien, qui comporte un Si bémol (C’est la seule gamme mineure que je mentionne dans les schémas de cet article).
    Le G7 vient de la gamme de Do mineure Harmonique dont la 7e note a été réhaussée (Bb -> B bécarre) pour faire apparaître la sensible. Dans la gamme mineure naturelle, le Ve degré est bien min7 !
    Je te renvoie à mon article sur la Tonalité mineure si tu as le moindre questionnement à ce sujet : https://jazzcomposer.fr/tonalite-mineure-demelons-ce-veritable-sac-de-noeuds/

    À bientôt !

Noel perez · 27 février 2021 à 17:01

Merci pour c’et excellent cours d’harmonie. Un vrais régal.

    Louis · 27 février 2021 à 17:07

    Merci pour votre commentaire Noel, ravi que cela vous ai plu !

yool · 11 mai 2022 à 18:28

Très intéressant comme analyse.
Précision qui n’est pas mentionnée, le bVII7 (Bb7) est la substitution tritonique du III7 (E7). Le III7 étant le degré V de la relative mineure (A mineur).
Farfelu mais efficace pour une transition majeur/mineur/majeur

    Louis · 12 mai 2022 à 11:44

    Bonjour ! Merci pour votre commentaire, en effet, le bVII7 est aussi subV/vi. Cela peut être une bonne manière de le voir si on est habitué à improviser et qu’on a du langage en stock sur la résolution subV/vi -> vi, c’est tout à fait possible de superposer ce mouvement sur bVII7 -> I6 étant donné la proximité du vi7 et du I6 (vi7 est le 3e renversement de I6).
    Merci pour la cette remarque intéressante, à bientôt !

Michel · 17 juin 2024 à 17:14

Merci, super intéressant et limpide.

    Louis · 19 juin 2024 à 18:07

    Parfait Michel ! Si vous avez la moindre question sur une notion théorique qui vous intrigue, n’hésitez pas !

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