Dans la leçon précédente, je vous ai présenté une analyse de la grille de Blues, avec des accords à 3 sons (triades) :
Cette grille est rarement jouée comme telle, mais plutôt avec des accords à 4 sons (tétrades).
Pour obtenir la 4e note de chaque accord, on pourrait reprendre le principe de construction que je vous ai montré dans la leçon précédente : piocher, au sein de la gamme majeure, une note supplémentaire à empiler sur la dernière note des accords, qu’on prendrait par intervalle de 3ce.
Cela donnerait pour nos trois accords :
C : Do, Mi, Sol –> Si, donc la couleur Cmaj7 ;
F : Fa, La, Do –> Mi, donc la couleur Fmaj7 ;
G : Sol, Si, Ré –> Fa, donc la couleur G7.
C’est de cette manière qu’on obtient les accords à 4 sons typiques du jazz, qui vont nous servir à harmoniser les grilles des standards.
Mais pour ce qui est du Blues…
… Ça ne va pas fonctionner, mais alors pas du tout !!!
Et pour cause, il faut prendre en compte…
… Les mélodies chantées par les bluesmen sur la grille du Blues
En effet, sur notre base d’accords à 3 sons, les premiers bluesmen chantent des mélodies utilisant quasi-exclusivement la Gamme Blues.
Ier degré : C7
Ainsi, sur le Ier degré, les bluesmen mettent en valeur une 7e mineure, et pas la 7e majeure qu’on a obtenu plus haut en harmonisant l’accord avec les notes de la gamme majeure. Pour un Blues en Do, il s’agit de la note Si bémol.
Voici un exemple pour vous prouver que notre harmonisation « classique » ne va pas fonctionner :
Si je vous joue une mélodie basée sur la Gamme Blues et qui met en valeur son Si bémol, sur un Ier degré harmonisé Cmaj7 (avec Si bécarre, donc), le résultat est extrêmement dissonant :
Naturellement, les bluesmen ont préféré remplacer le Si bécarre par le Si bémol au sein de l’accord d’accompagnement, et obtenir pour ce Ier degré les notes Do, Mi, Sol, Si bémol, donc l’accord de C7.
Beaucoup moins dissonant tout à coup !
IVe degré : F7
Le même phénomène se produit pour le IVe degré. Sur cet accord, les premiers bluesmen mettent souvent en valeur la 3ce mineure de la Gamme Blues. Pour un Blues en Do, il s’agit de la note Mi bémol.
Avec notre harmonisation « classique », nous avions obtenu l’accord Fmaj7, avec un Mi bécarre. Encore une fois, en jouant une mélodie bluesy sur cet accord, ça ne colle pas :
Les bluesmen ont donc préféré remplacer le Mi bécarre par le Mi bémol au sein du IVe degré, et obtenir les notes Fa, La, Do, Mi bémol, donc l’accord de F7.
Réécoutez l’exemple audio précédent, vous vous rendrez mieux compte de la dissonance.
Ve degré : G7
Concernant le Ve degré, les harmonies du Blues et de la musique classique convergent, les bluesmen aiment sa couleur 7 (en Do : G7).
Conclusion
Les Ier et IVe degrés de couleur 7 sont des particularités de l’harmonie du Blues. À part cela, le reste de l’harmonie « fonctionne » comme celle de la musique occidentale, comme nous allons le constater dans le reste de ce cursus.
Voici un enregistrement d’un des premiers bluesmen du Delta (du Mississippi), Robert Johnson, dans lequel vous pouvez entendre la grille de Blues basique, harmonisée à 4 sons :
Sweet Home Chicago – Robert Johnson (2 grilles jouées, la 1re commence à 0:07′ et la 2e 0:36′)
Dans la leçon suivante, nous étudierons comment les premiers jazzmen s’emparent de cette grille.
Voici la version la plus simple de la grille de Blues :
Elle correspond au Blues que je vous ai fait écouter au début de ce cursus, Death Letter Blues de Son House :
À l’oreille, cette progression d’accords paraît tonale.
L’harmonie tonale est régie par la succession de différents accords créant de la tension ou du relâchement harmonique par rapport à une référence que l’on appelle le centre tonal. Les accords sont issus d’une gamme majeure ou mineure et sont appelés « degrés ». Les enchaînements de degrés sont très codifiés, certains sont si fréquents qu’on les appelle « cadences ».
Comment être certain que la grille de Blues est tonale ? Essayons de trouver à l’intérieur un potentiel centre tonal, qui correspondra au Ier degré de la tonalité. Nous pourrons ensuite déduire le reste des degrés, et comparer avec la progression pour trouver des similitudes.
À la recherche du Ier degré
Le Ier degré est obligatoirement un accord majeur, ou mineur. Généralement, il se trouve à la fin de la grille, car c’est l’accord sur lequel on termine le morceau pour que notre harmonie y soit la plus apaisée.
Voici la dernière ligne de notre Blues :
Dans la progression ci-dessus, le dernier accord est « C », soit une triade de Do majeur. Sa fondamentale Do serait la « tonique« , note à partir de laquelle on déroule la gamme majeure pour établir notre tonalité.
Voici donc la gamme de Do majeur :
Maintenant, il faut « harmoniser » cette gamme pour obtenir les degrés. Il s’agit de prendre une note, qui deviendra la fondamentale d’un degré, et empiler deux notes par-dessus, prises obligatoirement au sein de la gamme, et par intervalle de 3ce. (Et répéter l’opération pour toutes les notes de la gamme)
Je vous passe tout le processus que vous pouvez retrouver dans cet article. Voici le résultat :
Vous visualisez maintenant la tonalité de Do majeur.
Notez que j’ai inscrit les numéros de degrés en chiffres romains. Si l’accord est majeur, le chiffre romain est majuscule, s’il est mineur, le chiffre est minuscule. S’ajoutent ensuite les éventuelles altérations, comme la 5te diminuée du viie degré.
Avant de comparer les degrés ci-dessus avec les accords de la grille de Blues, j’aimerais aller un cran plus loin.
Les fonctions tonales : tension et résolution harmonique
Dans l’article sus-cité, je vous explique en détail que ces accords ne sont pas égaux, et font ressentir plus ou moins de tension harmonique par rapport au Ier degré, le centre tonal, qui lui est le plus apaisé harmoniquement.
Nous pouvons catégoriser ces accords en 3 familles, 3 « fonctions tonales », qu’on peut résumer ainsi :
Fonction tonique : Ier, vie, iiie degré –> harmonie apaisée
Fonction sous-dominante : iid, IVe degré –> tension harmonique modérée
Fonction dominante : Ve, viie degré –> forte tension harmonique
Voyager d’une fonction tonale à l’autre créé des tensions/résolutions caractéristiques de l’harmonie tonale, qu’on nomme « cadences ». Encore une fois, je vous passe les détails !
Voici toutes ces informations sur un outil visuel que j’appelle Schéma de l’Harmonie Tonale (inspiré du logiciel Mapping Tonal Harmony de mDecks) :
Maintenant que la tonalité de Do majeur s’étale de manière agréable sous nos yeux, comparons-la à notre grille de Blues. Y retrouve-t’on les mêmes degrés, des cadences ?
Comparaison avec la grille de Blues
Prenez-un temps pour comparer le schéma ci-dessus à la grille.
…
On retrouve beaucoup des degrés de la tonalité de Do majeur dans cette grille ! Ce Blues est donc vraisemblablement en Do majeur.
Première ligne : Ier degré
Le Blues commence par 4 mesures de Ier degré, ce qui établit le cadre harmonique.
Deuxième ligne : cadence plagale
Dans la 2e ligne, l’harmonie évolue, passe au IVe degré qui est une tension. Elle se détend en cadence plagale sur le Ier degré.
Troisième ligne : cadence plagale, ou parfaite
Puis on passe sur le Ve degré, le plus tendu de notre tonalité.
Certains musiciens le jouent sur 2 mesures, puis résolvent sur le Ier degré en cadence parfaite.
La plupart du temps, on passe par le IVe degré pour relâcher un peu la tension avant la résolution sur le Ier degré. (C’est ce que fait Son House dans l’audio)
Conclusion
Voici le résultat de notre analyse :
La grille de Blues est donc tonale, et met en scène de belles cadences qui feraient pâlir une sérénade de Mozart !
Mais le Blues ne sonne pas comme un morceau de classique. Ajoutons une note aux accords pour nous en rendre compte…
Le Blues est né aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. Ses racines sont les Work Songs, chants de travail des esclaves africains et les Negro Spirituals, chants sacrés aux origines harmoniques et mélodiques occidentales.
Le Blues est donc une collision de musiques diverses, qu’on pourrait résumer à une influence africaine pour sa mélodie, et occidentale pour l’harmonie.
Voici un extrait d’un blues joué dans les années 60 par un des premiers bluesmen du Delta, Son House :
Death Letter Blues de Son House.
Son House est un des premiers bluesmen enregistrés à la fin des années 1920. Cet enregistrement plus récent nous permet d’apprécier avec précision les sonorités caractéristiques du Blues :
la mélodie chantée par une voix rocailleuse et plaintive ;
l’accompagnement joué par une guitare avec bottleneck* pour glisser sur les cordes et faire écho à la voix et ses inflexions.
*goulot de bouteille découpé que le bluesman enfile sur un des doigts de sa main gauche pour glisser sur les cordes
Il nous permet également de bien saisir la structure du Blues (en tant que morceau), qui est fixe et tourne en boucle.
La structure mélodique du Blues :
Pour un tour de grille, qu’on pourrait appeler un « couplet », on compte 3 phrases :
1 question ;
1re phrase de Death Letter Blues
1 autre question, reprenant des éléments de la précédente pour la développer ;
2e phrase de Death Letter Blues
et 1 réponse, différente mélodiquement.
3e phrase de Death Letter Blues
Ces phrases durent généralement 4 mesures, ce qui donnera ensuite la structure typique d’un Blues à 12 mesures.
À noter : les premiers bluesmen s’accompagnant généralement seuls à la guitare, il est possible qu’ils ajoutent ou enlèvent des mesures aux carrures. Mais la structure globale tripartite reste inchangée.
Également, si on écoute attentivement Death Letter Blues, on se rend compte que la première phrase est très fournie, que la seconde reprend la première moitié mais pas la suite, comme une sorte de résolution avant la 3e phrase, « véritable » réponse et conclusion du « couplet ».
La structure du Blues est donc indicative, nous verrons ensuite que les musiciens qui l’interprètent adorent le modifier, le transformer, l’enrichir.
Continuons notre exploration en étudiant le matériau de base des mélodies du Blues : La Gamme Blues.
Le Blues est sans doute le morceau le plus joué et enregistré en jazz. C’est un des premiers morceaux qu’on recommande d’apprendre pour pouvoir jammer avec d’autres musiciens.
Malgré cette réputation de « morceau pour débutant », le Blues regorge de subtilités !
Dans ce cursus, je vais vous expliquer les enjeux de la grille de Blues pour que vos improvisations et accompagnements sonnent comme ceux des maîtres.
Vous découvrirez qu’il n’y a pas qu’une gamme blues, ou qu’une grille de Blues, et que de petits détails comme des accords diminués bien sentis peuvent enrichir considérablement votre jeu !
Les mélodies du Blues se basent sur une gamme spécifique, qu’on appelle Gamme Blues. Cette gamme est très différente des gammes occidentales, car ses hauteurs de notes ne sont pas fixes.
Par exemple, sa 3ce peut changer et correspondre tantôt à une 3ce majeure ou une 3ce mineure, ou entre les deux. A contrario, la 3ce d’une gamme occidentale comme la gamme majeure est fixe.
Pourquoi une telle spécificité ?
Les instruments étant d’abord inaccessible pour les esclaves africains, le Blues s’est développé comme un genre principalement vocal. À la voix, on peut glisser entre les notes, les faire monter ou descendre comme bon nous semble.
La Gamme Blues « originelle »
Voici la gamme blues « originelle » et ses hauteurs variables, régies par ces inflexions vocales :
Cette gamme peut être divisée en 4 régions distinctes :
la 1re note, qui est le point de repère fixe ;
la 3ce, qui peut être abaissée ou relevée ;
les 4te et 5te qui glissent de l’une à l’autre en passant par la 4te augmentée, très expressive ;
la 7e, qui peut être abaissée ou relevée.
Voici une illustration pour mieux visualiser ces régions :
Exercice : prenez votre instrument et essayez d’improviser avec les notes de cette gamme, en glissant d’une note à l’autre au sein d’une de ses « régions ». Revenez fréquemment sur la 1re note, en fin de phrase par exemple.
Voici un exemple de son utilisation dans une work song (genre musical à l’origine du Blues) :
Steel Laying Holler, Rochelle Harris, capté dans un pénitencier par Alan Lomax dans les années 1930.
Remarquez que la 1re note de la gamme Blues est un des seuls rendez-vous clairs et stables de la mélodie. C’est sa seule hauteur fixe.
Comment cette Gamme Blues mène aux « gammes blues » utilisées aujourd’hui
Ce n’est qu’après la Guerre de Sécession (1865), avec :
la libération des esclaves ;
la création d’orchestres militaires et religieux ;
et la circulation des instruments bon marché (banjos, guitares, harmonicas) ;
que les musiciens afro-américains ont pu transposer leur langage vocal sur des instruments.
Peu à peu, ils adaptent leur art à des instruments de facture occidentale, aux hauteurs fixes et basés sur un tempérament égal.
Par exemple, avec un clavier de piano, impossible de glisser entre deux notes !
Pour se rapprocher du son de la gamme blues originelle, les musiciens ont usé de stratagèmes, parmi lesquels la création de deux autres gammes blues, les gammes blues majeure et mineure.
Dans l’article précédent, nous avons découvert la Gamme Blues « originelle », et ses hauteurs variables. pour l’émuler sur leurs instruments, les musiciens ont dérivé deux gammes blues radicalement différentes.
Comme les instruments de musiques occidentaux sont associés à la musique tonale, ils les ont caractérisés en une gamme blues majeure, et une mineure, à l’image des gammes majeures et mineures sur lesquelles on base notre système tonal.
Nous pourrions découvrir ces gammes en partant de la Gamme Blues « originelle », mais il est plus pratique de les considérer d’une autre manière.
Il suffit de prendre les gammes pentatoniques majeure et mineure :
Gamme pentatonique majeure
Gamme pentatonique mineure
Et de leur ajouter chacune une blue note, note « bleue », très dissonante et qui va rappeler les inflexions de la gamme blues originelle :
Gamme blues majeure
Gamme blues mineure
Comprendre la raison de la création de ces gammes blues permet de les utiliser à bon escient, en se rappelant la sonorité de la Gamme Blues « originelle ».
Exemple dans un enregistrement de jazz
Loin d’être des gammes bricolées, vous entendrez à maintes reprises ces gammes blues jouées telles quelles dans les enregistrement de jazz.
Voici un exemple avec le début du thème de Sister Sadie de Horace Silver :
Horace Silver met en scène la gamme blues majeure, en omettant la 2de note.
Vous avez déjà vécu ce moment de solitude en pleine improvisation ? Celui où vous perdez le fil, incapable de dire si la grille est repartie du début ou si le pont arrive ?
C’est frustrant. Vous travaillez vos gammes, vous apprenez les accords… et pourtant, quand il faut improviser, un moment inattention et… vous êtes perdu.
Ne vous inquiétez pas, cela arrive à tout le monde. Particulièrement si vous débutez, votre maîtrise limitée des accords, de leurs arpèges et gammes, vous demande beaucoup de concentration. À trop réfléchir, vous n’écoutez plus le reste du groupe, et vous vous en déconnectez lentement mais sûrement.
Pour pallier ce problème, maîtriser sur le bout de vos doigts les outils d’improvisation (gammes, arpèges…) va vous libérer de l’espace mental pour écouter votre rythmique. Également, développer votre « oreille » et pouvoir reconnaître les couleurs d’accords est particulièrement judicieux.
Mais voilà, ces deux compétences ne se développent pas en un jour, c’est un travail qui peut prendre plusieurs années, et dont on ne voit jamais vraiment le bout !
Par chance, il y a un autre aspect sur lequel vous pouvez grandement progresser, dès maintenant : votre connaissance des grilles des standards, et de leurs spécificités structurelles.
Si vous connaissez les limites de votre terrain de jeu, alors, vous vous repèrerez d’autant plus facilement à l’intérieur.
Les standards de jazz : un répertoire hérité des comédies musicales et des jazzmen
Le répertoire du jazz repose en grande partie sur ce que l’on appelle les standards. Ces morceaux sont joués et réinterprétés par des générations de musiciens, formant une base commune explorée sans cesse dans de nouveaux enregistrements ou en jam-session.
Deux grandes origines des standards
La plupart des standards proviennent de deux grandes sources :
Les comédies musicales et films de Broadway et Hollywood Des compositeurs comme George Gershwin, Cole Porter, Richard Rodgers ou Jerome Kern ont écrit des mélodies devenues incontournables. Ces morceaux étaient initialement des chansons intégrées à des comédies musicales ou des films des années 1920 à 1950. Au fil du temps, les musiciens de jazz se sont approprié ces morceaux, les transformant en véritables terrains d’improvisation. Quelques exemples célèbres :
Summertime (comédie musicale Porgy and Bess – Gershwin)
All the Things You Are (comédie musicale Very Warm for May – Kern)
My Favorite Things (film The Sound of Music (La Mélodie du Bonheur) – Rodgers)
Les compositions de jazzmen L’autre grande partie du répertoire est constituée de compositions originales de musiciens de jazz. Celles-ci ont parfois été écrites directement pour être jouées en club ou en studio, et sont devenues des références incontournables. Par exemple :
So What (Miles Davis)
Take Five (Paul Desmond)
Straight, No Chaser (Thelonious Monk)
Chorus et Verse : deux éléments d’un standard
Lorsqu’un morceau issu d’une comédie musicale devient un standard de jazz, il est souvent réduit à sa partie principale, appelée chorus (« refrain » en anglais). D’où l’expression « prendre un chorus », qui signifie jouer un tour complet de la grille en improvisant. Les formes musicales que je vais vous présenter dans les prochaines parties (AABA, ABAC) concernent donc les « chorus » de ces morceaux.
Le verse : l’introduction souvent oubliée
Avant d’atteindre le chorus, de nombreuses chansons avaient une introduction chantée, appelée verse (en français : « couplet »). Cette partie est souvent plus libre harmoniquement et narrativement, servant à introduire l’histoire du morceau avant d’entrer dans le chorus. En jazz, les musiciens jouent rarement le verse. Ils préfèrent aller directement au chorus, plus structuré et répétitif, propice à l’improvisation.
Mais les vocalistes font figure d’exception, appréciant particulièrement les verses, leurs richesses contribuant à mettre en valeur leur habileté vocale.
Quelques exemples de verses encore joués en jazz :
But Not for Me (Gershwin) – la version de Chet Baker des années 50 est un bon exemple.
Stardust (Carmichael)
Over the Rainbow (Harold Arlen) – la version de Ella Fitzgerald est un bon exemple
Arrangements, démarcations : quand les jazzmen réinventent les standards
En plus de jouer des standards tels qu’ils ont été écrits, les musiciens de jazz ont souvent cherché à les transformer, les réarranger ou les réutiliser comme base pour créer de nouveaux morceaux. Deux pratiques sont particulièrement courantes dans ce processus :
L’arrangement : modifier sans tout changer
Certains morceaux sont repris avec une nouvelle couleur harmonique, un rythme différent ou encore des changements dans la forme. L’objectif est de donner un souffle nouveau à une composition existante tout en conservant son essence.
Exemples :
Autumn Leaves : ce qui était au départ une chanson française (Les Feuilles Mortes de Joseph Kosma) a été transformée en standard swing par Cannonball Adderley et Miles Davis, avec une introduction binaire modale nouvelle par rapport au matériau de départ (souvent reprise aujourd’hui)
I Get A Kick Out Of You : standard swing au tempo médium à médium up, souvent repris en Up Tempo.
Dans cette version de Clifford Brown & Max Roach, un gros travail rythmique a été effectué (des mises-en-place, impression de valse alors qu’on est à 4 temps…) :
pour comparaison, la version plus standard de Frank Sinatra (remarquez qu’il chante le verse du morceau avant le chorus !) :
Les « démarcations » ou « contrafacts » : nouvelle mélodie, même grille
Une démarcation (« contrafact » en anglais) est une nouvelle mélodie écrite sur la grille harmonique d’un standard existant. Cette pratique était très courante à l’époque du bebop, car elle permettait aux musiciens de s’approprier des progressions d’accords connues tout en évitant de payer des droits d’auteur sur la mélodie originale.
Exemples célèbres de contrafacts :
Ornithology (Charlie Parker) → basé sur How High the Moon.
Donna Lee (souvent attribué à Charlie Parker, peut-être écrit par Miles Davis) → basé sur Back Home Again in Indiana.
Oleo (Sonny Rollins) → basé sur le « Rhythm Changes », la grille de I Got Rhythm de Gershwin.
Le « Rhythm Changes », justement, est une des grilles les plus utilisées en jazz pour créer des démarcations, parmi lesquelles on peut citer Lester Leaps In (Lester Young), Cotton Tail (Duke Ellington), The Eternal Triangle (Sonny Stitt), Fungii Mama (Blue Mitchell).
Rentrons maintenant dans le vif du sujet, et étudions dans le détail les structures des grilles de jazz.
Comment sont construites les grilles de jazz ?
Le jazz repose sur des cycles fixes
Les morceaux de jazz ne sont pas de simples successions d’accords aléatoires. Ses structures sont très codifiées, et fonctionnent par cycles de mesures pairs.
La mesure est l’unité de découpe de base de la musique occidentale. Une mesure rassemble un certain nombre de temps, plus ou moins accentués (on parle de temps forts ou faibles), qui rythment la musique.
La mesure est le plus petit cycle musical, et comporte souvent 4 temps :
La « grille » du morceau
On emploie le terme « grille » pour désigner la totalité de la progression d’accords du morceau. Ce terme est issu de la représentation visuelle de ces progressions, souvent disposées sous forme de grille :
Une grille de jazz comporte généralement 32 mesures. Elle est répétée à de nombreuses reprises pendant le morceau. La mélodie du morceau a été écrite pour coller à cette structure, et les improvisations doivent également lui correspondre.
Généralement, en jazz, on joue d’abord la mélodie du morceau (une grille de 32 mesures), puis on improvise (X grilles de 32 mesures), puis on rejoue le thème du morceau (une dernière grille de 32 mesures).
Mesures, cycles : un ressenti naturel
Quand on improvise, on ne compte pas chaque temps, au sein de chaque mesure. Notre but est de ressentir les cycles, à l’échelle d’une mesure, puis de 4, voire 8 mesures. Ces cycles structurent le morceau et correspondent à différentes sous-parties que nous allons étudier dans un instant.
Notre boussole interne doit s’affoler au moment où un cycle de 4 mesures est passé, un nouveau s’entame, quand nous arrivons en fin de section… etc.
Si vous débutez, il est possible que ce ne soit pas encore le cas pour vous, c’est dont une compétence à développer. Avant de vous donner des exercices, bien connaître les principales structures des morceaux de jazz va grandement vous aider.
Les principales structures des morceaux de jazz
Comme exposé plus haut, les structures représentent (pour la plupart) 32 mesures tournant en boucle sur lesquelles les musiciens de jazz jouent la mélodie, puis les solos, puis la mélodie.
Généralement, ces 32 mesures sont organisées en 4 sections. Voici les principaux découpages :
AABA
La forme AABA met en scène 2 sections différentes, dites « A » et « B ». Chaque section dure 8 mesures, à raison de 4 sections dans la grille, nous retrouvons bien le compte des 4×8 = 32 mesures.
La section A revient 3 fois, le B les séparant au milieu.
Les sections A sont généralement similaires du point de vue mélodique et harmonique, même si on peut observer des variations entre le 1er A et le 2e A, qui se produiront généralement au niveau des deux dernières mesures des sections. Si tel est le cas, on pourra noter A, A’, B, A pour différencier les sections.
La section B est aussi appelée le « pont » (« bridge » en anglais) et est complètement différente des sections A, tant du point de vue mélodique qu’harmonique.
Voici une illustration avec le morceau Honeysuckle Rose :
Autres morceaux AABA emblématiques : I Got Rhythm, On The Sunny Side Of The Street, Alone Together…
ABAB’ ou ABAC
La forme ABAB’ met de nouveau en scène 2 sections différentes, « A » et « B », de 8 mesures chacune.
Ici, les sections s’alternent en A, puis B, puis A, puis B.
Les sections A sont généralement strictement similaires. Par contre, les sections B sont obligatoirement différentes, la première est suspensive, et la 2e conclusive, supposant des changements harmoniques et mélodiques, d’où la petite mention B’.
Ces changements peuvent être tels que la 2e section B ne correspond plus du tout à la 1re, imposant un changement de lettre, d’où ABAC.
Voici un exemple avec le standard All Of Me :
Autres morceaux emblématiques structurés ainsi : Out Of Nowhere, How High The Moon, It Could Happen To You…
Spécificités, exceptions, bizarreries de structure
Si toutes les grilles de jazz étaient toutes structurée strictement de la même manière, ce serait dommage. La règle des 32 mesures est une base sur laquelle les compositeurs aiment s’appuyer pour innover. Parmi ces innovations, on retrouve souvent :
Des parties additionnelles :
L’introduction
Comme son nom l’indique, l’introduction est une partie additionnelle jouée seulement en début de morceau pour préparer le thème. La plupart du temps, elle n’est jouée qu’une fois, en début de morceau.
L’introduction peut être :
une petite partie écrite -> l’introduction de la version de Chega De Saudade de Antonio Carlos Jobim
une improvisation d’un membre du groupe -> les introductions de morceaux de be-bop de Charlie Parker comme Billie’s Bounce
La progression d’accords du début ou de la fin de la grille tournant en boucle (souvent « l’anatole » 1-6-2-5) -> La version de Cheek To Cheek par Ella Fitzgerald & Louis Armstrong
La coda
La « coda » est un terme hérité de la musique classique, c’est une partie qu’on ne joue qu’à la fin. Là encore, la coda peut être :
La progression d’accords de la fin de la grille tournant en boucle (souvent le « turnaround » 2-5-3-6), avec une redite de la dernière phrase du thème, ou une improvisation
La version de All Of You par Miles Davis est un bon exemple
À noter : dans cette version, la coda est jouée à chaque fin de solo (1’27 -> 1’54, 3’24 -> 3’50, 5’21 -> 5’48), en plus d’être jouée à la fin du thème (6’32 -> 7’08).
Ce type de coda est souvent joué seulement 3 fois.
une petite partie écrite -> la coda de ‘Round Midnight de Thelonious Monk (6’00), qui change complètement de style par rapport au reste du morceau
une improvisation d’un membre du groupe -> la coda de Once In a While par Clifford Brown (4’23)
ce type de coda est souvent joué à la fin de ballades, mettant en valeur le discours virtuose de l’interprète
Intermèdes
Les intermèdes sont de petits passages souvent écrits pour séparer les solos. Ils peuvent comporter une mélodie ou simplement un « vamp » (motif harmonique tournant en boucle).
L’intermède de In Your Own Sweet Way de Dave Brubeck est un bon exemple, il arrive que les instrumentistes improvisent dessus.
il est souvent utilisé en tant qu’introduction de ce morceau, comme dans cette version :
Horace Silver est un grand amateur d’interludes pour ses compositions
On peut citer Nica’s Dream (1’08 -> 1’15)
Ou Cool Eyes (1’59 -> 2’09)
Le spécial
Un « spécial » est une partie intervenant après les solos, pour préparer la reprise de thème en variant le déroulé du morceau. Il est souvent riche mélodiquement parlant, comparable à un solo écrit.
Les morceaux des Jazz Messengers écrits par Benny Golson ou Bobby Timmons comportent souvent un spécial. on peut citer Whisper Not, Along Came Betty, Dat’ Dere…
À 6’18 :
Généralement, le spécial prend la place de la 1re moitié du thème, et la mélodie originelle est reprise à sa 2e moitié ensuite.
Écritures non-conventionnelles
C’est assez rare, mais il peut arriver qu’un standard de jazz dévie des structures classiques AABA et ABAB’, voire carrément du compte carré de 32 mesures.
Structures non-conventionnelles de 32 mesures
Parmi ces morceaux, citons Bye Bye Blackbird qui est une sorte de AABA mais dont le 2d A diffère tellement du premier qu’il est souvent décrit comme un ABCA’.
Le standard Autumn Leaves est également structuré en AABA, mais sa dernière section est totalement différente des premières, on note donc AABC.
Structures non-conventionnelles basées sur une grille de 32 mesures mais ne comportant pas 32 mesures
Ces morceaux peuvent être obtenus en retirant ou ajoutant des mesures aux 32 existantes, on peut citer I Got Rhythm dont le thème comprend 34 mesures, donc 32 mesures avec 2 mesures ajoutées à la fin pour conclure le morceau. À noter, la plupart du temps, les solos se font sur une grille de 32 mesures, sans l’ajout des 2 mesures à la fin de la grille !
On peut également multiplier ou diviser la structure conventionnelle des 32 mesures, le morceau Doxy de Sonny Rollins en est un bon exemple. C’est un AABA classique, mais ses sections ne font que 4 mesures chacune au lieu des 8 traditionnelles. Il a donc 16 mesures au lieu de 32, mais fonctionne de la même manière.
Structures non-conventionnelles non-basées sur les grilles de 32 mesures
Ces structures sont très rare, mais nous pouvons en rencontrer, citons Blue Bossa, qui comporte seulement 2 cycles de 8 mesures AB.
Le morceau Infant Eyes de Wayne Shorter, lui, comporte 3 cycles de 9 mesures structurés en ABA.
Visualisation de la structure du morceau : ne tombez pas dans ce piège !
L’autre jour, j’animais un stage d’improvisation, comportant une jam session. Le morceau Autumn Leaves est proposé. Nous commençons à le jouer, et au fur et à mesure, nous nous rendons compte que tout le monde n’est pas au même endroit dans la grille.
La raison ? Plusieurs personnes suivaient la grille avec iReal Pro, la structure étant écrite avec des barres de reprises. Un des membres du groupe n’avait pas saisi cette subtilité…
C’est une illustration du fait que, quand on suit la partition d’un standard…
… Une mauvaise mise en page peut tout compliquer
Prenons un exemple visuel. Voici la partition du morceau de Blue Mitchell Fungii Mama telle qu’on peut la trouver dans le Real Book :
Fungii Mama est un Rhythm Changes, dont une structure basique AABA de 32 mesures. Sous cette forme, rien ne saute aux yeux :
Les cycles naturels sont mal représentés
2 mesures sur la 1re ligne, puis 3 mesures sur la 2e ligne, puis 3 mesures sur la 3e ligne pour la partie A, alors que 2 lignes de 4 mesures chacune sont beaucoup plus claires.
Les repères visuels sont inexistants.
Les 2 premiers A sont représentés sous la forme d’un A, avec une reprise et une boîte de 2 pour le 2d A. Ça fait gagner de la place, mais c’est beaucoup moins clair que 2 sections A écrites.
Pas de mention du nom des différentes sections.
Quand la grille est bien organisée, tout devient plus facile
Maintenant, voici la même grille, mais présentée de manière claire et logique :
Pourquoi c’est mieux ?
La forme AABA saute immédiatement aux yeux.
Chaque section est clairement isolée et libellée.
Partir d’un matériel bien organisé aide donc particulièrement à se repérer dans la structure. Mais si vous voulez développer votre boussole interne, voici quelques exercices.
Développer son sens de la structure : Exercices pratiques
Exercice 1 : Écoute active
Sélectionnez un standard que vous travaillez en ce moment et dont vous avez correctement identifié la structure (à l’aide d’une partition par exemple)
Écoutez une version jouée par de grands jazzmen, et identifiez chaque changement de section en claquant des mains
Généralement, ces changements de sections sont indiqués par la section rythmique, qui opère une petite relance.
Recommencez avec d’autres versions, en variant les instrumentations.
Exercice 2 : Improviser sur une seule note
Sélectionnez un morceau que vous maîtrisez bien.
Utilisez un accompagnement, sans regarder la grille qui défile pour ne pas tricher.
Improvisez en utilisant une ou deux notes qui peuvent fonctionner globalement sur toute la progression d’accords.
Essayez de ne pas vous perdre dans la structure !
Variez la longueur de vos phrases, 2 mesures, 4 mesures, 8 mesures.
Exercice 3 : Accompagner
Sélectionnez un morceau que vous êtes en train de travailler
Utilisez un playback, ou un métronome.
Jouez les fondamentales des accords, avec un rythme de blanches ou de noires.
En plus de réviser les accords de la grille, et de vous entraîner à être bien en place, vous améliorez votre ressenti de la structure
Le blues : le grand absent de cet article
Ce long article touche à sa fin. J’espère qu’il vous a été utile pour mieux vous repérer dans les grilles des standards de jazz, et vous éviter de vous perdre en improvisant.
Avez-vous remarqué ? Il y a une forme de morceau incontournable en jazz que je n’ai pas mentionné : le blues. Et pour cause, je lui ai déjà dédié beaucoup d’articles sur Jazzcomposer.fr, parmi lesquels :
« 3 notes, déchirant le silence, s’échappent de votre radio…
Un coup de cymbale, un voicing de piano vous propulsent dans la pièce avec les musiciens.
Est-ce une odeur de tabac que vous sentez, provenant des nombreuses cigarettes grillées au cours de la séance, et dont les fumées viennent tamiser l’éclairage déjà sombre du studio ? »
C’est sans doute à une occasion similaire qu’est née votre envie de vous mettre au jazz, ou plutôt votre obsession, celle de réussir à faire sortir toutes ces notes, ces cris, ces émotions de votre instrument.
Mais voilà, pour devenir Miles Davis, la route est longue et sinueuse ! Et si vous êtes mal indiqué, vous pourriez vous décourager et ne jamais connaître ce formidable épanouissement musical qu’est la pratique du jazz.
J’ai écrit cet article pour vous donner une idée précise des étapes à accomplir pour apprendre le jazz, que vous soyez instrumentiste ou vocaliste. Suivez le guide !
1. Écoutez pour assimiler le langage du jazz
La musique et le jazz en particulier est un langage, avec ses mots particuliers, ses manières habituelles de les organiser en phrases, ses expressions particulières… Si vous parlez d’une langue étrangère, c’est donc une bonne idée de s’inspirer de votre apprentissage pour progresser dans votre pratique du jazz.
Et la 1re chose à faire avant d’ouvrir un dictionnaire ou un bouquin de conjugaison, ou d’apprendre les différentes déclinaisons et les verbes irréguliers, c’est d’apprendre le B-a-ba pour tenir une conversation ! Et la meilleure manière pour le faire est de vous immerger dans l’univers sonore de la langue que vous souhaitez apprendre, de repérer des mots particulièrement usités, des expressions, de les apprendre tels quels… En parlant le plus possible !
Donc, avant même de jouer, il est essentiel que vous écoutiez beaucoup de jazz.
Plongez-vous dans les enregistrements des grands musiciens : Miles Davis, John Coltrane, Charlie Parker, Bill Evans, Thelonious Monk, et bien d’autres.
Écoutez activement : repérez les motifs récurrents, imprégnez vous du swing, des sensations procurées par les progressions harmoniques…
Essayez de chanter les thèmes des morceaux avant de les jouer sur votre instrument.
L’écoute régulière permet d’intérioriser les structures du jazz et d’en assimiler le groove, de manière intuitive.
2. Acquérez de solides fondamentaux
Si vous débutez, un minimum de maîtrise de votre instrument et des fondamentaux musicaux est nécessaire pour aborder le jazz.
Travaillez la gamme majeure dans plusieurs tonalités « faciles » (ayant peu d’altérations), comme Do, Fa, Si bémol, Sol, Ré.
Travaillez les arpèges d’accords de ces différentes couleurs : majeur à 3 sons, mineur à 3 sons, maj7, min7, 7.
Développez une maîtrise basique du solfège :
connaissance des intervalles : cela vous aidera à mieux manier les éléments musicaux comme les gammes et les arpèges
lecture de notes en clé de Sol : pour pouvoir déchiffrer des partitions basiques et des exercices basiques
connaissance du principe du rythme, de la décomposition du temps en débits que sont les noires, croches, etc…
Toutes ces notions ne doivent pas vous faire peur, et peuvent être abordées ensemble, en même temps que vous apprenez vos premiers thèmes de jazz. Mais il est important de ne pas développer de lacunes dans votre apprentissage. Si vous voulez vous exprimer avec liberté et virtuosité, vous devez vous appuyer sur ces fondamentaux.
3. Apprenez des standards
Les standards de jazz sont la base du répertoire. Ils permettent de développer votre vocabulaire musical et de jouer avec d’autres musiciens.
Commencez par des morceaux accessibles comme C Jam Blues, Blue Bossa, Summertime, Take The A Train, Song For My Father, All of Me.
Écoutez plusieurs versions du morceau pour savoir comment il est joué par les jazzmen, pour ne pas être pris au dépourvu quand quelqu’un fait référence à un enregistrement particulier pour le jouer en Jam-session
Apprenez en priorité des versions « basiques » enregistrées par Ella Fitzgerald, Frank Sinatra, Nat « King » Cole…
Apprenez la mélodie du morceau, et ensuite sa progression d’accords.
Commencez à improviser sur le morceau selon les deux approches de l’harmonie, le jeu vertical ou horizontal (= selon les arpèges des accords, ou la gamme de la tonalité du morceau)
Pour ne pas être désarçonné en Jam-session, jouez le morceau à différents tempos et dans plusieurs tonalités
Généralement, un standard est joué par les jazzmen dans une tonalité bien précise, popularisée par un enregistrement de référence
On est amené à le transposer pour correspondre au registre limité d’un vocaliste ou d’un instrumentiste.
En connaissant plusieurs standards, vous pourrez rapidement participer à des jam sessions et échanger avec d’autres musiciens.
4. Comprenez l’harmonie du jazz
L’harmonie du jazz est particulièrement riche. Pour improviser et accompagner efficacement, il est essentiel de comprendre certaines notions de base.
Les progressions harmoniques courantes : le II-V-I (2-5-1) est la progression la plus importante à maîtriser et représente environ 80% des grilles de jazz.
J’ai écrit 2 ouvrages dont le but est de maîtriser les 251 majeur et mineur, pour vous les procurer :
Le chiffrage des accords (la notation des accords) : les accords sont indiqués sur une grille avec leur note fondamentale (écrite avec la lettre correspondante dans le système anglo-saxon) suivie d’altérations qui donnent sa composition.
Par exemple : CΔ7.
« C » signifie la note Do
Elle n’est suivie d’aucune précision avant l’indication de 7e, cela signifie qu’on fait face à une triade de Do majeur
La notation « Δ7 » indique une 7e majeure ajoutée à cette triade.
La différence entre harmonie tonale et modale.
Cliquez pour ouvrir cet article dans un nouvel onglet, je vous y explique les enjeux de l’harmonie tonale simplement.
5. Apprenez des techniques d’improvisation
Généralement, un morceau de jazz se structure en Thème – Improvisation – Thème. L’improvisation se fait sur la grille d’accords sur laquelle la mélodie du morceau a été écrite, il s’agit donc d’inventer de nouvelles mélodies, qui doivent être autant voire plus intéressantes que celle du morceau !
L’improvisation est donc un art à part entière, exigeant, auquel vous devez vous préparer. Voici quelques exercices pour vous mettre le pied à l’étrier, avec à chaque fois le lien vers une vidéo de ma chaîne Youtube pour vous inspirer :
Commencez par ré-interpréter la mélodie du morceau, en vous en détachant peu-à-peu pour construire un solo de plus en plus original
Inspirez vous des techniques utilisées par les jazzmen pour ré-interpréter des mélodies simples, je les détaille dans cette vidéo : https://youtu.be/tLtVPrzaWmA
Commencez à jouer des solos originaux en construisant vos phrases grâce aux arpèges des accords
Améliorez le tout en basant votre discours sur les conduites de voix qui traversent les accords, afin que vos phrases soient plus abouties mélodiquement parlant
Ajoutez à cela des techniques be-bop pour enrichir votre jeu.
Utilisez ces deux vidéos à cet effet :
Analyse du solo de Pasquale Grasso sur Like Someone in Love : 3 techniques pour sonner Be-Bop ! https://youtu.be/JNothBWczl0
Les Ornements : un outil simple et efficace pour sonner Be-Bop (Analyse de Pasquale Grasso 2/2) https://youtu.be/VwzEjfUnvjU
Transcrivez ou étudiez des transcriptions de solos de grands musiciens pour comprendre leur logique et intégrer des éléments de vocabulaire qui font le son du jazz.
Aidez-vous des séquences ciblées autour de pépites de vocabulaire vous proposant des exercices pour les maîtrisez dans ma page Patreon
Vous pourrez ensuite vous intéresser aux modes et autres substitutions qui amènent des couleurs sophistiquées à vos phrases.
6. N’oubliez pas le rythme et le swing
Le swing est l’âme du jazz. Comme dit la chanson de Duke Ellington :
« It Don’t Mean A Thing If It Ain’t Got That Swing »
Même en jouant les bonnes notes au bon moment, si votre placement rythmique est rigide, votre jeu ne sonnera pas comme celui des grands jazzmen.
Accentuez légèrement les 2e et 4e de la mesure quand vous jouez des noires
Accentuez légèrement les contretemps quand vous jouez des croches
Jouez vos croches avec un phrasé swing
La 1re croche de chaque temps est légèrement plus longue que la 2de
Pratiquez avec des playbacks pour vous imprégner du swing de la section rythmique
Encore mieux : Pratiquez avec un collègue batteur pour améliorer votre sens du rythme.
Tous les jazzmen, peu importe leurs instruments, sont des virtuoses rythmiques. Un bon jazzman est avant tout un bon rythmicien. Ne l’oubliez jamais !
7. Jouez en groupe
C’est de l’interaction entre les différents musiciens que naît la richesse du jazz, et l’intérêt à en jouer. Jouer seul est une étape, mais pour vraiment vivre cette musique, il faut la jouer en groupe.
Pratiquez souvent en groupe pour vous habituer à l’exercice
Rejoignez un atelier jazz dans une école de musique ou un conservatoire.
Sortez souvent en jam-session ou « boeuf » pour rencontrer d’autres musiciens et jouer avec eux.
Travaillez votre réactivité musicale : écoutez les autres et adaptez votre jeu à leurs idées.
Plus vous jouerez avec d’autres, plus votre compréhension du jazz se développera naturellement et intuitivement.
Conclusion
Vous l’avez compris, pour pleinement vivre votre passion, quelques heures de pratique sont nécessaires ! J’espère que cet article vous aidera à tracer un itinéraire direct vers votre épanouissement musical.
Si vous suivez ces 7 règles, vous y arriverez :
Écoutez pour assimiler le langage du jazz
Acquérez de solides fondamentaux
Apprenez des standards
Comprenez l’harmonie du jazz
Apprenez des techniques d’improvisation
N’oubliez pas le rythme et le swing
Jouez en groupe
Pour ne manquer aucun de mes conseils, recevez chaque semaine (ou presque) la newsletter Jazzcomposer.fr :
Quel que soit votre niveau, vous vous êtes sans doute rendu compte de la complexité harmonique des grilles de jazz.
En plus d’utiliser des couleurs parfois alambiquées, les compositeurs aiment souvent explorer des accords et des progressions qui sortent de la tonalité principale. Si bien qu’un tapis confortable de Do majeur peut se retrouver chahuté par une progression en La♭ ou Si ou Mi majeur… !
Si vous n’y êtes pas préparés, vous allez déraper.
Pour cette raison, on nous conseille souvent de transposer les éléments de vocabulaire qu’on travaille dans toutes les tonalités. Que ce soit de simples arpèges ou gammes, mais aussi des petites phrases, voire des thèmes ou relevés de solo entiers !
Nous allons le voir ensemble, je ne pense pas que ce soit un bon conseil pour tout le monde. Dans cet article, je vais vous faire part de mon expérience, et de mes astuces pour être le plus efficace possible, sans se submerger de boulot.
Cas pratique : un plan de Chet Baker
Partons d’un cas concret. Sur ma page Patreon(que je vous encourage à rejoindre, au passage !), nous travaillons en ce moment un solo de Chet Baker, que nous relevons phrase par phrase. Chaque phrase peut être utilisé comme un « plan » (« lick » en anglais), et je vous encourage à les replacer dans vos propres solos, sur les grilles des morceaux que vous jouez.
Prenons cette phrase, jouée sur un ii V I (2-5-1) en Sol majeur :
Si vous la travaillez comme je l’indique dans la vidéo sur Patreon, ça vous donnera une super phrase à utiliser sur les ii V I en Sol. Mais n’est-ce pas dommage de pouvoir la jouer seulement dans cette tonalité ? Et s’il n’y a pas de ii V I en Sol dans les morceaux que vous jouez ?
Il faut donc transposer cette phrase, et le premier conseil qu’on vous donnera est :
« Transposez dans toutes les tonalités »
Si vous êtes comme moi, vous devriez rechigner à exécuter cette consigne… Cela représente une énorme quantité de boulot ! Dans notre cas précis, cela nécessite de :
bien connaître les accords du ii V I dans toutes les tonalités ;
déterminer les intervalles des notes du plan par rapport aux accords originels ;
arriver (sans se tromper) à calculer ces intervalles par rapport aux accords de la nouvelle tonalité ;
Si vous ne connaissez pas par cœur les couleurs d’accord du ii V I, dans toutes les tonalités, rien que la 1re étape va vous causer des nœuds au cerveau !
Transposer dans toutes les tonalités est donc bénéfique et approprié quand on a un certain niveau de connaissance des progressions d’accords, des intervalles, des cellules mélodiques classiques en jazz…
Pour la majorité d’entre vous, fidèles lecteurs, la quantité de boulot nécessaire ne peut que vous décourager. Pour pallier ce problème, voici deux recommandations :
Priorisez les tonalités dont vous avez VRAIMENT besoin
En d’autres termes : travaillez seulement les tonalités incluses dans les grilles des morceaux que vous jouez en ce moment. C’est certes lacunaire, mais ça a le bénéfice d’alléger la charge de travail, et d’alimenter directement votre maîtrise des grilles en question. Vous forgerez de solides réflexes de pensée qui alimentera votre discours d’improvisation sur les progressions en question.
Et quand vous vous attaquerez à une nouvelle grille, elle contiendra sans doute de nouvelles tonalités à dompter, vous pourrez à ce moment-là reprendre votre élément de vocabulaire et le transposer selon ces nouveaux besoins.
Si vous avez un peu de temps libre, et si vous voulez vous préparer un peu mieux, vous pouvez être pro-actif et transposer les éléments de vocabulaire que vous voulez apprendre dans d’autres tonalités que celles dont vous avez besoin sur le moment. Dans ce cas :
Privilégiez les tonalités les plus communes
Il existe deux types de tonalités :
les « sympas » ;
et les « pourries » !
La quantité d’altérations à la clé détermine comment les tonalités se classent dans ces deux catégories. Les tonalités très altérées (« pourries ») nécessitent beaucoup de réflexion et sont par conséquent plus difficiles à manier que les tonalités peu altérées (« sympas »).
Les tonalités les plus communes sont dans l’ordre :
Do Majeur / La mineur (rien à la clé)
Fa majeur / Ré mineur (Si♭ à la clé)
Sol majeur / Mi mineur (Fa # à la clé)
Si♭ majeur / Sol mineur (Si♭ et Mi♭ à la clé)
Ré majeur / Si mineur (Fa# et Do # à la clé)
Mi♭ majeur / Do mineur (Si♭, Mi♭, et La♭ à la clé)
La majeur / Fa# mineur (Fa#, Do#, et Sol # à la clé)
Et voici les tonalités « difficiles », des moins altérées aux plus altérées :
La♭ majeur / Fa mineur (Si♭, Mi♭, La♭, et Ré♭ à la clé)
Mi majeur / Do# mineur (Fa#, Do#, Sol#, et Ré # à la clé)
Ré♭ majeur / Si♭ mineur (Si♭, Mi♭, La♭, Ré♭, et Sol♭l à la clé)
Si majeur / Sol# mineur (Fa#, Do#, Sol#, Ré#, et La # à la clé)
Fa# majeur / Ré# mineur (Fa#, Do#, Sol#, Ré#, La#, et Mi # à la clé)
Remarque : on pourrait ajouter Sol♭ majeur / Mi♭ mineur, qui ont 6 bémols à la clé, et qui équivalent à Fa# majeur / Ré# mineur, 6 dièses à la clé. La difficulté est similaire, vous pouvez choisir le couple qui vous arrange selon votre préférence. La plupart des instrumentistes préfèrent « penser » en dièses.
Les tonalités à ne surtout pas travailler
Par contre, il est contre-productif d’utiliser les tonalités de Do♭ majeur / La♭ mineur et Do# majeur / La# mineur. Ces tonalités équivalent respectivement à Si majeur / Sol# mineur et Ré♭ majeur / Si bémol mineur, que j’ai inclus dans le classement ci-dessus. Utilisez ces ces dernières, qui comportent une altération en moins que leurs enharmonies (6 # ou 6 ♭ contre 7). Si on peut s’épargner des altérations, autant le faire !
Travaillez en priorité les tonalités « sympas »
C’est bien logique, les jazzmen écrivent plus fréquemment leurs thèmes dans les tonalités les moins altérées, qui vont leur demander le moins de réflexion et sur lesquelles il sont le plus à l’aise. Il est donc judicieux d’axer votre travail en priorité sur celles-ci.
Ça peut vous sembler lacunaire, mais rassurez-vous, une fois que vous vous êtes forgés de solides réflexes dans ces 7 tonalités « faciles », les autres plus « difficiles » peuvent être calculées en fonction.
Suivez cette simple règle :
une phrase en X♭ majeur correspond aux mêmes notes qu’en X majeur, avec un bémol ajouté à chaque note ;
une phrase en X# majeur correspond aux mêmes notes qu’en X majeur, avec un # ajouté à chaque note.
Petite précision : si vous rajoutez un bémol à une note diésée, alors elle devient bécarre, et inversement.
Voici un exemple avec la phrase de Chet. Imaginons que nous souhaitions la jouer dans la tonalité difficile de Ré♭ majeur. Il suffit de considérer la phrase en Ré majeur, et d’ajouter un bémol à chaque note :
↓ Ajout d’un ♭ à chaque note ↓
Morceler le travail et varier les tonalités
Les pratiques que je vous ai présenté ci-dessus visent à alléger votre charge de travail, pour que vous puissiez passer du temps à des choses plus épanouissantes.
Mais si vous voulez slalomer avec grâce dans les progressions sophistiquées de morceaux comme In Your Own Sweet Way ou Stella By Starlight, alors il est important de ne pas faire l’impasse sur les tonalités les plus ardues dans votre routine de travail.
D’ailleurs, même dans des morceaux présentés comme accessibles, on peut faire de mauvaises rencontres ! Prenez la grille d’Autum Leaves, c’est un morceau basique en Sol mineur, mais il comporte une grosse difficulté vers la fin, avec un accord de F#7, issu de la gamme de Si majeur. Ou Blue Bossa, le début est en Do mineur, mais on module rapidement en Ré♭ majeur !
Vous aborderez plus sereinement ces progressions d’accord envisitant fréquemment les tonalités altérées dans votre pratique.
On en revient au conseil de départ… On dirait bien que vous allez devoir transposer dans toutes les tonalités, finalement !
Pour éviter l’overdose, il est important de morceler votre travail. Si vous disposez de 3 ou 4 sessions de travail par semaine, vous pouvez très bien faire le tour des 12 tons en n’en travaillant que 2 ou 3 différents par session.
Ça peut vous paraître léger, mais vous allez faire de solides progrès si vous travaillez régulièrement. Je vous garantis que si vous cultivez la tonalité de Fa# majeur chaque semaine, au bout de 3 mois, 6 mois, un an, vous la connaîtrez comme votre poche.
Attention à ne pas tomber dans ce piège si vous travaillez 2 ou 3 tonalités consécutives :
Au cours d’une même session de travail, vous pourriez être tentés de travailler Do, Ré♭, et Ré majeur. Vous allez enchaîner une phrase/arpège/gamme en Do, puis la même chose tout de suite après en Ré♭, puis en Ré.
Ce faisant vous allez déduire les notes de la phrase suivante par rapport à la phrase précédente(dans mon exemple, en ajoutant un demi-ton à ce que vous venez de jouer).
Où est le problème ? Eh bien… C’est de la triche ! Car qu’êtes-vous en train de travailler :
votre connaissance d’une tonalité, de ses notes, de ses altérations, des intervalles des notes de l’élément que vous transposez par rapport à la tonalité ?
Ou simplement votre habileté à ajouter un demi-ton aux notes de la phrase précédente ?
Soit dit en passant, cette deuxième compétence peut s’avérer très utile, mais ce n’est pas celle qui nous intéresse ici.
Nous voulons créer de solides réflexes qui pourront nous faire reconnaître d’un coup d’oeil un 2-5 en Fa# dans une grille ;
nous voulons déterminer du tac-au-tac les notes de la gamme de Ré bémol majeur ;
nous voulons enchaîner un même arpège sur BΔ7 et ensuite EΔ7, à la vitesse de l’éclair.
Pour ne pas tomber dans ce piège…
… Transposez par cycle de tierces, ou quartes, ou quintes.
J’affectionne particulièrement les cycles de 3ces, car chaque session nous fait à la fois visiter des tonalités « sympas », et des « pourries ».
Si vous transposez par 3ces mineures :
1re session : Do Majeur / La mineur, Mi♭ majeur / Do mineur, Fa# majeur / Ré# mineur, La majeur / Fa# mineur
2e session : Ré♭ majeur / Si♭ mineur, Mi majeur / Do# mineur, Sol majeur / Mi mineur, Si♭ majeur / Sol mineur
3e session : Ré majeur / Si mineur, Fa majeur / Ré mineur, La♭ majeur / Fa mineur, Si majeur / Sol# mineur
Si vous transposez par 3ces majeures :
1re session : Do Majeur / La mineur, Mi majeur / Do# mineur, La♭ majeur / Fa mineur
2e session : Ré♭ majeur / Si♭ mineur, Fa majeur / Ré mineur, La majeur / Fa# mineur
3e session : Ré majeur / Si mineur, Fa# majeur / Ré# mineur, Si♭ majeur / Sol mineur
4e session : Mi♭ majeur / Do mineur, Sol majeur / Mi mineur, Si majeur / Sol# mineur
Testez, vous m’en direz des nouvelles !
Dernier conseil : ne trichez pas avec les enharmonies
Les enharmonies sont le fait de considérer une hauteur de note avec plusieurs noms. Dans notre système de tempérament égal, un Ré♭ correspond strictement à un Do#. Do équivaut à Si# ou Ré♭♭, etc…
Lorsque vous transposez, ne prenez pas de libertés avec ces enharmonies, concrètement : ne remplacez pas une note altérée par une autre plus facile.
Si vous vous forcez à ne pas remplacer un Mi# par un Fa, un Sol♭ par un Fa#, alors vous aurez un système de pensée clair et carré, même si cela vous demande un peu plus de réflexion.
Lorsque vous déchiffrerez une partition qui contient ces altérations difficiles, vous serez mieux préparés pour les aborder.
Également, vous serez plus rapide pour manipuler un élément musical dans un contexte très altéré.
Par exemple, vous rencontrez dans une grille un accord de D♭Δ7, vous voulez jouer dessus un arpège majeur. Si, dans vos sessions de travail, vous avez « pensé » l’accord de Ré♭ majeur avec les notes « Do#, Fa, La♭ » au lieu de « Ré♭, Fa, La♭ » (parce que vous préférez Do# à Ré♭), alors votre système est bizarre, détourné. Vous allez perdre du temps à chercher à quoi correspond l’enharmonie de la note Ré♭ avant de jouer votre arpège !
Laissez-moi vous donner un autre exemple. Les accords basiques sont constitués d’empilements de notes situées à des intervalles de 3ces les unes des autres. Imaginons que vous honnissiez la note La#, et que vous la remplaciez systématiquement par son enharmonie, Si♭. Si vous rencontrez un accord de Fa# majeur dans une grille, alors vous serez tentés de le considérer ainsi : Fa#, Si♭, Do#.
Si vous faites ça, votre accord ne correspond plus à un empilement de 3ces. C’est un « machin » constitué d’une 4te et une 2de (Fa -> Si = 4te, Si -> Do = 2de), beaucoup moins clair que de belles 3ces (Fa -> La -> Do = 3ces).
Également, vous ne pouvez plus utiliser l’astuce que je donnais précédemment de calculer les éléments altérés à partir d’éléments non altérés. Ici, notre accord de Fa# correspond à un accord de Fa, avec un dièse à chaque note.
Si la manière avec laquelle vous manipulez les accords est claire et carrée, alors vous augmentez les chances pour que votre discours le soit aussi. Inversement, si vos accords comprennent des intervalles improbables, vous augmentez les chances pour que votre discours soit fouillis et chaotique.
Ce point n’est valable que pour les tonalités et éléments basiques. Si vous manipulez des accords ou modes très altérés (accords/modes diminués, mode altéré, gamme par tons…), arrangez-vous avec les enharmonies sous peine de vous retrouver avec des double-bémols ou double-dièses. La rigueur a ses limites !
Résumons :
Dans cet article, nous avons vu de bonnes pratiques pour transposer avec le plus d’efficacité pour se préparer au mieux aux défis harmoniques que représentent les grilles de jazz :
transposez dans toutes les tonalités seulement si vous êtes très à l’aise avec les bases du solfège ;
sinon, priorisez le travail des tonalités les plus communes qui sont :
Do, Fa, Sol, Si♭, Ré, Mi♭, et La majeur ;
morcelez votre travail et variez les tonalités régulièrement, en procédant par cycles de 3ces, 4tes, 5tes…
ne trichez pas avec les enharmonies quand vous transposez, sauf si vous manipulez des éléments très sophistiqués tels que les modes à transposition limitée.
À vue de nez, on dirait que Clifford Brown improvise globalement en Si bémol pendant 4 mesures, avec une petite touche bluesy. Voici maintenant cette même phrase, dans son contexte harmonique :
Quelle surprise ! La grille est en fait très riche, elle comprend beaucoup d’accords, beaucoup de couleurs différentes… Cela ne s’entend pas du tout dans le jeu de Clifford, on dirait qu’il improvise sans se soucier des accords…
Serait-on devant un flagrant délit de filouterie !? Se pourrait-il qu’un grand jazzmen comme Clifford Brown, admiré pour son jeu si riche et sophistiqué, truande la grille sans que personne ne s’en rende compte ??
Je vous le confirme, et il n’est pas le seul à le faire. Si vous êtes abonnés à la chaîne Youtube de Jazzcomposer.fr, vous connaissez déjà cet exemple de Joey Di Francesco qui improvise sur la moitié de Fly Me To The Moon en n’utilisant que 2 gammes !
Mais quelle est donc cette technique ? Comment la reproduire à notre tour, sans faire complètement n’importe quoi ?
Toutes les réponses sont dans cet article. Commençons avec…
… Un peu de théorie !
La majorité des standards de jazz sont écrits selon un cadre tonal. En résumé, pour construire la tonalité majeure, on sélectionne une note qui sera le centre tonal (aussi appelée « tonique »), et on utilise la gamme majeure en partant de cette note pour composer des mélodies :
On peut aussi harmoniser la gamme pour créer des accords (les « degrés« ), qui seront joués par la section rythmique :
Un petit détail très important pour la suite : pour constituer ces accords, on utilise seulement des notes de la gamme majeure de départ. On dit que les notes (et les accords) sont diatoniques, elles appartiennent à la tonalité, elles sont toutes issues de la même gamme.
Ensuite, ces accords s’alternent, tendent, détendent l’harmonie selon les notes qu’ils contiennent…
C’est l’harmonie tonale, empreinte d’une sonorité et d’un caractère propre, se distinguant d’autres systèmes d’harmonisation comme l’harmonie modale, ou atonale…
(Consultez cet article pour en savoir plus sur la construction de l’harmonie tonale)
La manière basique d’improviser, le jeu « vertical »
Parmi l’harmonisation de la gamme de Do majeure présentée ci-dessus, j’ai pioché 4 accords pour créer une progression tonale, que voici :
Prenez votre instrument et improvisez sur ces accords.
…
…
…
Alors ?
Je suis sûr que vous avez procédé ainsi :
vous avez étudié chaque accord séparément,
vous vous êtes demandé quelles sont ses notes, quelles gammes vous avez le droit d’employer dessus,
et vous vous êtes lancé dans une impro endiablée !
Cela devait donner quelque chose du style :
Vous ne vous en êtes pas rendus compte, mais vous avez appréhendé la progression d’accords d’une manière bien particulière. J’appelle cela le jeu « vertical », vous avez utilisé un outil harmonique (gamme, arpège) pour chaque accord.
C’est la manière de « penser » l’harmonie par défaut, elle a pour avantage de vous connecter à la section rythmique (vous jouez exactement le même contenu harmonique au même moment), et elle donne un jeu plutôt virtuose car vous multipliez les éléments harmoniques dans votre phrase. Autant de pirouettes et galipettes harmoniques qui vous permettent de briller en société : « Et toc, vous avez vu comment je maîtrise bien mes gammes et mes arpèges ? »…
Bien sûr, ce mode d’improvisation n’est pas sans inconvénients ! En effet, si, vous n’avez pas vos gammes et arpèges sous les doigts… Bonjour les dégâts. Également, à la longue, improviser seulement en jeu vertical peut paraître scolaire et mécanique.
Ce qu’on ne vous a sans doute jamais dit… C’est que ce n’est pas la seule manière d’aborder une progression d’accords !
La 2de manière de penser l’harmonie : le jeu « horizontal »
1. L’analyse de grille
Prenons un peu de recul par rapport à la progression d’accords, et interrogeons-nous : « Comment le compositeur s’y est-il pris pour créer sa grille ? ». A-t’il mis de jolies couleurs un peu au hasard les unes après les autres, ou y a t’il une logique ?
Bien souvent, il y a une logique, et cette logique, c’est celle de l’harmonie tonale. Dans notre exemple, vous m’avez vu faire…
… J’ai sélectionné les Ier, vie, iid, et Ve degrés de la tonalité.
Dans la vraie vie, vous ne pourrez pas passer un coup de fil au compositeur de chaque morceau que vous jouerez, alors comment repérer par vous même le parcours tonal d’une grille que vous ne connaissez pas ?
En réalité, il n’y a pas 36 manières d’harmoniser un morceau. Certaines alternances sont trèèèès fréquentes (on les appelle les « cadences »). Plus vous vous intéresserez au fonctionnement de l’harmonie tonale, plus vous analyserez des grilles différentes, et plus vous trouverez votre chemin facilement et rapidement. Je vous enseigne comment faire dans mon cours complet Harmonie Jazz : de la Théorie à l’Improvisation.
2. L’improvisation avec le jeu horizontal
En quoi cette analyse de grille nous facilite la vie ? Une fois cette petite étape franchie :
si les accords n’appartiennent pas à une seule et même tonalité —> jeu vertical (= selon chaque accord) ;
si les accords appartiennent à une seule et même tonalité, alors vous pouvez improviser de manière horizontale.
En quoi consiste le mode de jeu horizontal ? Comme les accords sont issus d’une même tonalité, ils ont été créés à partir du même réservoir de notes : la gamme majeure de la tonalité. On peut donc tout à fait utiliser cette gamme pour improviser sur ces accords, on jouera forcément les « bonnes » notes ! Autrement dit, pas de risque de « fausses » notes.
Vous n’avez donc qu’à improviser, en utilisant seulement la gamme majeure… Sans vous soucier des accords !
Voici ce que ça donne :
Les avantages du jeu horizontal
Vous l’aurez deviné, improviser ainsi est diablement plus facile que le jeu vertical ! Votre esprit n’est plus encombré par tout un calcul des arpèges et modes afférents aux accords… Vous pouvez vous concentrer pleinement sur votre musicalité.
Comme vous utilisez une seule et même gamme, le son que vous obtenez est moins sinueux et vallonné que si vous utilisiez une gamme ou arpège différent pour chaque accord. Vos phrases ont un caractère plus mélodique qu’avec un mode de jeu vertical.
Ça paraît trop facile… Même si ça l’est, vous avez raison de vous méfier.
Les inconvénients du jeu horizontal
Vous l’aurez peut-être deviné, utiliser une seule gamme pour exprimer plusieurs accords est problématique.
Il y a une raison pour laquelle les différents accords de la tonalité sonnent différemment. Certes, nous partons d’une même gamme majeure pour les constituer, mais, pour chaque accord, nous ne prenons pas TOUTES les notes de la gamme pour les créer ! Les notes des accords sont les plus importantes, ce sont elles qu’on doit mettre en valeur dans notre impro, afin qu’on perçoive bien le rôle harmonique de l’accord (autrement dit sa « fonction », tendre ou détendre l’harmonie).
Ainsi, en jouant une seule gamme pour plusieurs accords, vous prenez le risque de jouer des notes étrangères aux accords spécifiques, ne plus faire sonner la progression et vous déconnecter de l’histoire harmonique qu’a voulu raconter le compositeur.
Également, vous vous désolidarisez de la section rythmique, ce qui n’est pas du plus bel effet. Autre écueil, si vous abusez de ce mode de jeu, votre impro paraîtra monotone et plate. Sans mentionner qu’il est beaucoup plus facile de se perdre sans être concentré à 100% sur les accords qui défilent !
Mais pourquoi le jeu horizontal fonctionne-t’il alors ?
Malgré tous ses défauts, malgré qu’on fasse parfois sonner les « mauvaises » notes sur certains accords, le jeu horizontal reste incroyablement efficace et convaincant, comme le montre l’exemple de Clifford Brown :
2e mesure, 3e et 4e temps, remarquez les notes : Fa#, Sol, Si b sur l’accord F7… Pas du tout les « bonnes » notes !
Pourquoi ? Car le son de la gamme de la tonalité du morceau est bien particulier, il est ancré dans notre oreille. Si votre phrase sonne, si elle utilise du vocabulaire simple et basique, sa puissance mélodique primera sur ses défauts harmoniques.
Et ce, particulièrement si vous ajoutez ce petit ingrédient en plus…
Utilisez les gammes blues pour donner un caractère explosif à votre jeu horizontal
Voici de nouveau la phrase de Clifford Brown :
Vous l’aurez sans doute remarqué, Clifford Brown n’utilise pas exactement la gamme majeure pour improviser horizontalement… Il utilise un vocabulaire blues.
Pourtant, la grille est tonale, à priori sans rapport avec le blues… Comment cela peut-il fonctionner ?
Revenons aux basiques :
Les deux gammes blues
Il existe deux gammes blues :
la gamme blues majeure ;
la gamme blues mineure.
On construit une gamme blues en partant d’une gamme pentatonique, à laquelle on ajoute une « blue note », note épicée, extrêmement dissonante qui donne tout son caractère plaintif au jeu blues.
Précisément, pour créer les gammes blues, on part des gammes :
pentatonique majeure pour la gamme blues majeure ;
pentatonique mineure pour la gamme blues mineure.
Pour créer ces gammes pentatoniques :
on part de la gamme majeure dont on enlève les notes dissonantes, la 4te et la 7e pour la gamme pentatonique majeure ;
on part de la gamme mineure naturelle dont on enlève les notes dissonantes, la 2de et la 6te pour la gamme pentatonique mineure.
Vous ne l’avez peut-être pas remarqué, mais la clé est ici. Pour créer une gamme blues, on part de la pentatonique correspondante elle-même issue d’une gamme parente, gamme servant à établir la tonalité et son harmonie.
On passe de la gamme majeure… :
… À la gamme pentatonique majeure… :
… À la gamme blues majeure :
Si on peut improviser de manière horizontale avec la gamme de la tonalité, on peut tout à fait le faire avec les gammes en découlant (pentatonique et blues).
Et c’est comme ça qu’on en arrive à ce genre de phrases, pensées simplement sur des progressions pourtant fournies :
Résumons :
Pour improviser ou composer des phrases sur une grille d’accords, on peut « penser » l’harmonie de deux manières :
verticalement, en utilisant un outil harmonique (gamme, arpège) pour chaque accord ;
horizontalement, en prenant la gamme de la tonalité de laquelle est issue la progression d’accords.
Ces deux pensées offrent deux sonorités différentes à exploiter dans vos impros :
plus virtuose et sinueuse en jeu vertical ;
plus mélodique et linéaire en jeu horizontal.
Pour improviser horizontalement, il est mieux d’avoir analysé sommairement la grille, pour ne pas utiliser la mauvaise gamme sur un bout de progression qui ne ferait pas partie de la tonalité.
N’abusez pas du jeu horizontal pour ne pas paraître déconnecté de la grille, ne pas vous perdre…
Utilisez les gammes pentatonique et blues pour varier de la gamme de la tonalité.
Si vous n’en avez jamais entendu parler, il y a des chances pour que cet article révolutionne votre manière d’appréhender les grilles d’accords, et vous ouvre de nouveaux horizons pour vos solos ! Partagez-le donc à vos collègues jazzwomen et jazzmen, pour qu’ils bénéficient également de ces conseils.
Pour intégrer cette modes de jeu à vos impros, je vous recommande de pratiquer les exercices que je donne dans mon cours complet : Harmonie Jazz, de la Théorie à l’Improvisation. Dans ce cours, vous retrouverez le contenu de cet article en vidéo et sous forme de fiche récap’ pdf, et beaucoup d’autres notions comme celles-ci, indispensables pour improviser sur les grilles de jazz.
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