Vous trouvez cela trop beau pour être vrai ? Écoutez cette phrase de Clifford Brown, dans son solo sur September Song :

À vue de nez, on dirait que Clifford Brown improvise globalement en Si bémol pendant 4 mesures, avec une petite touche bluesy.
Voici maintenant cette même phrase, dans son contexte harmonique :

Quelle surprise ! La grille est en fait très riche, elle comprend beaucoup d’accords, beaucoup de couleurs différentes… Cela ne s’entend pas du tout dans le jeu de Clifford, on dirait qu’il improvise sans se soucier des accords…

Serait-on devant un flagrant délit de filouterie !? Se pourrait-il qu’un grand jazzmen comme Clifford Brown, admiré pour son jeu si riche et sophistiqué, truande la grille sans que personne ne s’en rende compte ??

Je vous le confirme, et il n’est pas le seul à le faire. Si vous êtes abonnés à la chaîne Youtube de Jazzcomposer.fr, vous connaissez déjà cet exemple de Joey Di Francesco qui improvise sur la moitié de Fly Me To The Moon en n’utilisant que 2 gammes !

https://www.youtube.com/shorts/6-t_61KZEM4

Mais quelle est donc cette technique ? Comment la reproduire à notre tour, sans faire complètement n’importe quoi ?

Toutes les réponses sont dans cet article. Commençons avec…

… Un peu de théorie !

La majorité des standards de jazz sont écrits selon un cadre tonal. En résumé, pour construire la tonalité majeure, on sélectionne une note qui sera le centre tonal (aussi appelée « tonique »), et on utilise la gamme majeure en partant de cette note pour composer des mélodies :

On peut aussi harmoniser la gamme pour créer des accords (les « degrés« ), qui seront joués par la section rythmique :

Un petit détail très important pour la suite : pour constituer ces accords, on utilise seulement des notes de la gamme majeure de départ. On dit que les notes (et les accords) sont diatoniques, elles appartiennent à la tonalité, elles sont toutes issues de la même gamme.

Ensuite, ces accords s’alternent, tendent, détendent l’harmonie selon les notes qu’ils contiennent…

C’est l’harmonie tonale, empreinte d’une sonorité et d’un caractère propre, se distinguant d’autres systèmes d’harmonisation comme l’harmonie modale, ou atonale…

(Consultez cet article pour en savoir plus sur la construction de l’harmonie tonale)

La manière basique d’improviser, le jeu « vertical »

Parmi l’harmonisation de la gamme de Do majeure présentée ci-dessus, j’ai pioché 4 accords pour créer une progression tonale, que voici :

Prenez votre instrument et improvisez sur ces accords.

Alors ?

Je suis sûr que vous avez procédé ainsi :

  • vous avez étudié chaque accord séparément,
  • vous vous êtes demandé quelles sont ses notes, quelles gammes vous avez le droit d’employer dessus,
  • et vous vous êtes lancé dans une impro endiablée !

Cela devait donner quelque chose du style :

Vous ne vous en êtes pas rendus compte, mais vous avez appréhendé la progression d’accords d’une manière bien particulière. J’appelle cela le jeu « vertical », vous avez utilisé un outil harmonique (gamme, arpège) pour chaque accord.

C’est la manière de « penser » l’harmonie par défaut, elle a pour avantage de vous connecter à la section rythmique (vous jouez exactement le même contenu harmonique au même moment), et elle donne un jeu plutôt virtuose car vous multipliez les éléments harmoniques dans votre phrase.
Autant de pirouettes et galipettes harmoniques qui vous permettent de briller en société : « Et toc, vous avez vu comment je maîtrise bien mes gammes et mes arpèges ? »

Bien sûr, ce mode d’improvisation n’est pas sans inconvénients ! En effet, si, vous n’avez pas vos gammes et arpèges sous les doigts… Bonjour les dégâts. Également, à la longue, improviser seulement en jeu vertical peut paraître scolaire et mécanique.

Ce qu’on ne vous a sans doute jamais dit… C’est que ce n’est pas la seule manière d’aborder une progression d’accords !

La 2de manière de penser l’harmonie : le jeu « horizontal »

1. L’analyse de grille

Prenons un peu de recul par rapport à la progression d’accords, et interrogeons-nous : « Comment le compositeur s’y est-il pris pour créer sa grille ? ».
A-t’il mis de jolies couleurs un peu au hasard les unes après les autres, ou y a t’il une logique ?

Bien souvent, il y a une logique, et cette logique, c’est celle de l’harmonie tonale. Dans notre exemple, vous m’avez vu faire…

… J’ai sélectionné les Ier, vie, iid, et Ve degrés de la tonalité.

Dans la vraie vie, vous ne pourrez pas passer un coup de fil au compositeur de chaque morceau que vous jouerez, alors comment repérer par vous même le parcours tonal d’une grille que vous ne connaissez pas ?

En réalité, il n’y a pas 36 manières d’harmoniser un morceau. Certaines alternances sont trèèèès fréquentes (on les appelle les « cadences »). Plus vous vous intéresserez au fonctionnement de l’harmonie tonale, plus vous analyserez des grilles différentes, et plus vous trouverez votre chemin facilement et rapidement.
Je vous enseigne comment faire dans mon cours complet Harmonie Jazz : de la Théorie à l’Improvisation.

2. L’improvisation avec le jeu horizontal

En quoi cette analyse de grille nous facilite la vie ? Une fois cette petite étape franchie :

  • si les accords n’appartiennent pas à une seule et même tonalité —> jeu vertical (= selon chaque accord) ;
  • si les accords appartiennent à une seule et même tonalité, alors vous pouvez improviser de manière horizontale.

En quoi consiste le mode de jeu horizontal ? Comme les accords sont issus d’une même tonalité, ils ont été créés à partir du même réservoir de notes : la gamme majeure de la tonalité.
On peut donc tout à fait utiliser cette gamme pour improviser sur ces accords, on jouera forcément les « bonnes » notes ! Autrement dit, pas de risque de « fausses » notes.

Vous n’avez donc qu’à improviser, en utilisant seulement la gamme majeure… Sans vous soucier des accords !

Voici ce que ça donne :

Les avantages du jeu horizontal

Vous l’aurez deviné, improviser ainsi est diablement plus facile que le jeu vertical ! Votre esprit n’est plus encombré par tout un calcul des arpèges et modes afférents aux accords… Vous pouvez vous concentrer pleinement sur votre musicalité.

Comme vous utilisez une seule et même gamme, le son que vous obtenez est moins sinueux et vallonné que si vous utilisiez une gamme ou arpège différent pour chaque accord. Vos phrases ont un caractère plus mélodique qu’avec un mode de jeu vertical.

Ça paraît trop facile… Même si ça l’est, vous avez raison de vous méfier.

Les inconvénients du jeu horizontal

Vous l’aurez peut-être deviné, utiliser une seule gamme pour exprimer plusieurs accords est problématique.

Il y a une raison pour laquelle les différents accords de la tonalité sonnent différemment. Certes, nous partons d’une même gamme majeure pour les constituer, mais, pour chaque accord, nous ne prenons pas TOUTES les notes de la gamme pour les créer ! Les notes des accords sont les plus importantes, ce sont elles qu’on doit mettre en valeur dans notre impro, afin qu’on perçoive bien le rôle harmonique de l’accord (autrement dit sa « fonction », tendre ou détendre l’harmonie).

Ainsi, en jouant une seule gamme pour plusieurs accords, vous prenez le risque de jouer des notes étrangères aux accords spécifiques, ne plus faire sonner la progression et vous déconnecter de l’histoire harmonique qu’a voulu raconter le compositeur.

Également, vous vous désolidarisez de la section rythmique, ce qui n’est pas du plus bel effet.
Autre écueil, si vous abusez de ce mode de jeu, votre impro paraîtra monotone et plate.
Sans mentionner qu’il est beaucoup plus facile de se perdre sans être concentré à 100% sur les accords qui défilent !

Mais pourquoi le jeu horizontal fonctionne-t’il alors ?

Malgré tous ses défauts, malgré qu’on fasse parfois sonner les « mauvaises » notes sur certains accords, le jeu horizontal reste incroyablement efficace et convaincant, comme le montre l’exemple de Clifford Brown :

2e mesure, 3e et 4e temps, remarquez les notes : Fa#, Sol, Si b sur l’accord F7… Pas du tout les « bonnes » notes !

Pourquoi ? Car le son de la gamme de la tonalité du morceau est bien particulier, il est ancré dans notre oreille. Si votre phrase sonne, si elle utilise du vocabulaire simple et basique, sa puissance mélodique primera sur ses défauts harmoniques.

Et ce, particulièrement si vous ajoutez ce petit ingrédient en plus…

Utilisez les gammes blues pour donner un caractère explosif à votre jeu horizontal

Voici de nouveau la phrase de Clifford Brown :

Vous l’aurez sans doute remarqué, Clifford Brown n’utilise pas exactement la gamme majeure pour improviser horizontalement… Il utilise un vocabulaire blues.

Pourtant, la grille est tonale, à priori sans rapport avec le blues… Comment cela peut-il fonctionner ?

Revenons aux basiques :

Les deux gammes blues

Il existe deux gammes blues :

  • la gamme blues majeure ;
  • la gamme blues mineure.

On construit une gamme blues en partant d’une gamme pentatonique, à laquelle on ajoute une « blue note », note épicée, extrêmement dissonante qui donne tout son caractère plaintif au jeu blues.

Précisément, pour créer les gammes blues, on part des gammes :

  • pentatonique majeure pour la gamme blues majeure ;
  • pentatonique mineure pour la gamme blues mineure.

Pour créer ces gammes pentatoniques :

  • on part de la gamme majeure dont on enlève les notes dissonantes, la 4te et la 7e pour la gamme pentatonique majeure ;
  • on part de la gamme mineure naturelle dont on enlève les notes dissonantes, la 2de et la 6te pour la gamme pentatonique mineure.

Vous ne l’avez peut-être pas remarqué, mais la clé est ici. Pour créer une gamme blues, on part de la pentatonique correspondante elle-même issue d’une gamme parente, gamme servant à établir la tonalité et son harmonie.

On passe de la gamme majeure… :

… À la gamme pentatonique majeure… :

… À la gamme blues majeure :

Si on peut improviser de manière horizontale avec la gamme de la tonalité, on peut tout à fait le faire avec les gammes en découlant (pentatonique et blues).

Et c’est comme ça qu’on en arrive à ce genre de phrases, pensées simplement sur des progressions pourtant fournies :

Résumons :

  • Pour improviser ou composer des phrases sur une grille d’accords, on peut « penser » l’harmonie de deux manières :
    • verticalement, en utilisant un outil harmonique (gamme, arpège) pour chaque accord ;
    • horizontalement, en prenant la gamme de la tonalité de laquelle est issue la progression d’accords.
  • Ces deux pensées offrent deux sonorités différentes à exploiter dans vos impros :
    • plus virtuose et sinueuse en jeu vertical ;
    • plus mélodique et linéaire en jeu horizontal.
  • Pour improviser horizontalement, il est mieux d’avoir analysé sommairement la grille, pour ne pas utiliser la mauvaise gamme sur un bout de progression qui ne ferait pas partie de la tonalité.
  • N’abusez pas du jeu horizontal pour ne pas paraître déconnecté de la grille, ne pas vous perdre…
  • Utilisez les gammes pentatonique et blues pour varier de la gamme de la tonalité.

Si vous n’en avez jamais entendu parler, il y a des chances pour que cet article révolutionne votre manière d’appréhender les grilles d’accords, et vous ouvre de nouveaux horizons pour vos solos !
Partagez-le donc à vos collègues jazzwomen et jazzmen, pour qu’ils bénéficient également de ces conseils.

Pour intégrer cette modes de jeu à vos impros, je vous recommande de pratiquer les exercices que je donne dans mon cours complet : Harmonie Jazz, de la Théorie à l’Improvisation.
Dans ce cours, vous retrouverez le contenu de cet article en vidéo et sous forme de fiche récap’ pdf, et beaucoup d’autres notions comme celles-ci, indispensables pour improviser sur les grilles de jazz.

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2 commentaires

Valentin · 25 avril 2024 à 17:54

Super article, merci beaucoup !

    Louis · 26 avril 2024 à 10:44

    Avec plaisir Valentin, ravi que cela t’ait plu !!

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