La grille de Blues basique avec des accords à 4 sons

Dans la leçon précédente, je vous ai présenté une analyse de la grille de Blues, avec des accords à 3 sons (triades) :

Cette grille est rarement jouée comme telle, mais plutôt avec des accords à 4 sons (tétrades).

Pour obtenir la 4e note de chaque accord, on pourrait reprendre le principe de construction que je vous ai montré dans la leçon précédente : piocher, au sein de la gamme majeure, une note supplémentaire à empiler sur la dernière note des accords, qu’on prendrait par intervalle de 3ce.

Cela donnerait pour nos trois accords :

  • C : Do, Mi, Sol –> Si, donc la couleur Cmaj7 ;
  • F : Fa, La, Do –> Mi, donc la couleur Fmaj7 ;
  • G : Sol, Si, Ré –> Fa, donc la couleur G7.

C’est de cette manière qu’on obtient les accords à 4 sons typiques du jazz, qui vont nous servir à harmoniser les grilles des standards.

Mais pour ce qui est du Blues

Ça ne va pas fonctionner, mais alors pas du tout !!!

Et pour cause, il faut prendre en compte…

… Les mélodies chantées par les bluesmen sur la grille du Blues

En effet, sur notre base d’accords à 3 sons, les premiers bluesmen chantent des mélodies utilisant quasi-exclusivement la Gamme Blues.

Ier degré : C7

Ainsi, sur le Ier degré, les bluesmen mettent en valeur une 7e mineure, et pas la 7e majeure qu’on a obtenu plus haut en harmonisant l’accord avec les notes de la gamme majeure. Pour un Blues en Do, il s’agit de la note Si bémol.

Voici un exemple pour vous prouver que notre harmonisation « classique » ne va pas fonctionner :

Si je vous joue une mélodie basée sur la Gamme Blues et qui met en valeur son Si bémol, sur un Ier degré harmonisé Cmaj7 (avec Si bécarre, donc), le résultat est extrêmement dissonant :

Naturellement, les bluesmen ont préféré remplacer le Si bécarre par le Si bémol au sein de l’accord d’accompagnement, et obtenir pour ce Ier degré les notes Do, Mi, Sol, Si bémol, donc l’accord de C7.

Beaucoup moins dissonant tout à coup !

IVe degré : F7

Le même phénomène se produit pour le IVe degré. Sur cet accord, les premiers bluesmen mettent souvent en valeur la 3ce mineure de la Gamme Blues. Pour un Blues en Do, il s’agit de la note Mi bémol.

Avec notre harmonisation « classique », nous avions obtenu l’accord Fmaj7, avec un Mi bécarre. Encore une fois, en jouant une mélodie bluesy sur cet accord, ça ne colle pas :

Les bluesmen ont donc préféré remplacer le Mi bécarre par le Mi bémol au sein du IVe degré, et obtenir les notes Fa, La, Do, Mi bémol, donc l’accord de F7.

Réécoutez l’exemple audio précédent, vous vous rendrez mieux compte de la dissonance.

Ve degré : G7

Concernant le Ve degré, les harmonies du Blues et de la musique classique convergent, les bluesmen aiment sa couleur 7 (en Do : G7).

Conclusion

Les Ier et IVe degrés de couleur 7 sont des particularités de l’harmonie du Blues. À part cela, le reste de l’harmonie « fonctionne » comme celle de la musique occidentale, comme nous allons le constater dans le reste de ce cursus.

Voici un enregistrement d’un des premiers bluesmen du Delta (du Mississippi), Robert Johnson, dans lequel vous pouvez entendre la grille de Blues basique, harmonisée à 4 sons :

Sweet Home Chicago – Robert Johnson (2 grilles jouées, la 1re commence à 0:07′ et la 2e 0:36′)

Dans la leçon suivante, nous étudierons comment les premiers jazzmen s’emparent de cette grille.

La grille de Blues basique : analyse

Voici la version la plus simple de la grille de Blues :

Elle correspond au Blues que je vous ai fait écouter au début de ce cursus, Death Letter Blues de Son House :

À l’oreille, cette progression d’accords paraît tonale.

L’harmonie tonale est régie par la succession de différents accords créant de la tension ou du relâchement harmonique par rapport à une référence que l’on appelle le centre tonal.
Les accords sont issus d’une gamme majeure ou mineure et sont appelés « degrés ». Les enchaînements de degrés sont très codifiés, certains sont si fréquents qu’on les appelle « cadences ».

Comment être certain que la grille de Blues est tonale ? Essayons de trouver à l’intérieur un potentiel centre tonal, qui correspondra au Ier degré de la tonalité. Nous pourrons ensuite déduire le reste des degrés, et comparer avec la progression pour trouver des similitudes.

À la recherche du Ier degré

Le Ier degré est obligatoirement un accord majeur, ou mineur. Généralement, il se trouve à la fin de la grille, car c’est l’accord sur lequel on termine le morceau pour que notre harmonie y soit la plus apaisée.

Voici la dernière ligne de notre Blues :

Dans la progression ci-dessus, le dernier accord est « C », soit une triade de Do majeur. Sa fondamentale Do serait la « tonique« , note à partir de laquelle on déroule la gamme majeure pour établir notre tonalité.

Voici donc la gamme de Do majeur :

Maintenant, il faut « harmoniser » cette gamme pour obtenir les degrés. Il s’agit de prendre une note, qui deviendra la fondamentale d’un degré, et empiler deux notes par-dessus, prises obligatoirement au sein de la gamme, et par intervalle de 3ce. (Et répéter l’opération pour toutes les notes de la gamme)

Je vous passe tout le processus que vous pouvez retrouver dans cet article. Voici le résultat :

Vous visualisez maintenant la tonalité de Do majeur.

Notez que j’ai inscrit les numéros de degrés en chiffres romains. Si l’accord est majeur, le chiffre romain est majuscule, s’il est mineur, le chiffre est minuscule. S’ajoutent ensuite les éventuelles altérations, comme la 5te diminuée du viie degré.

Avant de comparer les degrés ci-dessus avec les accords de la grille de Blues, j’aimerais aller un cran plus loin.

Les fonctions tonales : tension et résolution harmonique

Dans l’article sus-cité, je vous explique en détail que ces accords ne sont pas égaux, et font ressentir plus ou moins de tension harmonique par rapport au Ier degré, le centre tonal, qui lui est le plus apaisé harmoniquement.

Nous pouvons catégoriser ces accords en 3 familles, 3 « fonctions tonales », qu’on peut résumer ainsi :

  • Fonction tonique : Ier, vie, iiie degré –> harmonie apaisée
  • Fonction sous-dominante : iid, IVe degré –> tension harmonique modérée
  • Fonction dominante : Ve, viie degré –> forte tension harmonique

Voyager d’une fonction tonale à l’autre créé des tensions/résolutions caractéristiques de l’harmonie tonale, qu’on nomme « cadences ». Encore une fois, je vous passe les détails !

Voici toutes ces informations sur un outil visuel que j’appelle Schéma de l’Harmonie Tonale (inspiré du logiciel Mapping Tonal Harmony de mDecks) :

Maintenant que la tonalité de Do majeur s’étale de manière agréable sous nos yeux, comparons-la à notre grille de Blues. Y retrouve-t’on les mêmes degrés, des cadences ?

Comparaison avec la grille de Blues

Prenez-un temps pour comparer le schéma ci-dessus à la grille.

On retrouve beaucoup des degrés de la tonalité de Do majeur dans cette grille ! Ce Blues est donc vraisemblablement en Do majeur.

Première ligne : Ier degré

Le Blues commence par 4 mesures de Ier degré, ce qui établit le cadre harmonique.

Deuxième ligne : cadence plagale

Dans la 2e ligne, l’harmonie évolue, passe au IVe degré qui est une tension. Elle se détend en cadence plagale sur le Ier degré.

Troisième ligne : cadence plagale, ou parfaite

Puis on passe sur le Ve degré, le plus tendu de notre tonalité.

  • Certains musiciens le jouent sur 2 mesures, puis résolvent sur le Ier degré en cadence parfaite.
  • La plupart du temps, on passe par le IVe degré pour relâcher un peu la tension avant la résolution sur le Ier degré. (C’est ce que fait Son House dans l’audio)

Conclusion

Voici le résultat de notre analyse :

La grille de Blues est donc tonale, et met en scène de belles cadences qui feraient pâlir une sérénade de Mozart !

Mais le Blues ne sonne pas comme un morceau de classique. Ajoutons une note aux accords pour nous en rendre compte…

Aux origines de la grille de Blues : le Blues (genre musical)

Le Blues est né aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. Ses racines sont les Work Songs, chants de travail des esclaves africains et les Negro Spirituals, chants sacrés aux origines harmoniques et mélodiques occidentales.

Le Blues est donc une collision de musiques diverses, qu’on pourrait résumer à une influence africaine pour sa mélodie, et occidentale pour l’harmonie.

Voici un extrait d’un blues joué dans les années 60 par un des premiers bluesmen du Delta, Son House :

Death Letter Blues de Son House.

Son House est un des premiers bluesmen enregistrés à la fin des années 1920. Cet enregistrement plus récent nous permet d’apprécier avec précision les sonorités caractéristiques du Blues :

  • la mélodie chantée par une voix rocailleuse et plaintive ;
  • l’accompagnement joué par une guitare avec bottleneck* pour glisser sur les cordes et faire écho à la voix et ses inflexions.

*goulot de bouteille découpé que le bluesman enfile sur un des doigts de sa main gauche pour glisser sur les cordes

Il nous permet également de bien saisir la structure du Blues (en tant que morceau), qui est fixe et tourne en boucle.

La structure mélodique du Blues :

Pour un tour de grille, qu’on pourrait appeler un « couplet », on compte 3 phrases :

  • 1 question ;

1re phrase de Death Letter Blues

  • 1 autre question, reprenant des éléments de la précédente pour la développer ;

2e phrase de Death Letter Blues

  • et 1 réponse, différente mélodiquement.

3e phrase de Death Letter Blues

Ces phrases durent généralement 4 mesures, ce qui donnera ensuite la structure typique d’un Blues à 12 mesures.

À noter : les premiers bluesmen s’accompagnant généralement seuls à la guitare, il est possible qu’ils ajoutent ou enlèvent des mesures aux carrures. Mais la structure globale tripartite reste inchangée.

Également, si on écoute attentivement Death Letter Blues, on se rend compte que la première phrase est très fournie, que la seconde reprend la première moitié mais pas la suite, comme une sorte de résolution avant la 3e phrase, « véritable » réponse et conclusion du « couplet ».

La structure du Blues est donc indicative, nous verrons ensuite que les musiciens qui l’interprètent adorent le modifier, le transformer, l’enrichir.

Continuons notre exploration en étudiant le matériau de base des mélodies du Blues : La Gamme Blues.

Exploration de la grille de Blues, ou plutôt… Des grilles de Blues !

Le Blues est sans doute le morceau le plus joué et enregistré en jazz. C’est un des premiers morceaux qu’on recommande d’apprendre pour pouvoir jammer avec d’autres musiciens. 


Malgré cette réputation de « morceau pour débutant », le Blues regorge de subtilités !

Dans ce cursus, je vais vous expliquer les enjeux de la grille de Blues pour que vos improvisations et accompagnements sonnent comme ceux des maîtres.

Vous découvrirez qu’il n’y a pas qu’une gamme blues, ou qu’une grille de Blues, et que de petits détails comme des accords diminués bien sentis peuvent enrichir considérablement votre jeu !

Au sommaire de ce cursus :

  1. Aux origines de la grille de blues : le Blues (genre musical)
  2. La Gamme Blues « originelle »
  3. Les gammes blues majeure et mineure
  4. La grille de Blues basique : analyse
  5. La grille de Blues basique avec des accords à 4 sons
  6. La grille de Blues « swing » (années 20 – 40) (à paraître)
  7. Analyse détaillée de la grille de Blues swing (à paraître)
  8. La grille de Blues be-bop (années 40-50) (à paraître)
  9. Analyse détaillée de la grille de blues swing (à paraître)
  10. Les grilles de Blues simples pour débuter (à paraître)
  11. Bilan : la grille de Blues, 6 points clés à faire sonner (à paraître)

Commençons en remontant aux racines de la grille de blues : le Blues en tant que genre musical.

La Gamme Blues « originelle »

Les mélodies du Blues se basent sur une gamme spécifique, qu’on appelle Gamme Blues. Cette gamme est très différente des gammes occidentales, car ses hauteurs de notes ne sont pas fixes.

Par exemple, sa 3ce peut changer et correspondre tantôt à une 3ce majeure ou une 3ce mineure, ou entre les deux.
A contrario, la 3ce d’une gamme occidentale comme la gamme majeure est fixe.

Pourquoi une telle spécificité ?

Les instruments étant d’abord inaccessible pour les esclaves africains, le Blues s’est développé comme un genre principalement vocal. À la voix, on peut glisser entre les notes, les faire monter ou descendre comme bon nous semble.

La Gamme Blues « originelle »

Voici la gamme blues « originelle » et ses hauteurs variables, régies par ces inflexions vocales :

Cette gamme peut être divisée en 4 régions distinctes :

  • la 1re note, qui est le point de repère fixe ;
  • la 3ce, qui peut être abaissée ou relevée ;
  • les 4te et 5te qui glissent de l’une à l’autre en passant par la 4te augmentée, très expressive ;
  • la 7e, qui peut être abaissée ou relevée.

Voici une illustration pour mieux visualiser ces régions :

Exercice : prenez votre instrument et essayez d’improviser avec les notes de cette gamme, en glissant d’une note à l’autre au sein d’une de ses « régions ». Revenez fréquemment sur la 1re note, en fin de phrase par exemple.

Voici un exemple de son utilisation dans une work song (genre musical à l’origine du Blues) :

Steel Laying Holler, Rochelle Harris, capté dans un pénitencier par Alan Lomax dans les années 1930.

Remarquez que la 1re note de la gamme Blues est un des seuls rendez-vous clairs et stables de la mélodie. C’est sa seule hauteur fixe.

Comment cette Gamme Blues mène aux « gammes blues » utilisées aujourd’hui

Ce n’est qu’après la Guerre de Sécession (1865), avec :

  • la libération des esclaves ;
  • la création d’orchestres militaires et religieux ;
  • et la circulation des instruments bon marché (banjos, guitares, harmonicas) ;

que les musiciens afro-américains ont pu transposer leur langage vocal sur des instruments.

Peu à peu, ils adaptent leur art à des instruments de facture occidentale, aux hauteurs fixes et basés sur un tempérament égal.

Par exemple, avec un clavier de piano, impossible de glisser entre deux notes !

Pour se rapprocher du son de la gamme blues originelle, les musiciens ont usé de stratagèmes, parmi lesquels la création de deux autres gammes blues, les gammes blues majeure et mineure.

Les gammes blues majeure et mineure

Dans l’article précédent, nous avons découvert la Gamme Blues « originelle », et ses hauteurs variables. pour l’émuler sur leurs instruments, les musiciens ont dérivé deux gammes blues radicalement différentes.

Comme les instruments de musiques occidentaux sont associés à la musique tonale, ils les ont caractérisés en une gamme blues majeure, et une mineure, à l’image des gammes majeures et mineures sur lesquelles on base notre système tonal.

Nous pourrions découvrir ces gammes en partant de la Gamme Blues « originelle », mais il est plus pratique de les considérer d’une autre manière.

Il suffit de prendre les gammes pentatoniques majeure et mineure :

Gamme pentatonique majeure

Gamme pentatonique mineure

Et de leur ajouter chacune une blue note, note « bleue », très dissonante et qui va rappeler les inflexions de la gamme blues originelle :

Gamme blues majeure

Gamme blues mineure

Comprendre la raison de la création de ces gammes blues permet de les utiliser à bon escient, en se rappelant la sonorité de la Gamme Blues « originelle ».

Exemple dans un enregistrement de jazz

Loin d’être des gammes bricolées, vous entendrez à maintes reprises ces gammes blues jouées telles quelles dans les enregistrement de jazz.

Voici un exemple avec le début du thème de Sister Sadie de Horace Silver :

Horace Silver met en scène la gamme blues majeure, en omettant la 2de note.

Souvent, les jazzmen passeront de la gamme blues majeure à la gamme blues mineure ou inversement, ou ajouteront une ou deux notes étrangères à l’une ou l’autre.
Vous pouvez le constater en lisant cet article dans lequel je vous présente 7 phrases blues à voler aux plus grands jazzmen.

Dressons un premier bilan de ces considérations mélodiques :

  • Aux origines de la grille de Blues jouée par les jazzmen se trouve le Blues en tant que genre musical
  • Le Blues est avant tout un art vocal, basé sur une gamme Blues aux hauteurs variables
  • Pour adapter cette gamme aux instruments occidentaux, les bluesmen ont créé deux gammes blues, majeure et mineure

Nous allons voir dans les leçons suivantes que ces gammes ont une influence considérable sur l’harmonie du blues.

Intéressons-nous maintenant à sa progression d’accords.