J’ai rédigé cet article pour TROMPETTISTE(S) MAGAZINE, la revue 100% trompette traitant aussi bien de classique que de jazz. Si vous êtes trompettiste et cherchez à vous cultiver sur votre instrument, découvrir ses virtuoses d’hier et d’aujourd’hui, abonnez-vous en suivant ce lien :

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En tant que jazzwoman ou jazzman, vous avez sans doute rencontré au cours de votre parcours un exercice délicat : le relevé de solo. Si jamais la difficulté de la tâche vous a découragé, ou que vous manquez de motivation pour vous y mettre sérieusement, cet article vous est destiné.
Et si jamais vous débutez en jazz et que vous n’avez jamais entendu parler de cet exercice, commençons par établir la base :

Qu’est-ce que le relevé de solo ?

Le relevé de solo est un exercice consistant à apprendre d’oreille un solo contenu dans un enregistrement, pour ensuite le jouer à notre tour le plus fidèlement possible. Au delà de la simple restitution des notes et des rythmes, vous devez incarner l’instrumentiste que vous relevez, en copiant toutes ses mimiques, ses erreurs, ses intentions de jeu, afin de vous en imprégner.

Vous pouvez aussi choisir d’écrire votre relevé sur une partition, on parlera alors de « transcription », cela peut être utile pour l’analyser dans le détail.

Rien ne vous oblige à relever un solo dans son entièreté. Vous pouvez cibler ce qui vous plaît le plus à l’intérieur, fût-ce une grille entière, une section, ou seulement une ou deux phrases… Également, rien ne vous oblige à relever exclusivement des solos de votre instrument. Comme je le précise ci-dessous, copier les grandes figures de votre instrument est essentiel pour s’inscrire dans sa tradition, mais de nombreux trompettistes ont innové en adaptant le vocabulaire de pianistes, de guitaristes, de saxophonistes…

Quel est l’intérêt du relevé de solo ?

Aux débuts du jazz, tous les outils pédagogiques dont nous disposons aujourd’hui (méthodes, écoles, vidéos sur internet…) n’existaient pas ! Pour apprendre, les musiciens devaient généralement écouter et répéter d’oreille les morceaux qu’ils voulaient jouer.
Ainsi, le grand trompettiste Louis Armstrong a commencé sa carrière avant de savoir lire une partition. Au sein des orchestres où il se produisait, il demandait à d’autres instrumentistes de lui jouer les mélodies qu’il retenait ensuite.

Le trompettiste et chanteur de jazz Louis Armstrong, 1953, Library of Congress Prints and Photographs Division

Cette tradition orale s’est étendue ensuite à l’improvisation, les jazzmen usant des 33 tours en repassant des passages en boucle afin de reproduire les phrases de Charlie Parker, Coleman Hawins… Ou bien sûr d’Armstrong, qui a été un des premiers à réserver une place centrale aux solos au sein de ses arrangements.

Le relevé est donc une manière d’apprendre à jouer du jazz alternative à la lecture d’une partition. Cette approche orale est beaucoup plus pratique que l’écrit pour apprécier toute l’étendue du jeu d’un instrumentiste : nuances, articulation, phrasé, intention… Elle est donc plus adaptée pour nous en imprégner à notre tour. Également, elle améliorera votre oreille, ce qui vous permettra de jouer plus facilement sans partition, d’entendre quand votre section rythmique réharmonise la grille, de jouer des riffs spontanés avec un autre soufflant…

Mais le relevé de solo est bien plus qu’une méthode d’apprentissage. Si vous écoutez beaucoup de jazz, vous avez pu remarquer qu’au fil du temps se forment de véritables lignées d’instrumentistes s’inscrivant dans le sillage les uns des autres. Par exemple, chez les trompettistes, Freddie Hubbard s’est inspiré de Lee Morgan, qui s’est lui-même inspiré de Clifford Brown, qui s’est lui même inspiré de Fats Navarro, etc…
Cette filiation s’entend d’emblée grâce aux timbres de leurs sons de trompettes, très riches et puissants. Mais en s’intéressant à leurs jeux, on remarque qu’ils contiennent des similitudes au niveau de la manière de phraser, d’articuler, d’ornementer… On remarque même de petits éléments de langage récurrents comme celui-ci :

Un exemple de Clifford Brown dans sa cadence à la fin de Once In A While.

Il s’agit d’un plan utilisant la gamme par tons qu’on peut même entendre chez des trompettistes plus modernes comme Wynton Marsalis. Ce fragment de langage traversant les âges est la preuve concrète que les plus grands jazzmen écoutent leurs aînés et leurs piquent des idées pour alimenter leur vocabulaire, et innover à partir de cette base.

En relevant vous aussi les solos des jazzmen que vous vénérez, vous vous forgerez un véritable style de jeu qui vous caractérisera en tant qu’instrumentiste.

Quels sont les difficultés du relevé de solo, et comment les surmonter ?

Si vous vous y êtes déjà essayé, vous savez que relever un solo est loin d’être une tâche facile ! J’ai sélectionné quelques problèmes que vous pourriez rencontrer en vous donnant à chaque fois des conseils pour les résoudre.

1. Relever des solos est difficile car les jazzmen sont virtuoses…

Certes, nous avons tous et toutes dans l’oreille des solos de Dizzie Gillespie ou Freddie Hubbard débitant des double-croches par centaines et stationnant des heures durant au-dessus du contre-ut… Cependant, plus que tout autre instrument ayant marqué le jazz, la trompette est également reconnue pour ses qualités mélodiques. Cet instrument possède donc un grand répertoire de solos accessibles, voici quelques exemples :

  • Le trompettiste Chet Baker est reconnu pour ses qualités de mélodiste. N’étant pas un grand technicien, ce qu’il a produit s’avère facile à jouer même quand on débute sur l’instrument. Je vous recommande tous les solos des albums Chet Baker Quartet featuring Russ Freeman, Chet Baker Sings, Chet.
  • Doté d’une meilleure technique, Miles Davis est également un poète de l’instrument. Ses solos sur Four, Solar, On Green Dolphin Street, So What, Freddie Freeloader… sont des incontournables.
  • Enfin, je vous suggère de relever un trompettiste beaucoup moins connu, mais tout aussi pertinent quand on débute : Harry « Sweets » Edison. Il s’est notamment illustré dans le pupitre de trompettes de l’orchestre de Count Basie, ou accompagnant Billie Holiday, il a rendu iconique le son de la sourdine harmon avec extension wah wah. Tous ses solos sont de véritables leçons de swing, écoutez et relevez tout l’album Patented By Edison.

Photo portrait of American jazz trumpeter Chet Baker, 1955, Distributed by Joe Glaser’s Associated Booking Corporation

Miles Davis à Antibes dans la nuit du 26 au 27 juillet 1963. À gauche, Ron Carter. À droite, Tony Williams, Own Work, Mallory1180, CC 4.0

American jazz trumpeter Harry « Sweets » Edison in Paris, France, 5 May 1980, Own work, Lionel Decoster, CC 3.0

2. Retrouver les notes nécessite une bonne oreille.

Sur ce point, il n’y a pas de raccourcis, il faut entraîner votre oreille pour reconnaître les notes jouées dans le solo. Bonne nouvelle : plus vous le ferez, plus ce sera facile !

Dans un premier temps, vous pouvez vous aider de votre instrument ou d’un piano et comparer les notes que vous jouez à celles qui sont jouées sur l’enregistrement. Mais à terme, votre objectif doit être, à partir de la première note jouée, de pouvoir déduire les autres sans aide extérieure, en reconnaissant les intervalles qui les séparent. Cette compétence s’appelle l’oreille relative, il existe de nombreux logiciels et applications conçus pour l’entraîner (je recommande Chet et Ella sur iOS, Complete Ear Trainer sur Android).

L’oreille absolue, soit la capacité de reconnaître la hauteur d’une note sans référence préalable, est un excellent outil qui vous aidera énormément pour relever plus facilement, mais vous pouvez très bien vous en sortir sans. Je vous encourage à la développer si vous êtes jeune et que vous entendez déjà quelques notes (par exemple le La ou le Do). Sinon, concentrez vos efforts sur le développement de votre oreille relative.

Laissez-moi vous donner un dernier conseil, basé sur mon expérience personnelle :

Au début de mon parcours, je m’étais mis en tête de relever un morceau de Bill Evans pour pouvoir le rejouer au piano. Mais, avec au moins 7 sons différents par accord, tout ce que je parvenais à entendre était un vaste brouillard sonore, très joli, mais complètement flou ! J’ai donc abandonné.
Quelques mois plus tard, j’ai lu par curiosité le Jazz Piano Book de Mark Levine (l’auteur du Jazz Theory Book). J’ai reproduit non sans mal mais avec grand plaisir les voicings sophistiqués, techniques d’harmonisation, modes alambiqués qu’il contenait. Par hasard, je suis ensuite revenu à mon relevé abandonné, pour me rendre compte avec stupeur que j’arrivais maintenant à distinguer avec précision ce que jouait Bill Evans.
Mais, plus puissant encore, partant de mes nouvelles connaissances théoriques et de ma mémoire des sonorités que je m’étais habitué à jouer, j’arrivais à déduire en avance les notes intermédiaires des voicings, ce qui s’avérait particulièrement utile quand elles n’étaient pas jouées très fortes.

Pour arriver à ce stade-là vous aussi, je vous conseille de chanter les thèmes, solos, gammes, modes, arpèges… que vous apprenez pour les ancrer dans votre oreille. Soyez curieux, plus vous jouerez de formes différentes, plus vous serez à même de les reconnaître dans le discours d’instrumentistes.

4. Relever les rythmes exacts est un vrai casse-tête !

À se focaliser sur les hauteurs de notes, on en oublie vite le rythme, discipline dans laquelle les jazzmen excellent particulièrement. Le même conseil énoncé ci-dessus s’applique : habituez-vous à jouer une multitude de figures rythmiques dans des débits variés.

Par exemple, si vous ne savez pas ce qu’est un triolet de noire et ne savez pas le noter sur une partition… vous ne pourrez pas l’entendre comme tel au cours d’un solo, et le confondrez avec un autre, proche, que vous avez dans l’oreille comme croche – noire – croche. Ce qui vous amènerait à penser, par dessus le marché, que l’instrumentiste n’est pas précis !

Également, les trompettistes et les saxophonistes ont tendance à se placer en arrière du temps, et donc à jouer des phrases qui vous paraîtront « en retard ». Sur une partition, notez le rythme tel qu’il a été pensé par l’instrumentiste même s’il a été exécuté avec un placement farfelu.

Généralement, tout ce que jouent les jazzmen est quantifiable, donc peut se noter avec des valeurs rythmiques traditionnelles… Même s’il faut parfois reconstituer ce qu’a « pensé » l’instrumentiste. Encore une fois, votre culture rythmique va vous y aider, c’est aussi à cet effet que j’ai créé le cours complet de rythme de Jazzcomposer.fr.

5. Le solo que je relève est particulièrement difficile. Existe-t’il des outils pour m’aider ?

Quand vous relèverez des virtuoses comme le trompettiste Clifford Brown ou le saxophoniste Charlie Parker, vous rencontrerez forcément une phrase trop rapide pour pouvoir être relevée. Je vous conseille de prendre comme source un morceau hébergé sur la plateforme Youtube et d’y ralentir l’audio en allant dans les paramètres du lecteur (la petite roue crantée) et « Vitesse de lecture ».

Si vous avez accès au fichier audio sur votre ordinateur ou téléphone, le logiciel open-source VLC vous donne encore plus de flexibilité pour ce faire, en allant dans le menu « Lecture » et en ajustant le paramètre « Vitesse de lecture ».

Si vous vous perdez dans un solo contenant de longues phrases alambiquées, vous pouvez vous aider d’un logiciel comme Audacity pour réaliser un marquage des mesures, et ainsi procéder étape par étape.

Importez votre fichier audio dans le logiciel, lancez la lecture et maintenez les touches « CTRL » et « MAJ » (ou « CMD » et « MAJ » si vous êtes sur Mac) appuyés. À chaque début de mesure, appuyez sur la touche « . ; » de votre clavier. Un marqueur apparaîtra sur une piste dédiée, vous pourrez même le renommer pour indiquer le numéro de la mesure par rapport à la grille.

Sélectionnez ensuite la ou les mesures qui vous intéressent en cliquant (sur la piste audio) à l’emplacement d’un marqueur et en déplaçant votre curseur jusqu’au marqueur suivant (en maintenant le clic appuyé). En lançant la lecture, vous n’entendrez que les mesures qui vous intéressent. Vous pouvez même faire tourner cette région en boucle en appuyant sur la touche « L » et en lançant la lecture.

Enfin, si vous avez jeté votre dévolu sur un enregistrement ancien ou mal mixé, vous peinerez à entendre distinctement l’instrumentiste que vous relevez (c’est particulièrement avec les contrebassistes). Malheureusement, on peut rarement faire des miracles pour améliorer la qualité d’un fichier audio. Je vous conseillerai donc de prime abord de relever des solos contenus dans des disques enregistrés en studio, à partir des années 50.

Mais… Ce n’est pas tout à fait vrai, il existe bien une solution qui tient du miracle pour extirper un instrument noyé dans un mauvais mix : l’intelligence artificielle ! Ainsi, il existe depuis peu des logiciels permettant d’isoler des instruments au sein d’un enregistrement, notamment l’application Moses.ai ou le site internet Lalal.ai.
Cela fonctionne particulièrement bien avec des morceaux récents et des instrumentations traditionnelles.

Soit dit en passant, vous pouvez également vous servir de ces applications pour créer des playbacks de rêve à partir d’enregistrements célèbres, en retirant du mix l’instrument soliste…

Faites-un essai en cliquant sur l’image ci-contre :

lalal

Tous les outils cités dans cette partie vont vous aider à relever plus facilement, mais attention à ne pas vous en servir comme béquilles ! Sauf cas exceptionnellement ardu, vous devez à terme être capable de relever comme les jazzmen qui vous ont précédé, uniquement avec l’enregistrement et du papier à musique.

Conclusion

J’espère que cet article a répondu à toutes vos questions concernant le relevé de solo, et a pu vous donner des pistes pour résoudre les problèmes que vous rencontrez en faisant cet exercice.

Pour conclure, j’aimerais vous donner une mission, en particulier si vous n’avez jamais relevé de solo de votre vie. J’ai déniché le solo parfait pour vous mettre le pied à l’étrier, il s’agit de 2 grilles de blues en Do jouées par le trompettiste Clark Terry lors d’une masterclass donnée à la RTS en 1969 :

Clark Terry fait la démonstration d’une improvisation sur le blues en n’utilisant qu’une seule note dans la 1ère grille, 2 notes dans la 2e, et 3 dans la 3e (mais elle est moins bien, arrêtez-vous à la 2e). Vous ne devriez donc pas avoir de soucis à entendre les hauteurs de notes, et pourrez pleinement vous concentrer sur le rythme. Précision : le morceau commence à 1’19, sachant que Clark Terry commence à jouer à la 5e mesure de la première grille.

Vous trouverez la transcription de ce solo à cette page :

https://jazzcomposer.fr/wp-content/uploads/2022/12/Clark_Terry_solo_rythmique.pdf

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1 commentaire

All Of Me, Bye Bye Blackbird, A Train : 3 ERREURS à ne pas faire · 16 juillet 2023 à 17:33

[…] et les bons outils. Si vous voulez progresser sur ce point, j’ai écrit un article complet sur le relevé de solo dont les conseils s’appliquent également à cet exercice. En prime, je vous donne le solo […]

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