Bag’s Groove, Blue Monk, Tenor Madness… Ces noms vous disent sans doute quelque chose. Et pour cause, ces incontournables du répertoire de standards font partie de la forme de thème la plus jouée et enregistrée de toute l’histoire du jazz. J’ai nommé : le Blues.
Si vous savez jouer sur un blues, pouvez-vous pour autant en composer un?
Qui sonne « comme un vrai » ou qui pourrait devenir aussi emblématique?
Pour ma part, je pensais en être capable avant de me lancer dans l’écriture de cet article. J’en avais même déjà composé quelques un, vous aussi, peut-être.
Mais j’avais l’impression que le résultat n’était pas à la hauteur. Qu’il manquait quelque-chose…
Je me suis donc mis à écouter beaucoup de blues, à en analyser, afin de comprendre ce qui me manquait.
Ce qui ressort de mes recherches, je souhaite aujourd’hui le partager avec vous dans cet article. J’espère que ce que vous y trouverez enrichira vos propres connaissances et vous donnera (comme à moi) de nouveaux éléments dans votre approche de la composition.
Et commençons par…
LE PLUS IMPORTANT : LA MÉLODIE.
Question Question Réponse
La première chose que beaucoup de jazzmen font quand on leur parle d’un blues, c’est chanter son thème. Peu importe sa complexité (Je suis sûr que vous vous êtes déjà moqué intérieurement de l’interprétation chantée d’un Blues Parkerien par un collègue jazzman), c’est toujours vers la mélodie qu’on va en premier. Mais quelles formes peut-elle prendre ?

Blues for Miles, un morceau de Freddie Hubbard enregistré en 1992 sur l’album éponyme est un bon exemple de ce qu’on peut appeler une forme Question Question Réponse, la plus commune dans le blues.
Les phrases 1 et 2 (ce que j’appelle les Questions) car elle sont similaires, la 3e (la Réponse) est différente et reprend un élément des deux phrases précédentes.
Généralement, les blues de cette forme ont une variation au niveau de la 2e phrase par rapport à la 1ère, ce qui donne deux Questions légèrement différentes comme ici dans Tenor Madness, un blues de Sonny Rollins.

Dans cet exemple, Rollins choisit de changer la première note de sa deuxième Question afin qu’elle colle avec l’harmonie.
- Première Question : Ré bécarre (entouré en bleu) pour le Bb7 qui suit.
- Deuxième Question : Ré bémol (entouré en rouge)pour le Eb7 qui suit.
Cela évite un clash harmonique avec le Eb7 de la mesure 5 qui comporte un Ré bémol dans les notes de l’accord.
Par ailleurs, avez-vous remarqué que la fin de la Réponse est la même que la fin des Questions?
C’est une astuce utilisée couramment, elle contribue à rendre le thème reconnaissable, iconique.
2e Question Transposée
On a vu que Rollins modifie une note de son thème pour qu’il fonctionne avec l’harmonie, mais on peut faire autrement.
Exemple avec Blues by Five de Red Garland :

Les deux Questions sont les mêmes sauf que dans la deuxième, les notes des deux premières mesures on été transposées (elles conservent le même écart entre elles mais la note de départ est différente).
« Pourquoi ne pas changer complètement de phrase » me direz vous?
Car la 2e Question, même transposée, a toujours un lien avec la 1ère, et le thème gagne en cohérence.
Ça l’enrichit puisque l’on pose la même question mais d’une manière légèrement différente.
Autres formes
Pour clore cette partie sur la mélodie, je tiens à souligner que la « règle » de la forme Question Question Réponse n’est pas un obligé dans le blues.
C’est extrêmement commun, mais certains blues célèbres l’esquivent en ayant une forme Question Question Question comme C Jam Blues de Duke Ellington :

Ou encore Sonnymoon for Two de Rollins, toujours :

Certains blues font même disparaître la notion de Questions ou Réponses, comme les Blues Be-Bop comme Au Privave ou Blues For Alice :
Nous reviendrons en détail sur ce type de blues dans un prochain article.
LA TOILE DE FOND : LA GRILLE
Grille de blues basique
Je ne sais pas vous, mais même en écoutant Blues For Alice, j’ai personnellement toujours une sensation de forme Question Question Réponse.
Pourtant, les phrases n’ont pas été écrites explicitement suivant ce procédé.
Je pense que c’est dû au point que nous allons aborder lors de cette nouvelle partie, la grille, et son harmonie.
Le blues est la star de la jam-session, en grande partie grâce à sa grille ultra-simple : seulement trois accords, pour 12 mesures.

Ici, une grille de Blues en Do. Ci-dessous les degrés correspondants à chaque accord.
Je préfère raisonner en degrés car on prend conscience de la fonction des accords en question (plus d’infos là-dessus dans un prochain article).
De même, raisonner avec des degrés plutôt que des accords est très pratique quand on veut transposer un thème.

En superposant cette grille à la forme Question Question Réponse, on comprend mieux pourquoi ça fonctionne.
- D’abord quatre mesures de premier degré (permet de faire une proposition).
- Ensuite, quatre mesures avec le IVe degré qui résout vers le Ier degré (Résolution « douce » qui permet de renchérir sur la proposition)
- Enfin, quatre mesures avec le Ve degré qui résout vers le Ier degré en passant par le IVe (permet de clore la forme avec une résolution plus forte).
Grille de Blues Bop
Les grilles ont beaucoup évolué au fil du temps. Dans les années 30 s’est développée une grille plus « swing » qui est moins courante aujourd’hui, mais que j’aurai là encore l’occasion de traiter dans un autre article.
La grille la plus jouée aujourd’hui (du moins une de ses variantes) est la grille « bop » qui a été introduite notamment par Charlie Parker :

En Do :

On remarque que par rapport à la grille de blues basique, c’est beaucoup plus complexe!
Mais c’est aussi moins abrupt, les éléments rajoutés ou substitués servant à mieux amener les accords importants qui n’ont pas bougés.
(Ou presque pas, car on remarque que le V IV -> I des 4 dernières mesures de la grille basique a été remplacé ici par un II V -> I).
Sinon, le squelette de la grille est le même.
Les modifications sont :
- Un II V mesure 4 qui sert à aller vers le IVe degré mesure 5 (soit G-7 C7 -> F7 en Do)
- Un #IVe degré diminué mesure 6 qui conduit la voix de basse vers la quinte du premier degré (en Do : F7 F#° -> C7/G)
- Mesure 8 un IIIe degré suivi d’un bIII qui mène vers la mesure 9 avec un II, encore une fois des mouvements de voix, cette fois ci de manière parallèle (en Do : E-7 Eb-7 -> D-7)
- Un II V qui va sur un I VI II V sur la dernière ligne. Pour toujours plus de Jazz.
La grille finale
Aujourd’hui, la grille Bop n’est plus la plus prisée, ou plus exactement. En jam, on joue principalement une de ses variations, qui a deux différences majeure avec son original.
C’est notamment la grille qu’on peut trouver dans l’application IReal Pro par exemple :

Par rapport à la grille « bop » de Parker :
- le #IVe degré diminué (ici F#°) prend toute la mesure 6.
- Mesure 8, le Eb-7 est substitué tritoniquement par un A7, ce qui fait apparaître un II V I (E-7 A7 -> D-7)
On peut bien entendre cette grille modifiée dans Blue Train de John Coltrane :
Les boppers ont poussé l’utilisation de la cadence II V I à l’extrême avec les blues suédois (Blues For Alice vu plus haut), sans parler de compositeurs plus modernes comme Michael Brecker ou Brad Mehldau qui poussent la complexité harmonique plus loin encore.
CONCLUSION
Cet article commence à se faire long et il faut encore parler de la mélodie et son harmonie ainsi que du rythme!
On se retrouve donc très prochainement pour la suite et fin, où en prime je réutiliserai les procédés que l’on a pu voir en composant un Blues original pour l’occasion (Cliquez ici pour consulter cette 2e partie).
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Et vous pouvez d’ores et déjà utiliser les quelques notions vues ici avec vos propres connaissances pour créer un blues Question Question Réponse par exemple, même si le meilleur reste à venir dans ce que nous verrons dans la suite de cette article!
Image de couverture : Thelonious Monk, Minton’s Playhouse, New York, ca. September 1947. Photograph by William P. Gottlieb. Domaine Public.
2 commentaires
Rico · 17 mai 2023 à 09:28
Merci pour ces enseignements !
Louis · 18 mai 2023 à 10:12
Super Rico, ravi que cet article ait pu t’aiguiller ! Si tu as des questions sur un sujet particulier de ta pratique, n’hésite pas. À bientôt !