Chère lectrice, cher lecteur, si vous me suivez depuis les débuts de Jazzcomposer.fr, vous savez que j’attache une importance particulière au RYTHME.
Tout jazzman pourra vous le confirmer, le rythme, en jazz, c’est important. Peut-être même plus que connaître l’harmonie des grilles, c’est dire !
Mais voilà : là où les ressources pour progresser en harmonie sont légion (on ne compte plus le nombre de livres d’harmonie qui vous mèneront de zéro à Brad Mehldau), côté rythme… ce n’est pas la même histoire.
Sans ouvrages ou méthodes de référence connus et répandus, comment vous auto-évaluer ? Comment savoir précisément quelles sont vos lacunes ? Quels points clés travailler pour vous améliorer ?
Pour répondre à ces questions, je vous propose dans cet article de passer en revue toutes les compétences (ou presque) que renferme la maîtrise du rythme, en jazz. J’en ai listé 6, que j’ai classé par ordre d’importance.
Après avoir lu tout cela, je vous garantis que vous saurez exactement quoi travailler pour progresser en rythme !
1. Connaître les différentes rythmiques
À la base de toute votre pratique du rythme se trouve… La musique. Chaque morceau que vous jouez s’inscrit dans une esthétique musicale, dont découle une rythmique particulière.
Vous conviendrez qu’un morceau de Louis Armstrong n’a rien à voir avec un morceau de Michael Jackson. Au-delà de l’époque et de l’instrumentation, la différence principale entre les deux esthétiques se trouve au niveau des rythmiques, et ce qui les caractérise :
- Le tempo ;
- La découpe du temps (binaire, ternaire, entre les deux ?)
- La métrique ;
- Des claves/vamps/riffs caractéristiques ;
- …
Si je viens de vous perdre avec ces quelques mots de vocabulaire, ouvrez le lexique essentiel de la théorie du jazz de Jazzcomposer.fr (cliquer sur ce lien ouvrira l’article dans un nouvel onglet).
Cette première compétence fait donc appel à votre culture musicale. Le jazz est une musique métissée, née de fusions et ayant fait éclore une multitude de sous-styles. Si vous connaissez les caractéristiques de ces esthétiques, alors vous pouvez comprendre ce que joue la section rythmique de votre groupe, et ainsi jouer avec elle, sonner « en place », vous amuser avec elle…
Concrètement, en développant votre connaissance de ces différentes rythmiques, vous connaîtrez les différents canevas sur lesquels placer vos notes rythmiquement. C’est primordial, car comme vous pourrez le lire dans le point suivant, tout ce que vous jouez doit être « quantifiable », donc s’aligner avec le débit et le tempo que joue la rythmique.
Voici plusieurs paliers de maîtrise de cette compétence :
Niveau 1
Vous connaissez les rythmiques de base des styles les plus courants :
- Le swing
Splanky, Count Basie Orchestra
- La bossa-nova
Wave, A. C. Jobim
- Les rythmiques binaires dérivées de la bossa et du rock (« even eights » en anglais, pour « croches binaires »)
Cold Duck Time, Eddie Harris
Niveau 2
Vous connaissez les rythmiques jouées moins fréquemment dans notre pratique du jazz :
- Les rythmiques afro-cubaines
African Skies, Michael Brecker
- Le rock/funk
Sex Machine, James Brown
- La Samba
Som De Carnaval (Percussão E Batuque), Baden Powell
- La musique cubaine
The Latin Trane, Arturo Sandoval
Niveau 3
Vous connaissez des rythmiques spéciales, spécifiques à un morceau ou un groupe :
- La rythmique du morceau Pensativa
Pensativa, Art Blakey & The Jazz Messengers
- Des rythmiques binaires dérivées de la bossa mais plus libres et ouvertes
Bright Size Life, Pat Metheny
- Le Flamenco
- Le Tango
Tango Magnifique, Lars Danielsson
Bien sûr, cette liste est non-exhaustive, mais le principal est là.
Pour maîtriser ces rythmiques, vous devez être en mesure de répondre à ces questions :
- Quel est la métrique de base de cette rythmique ?
- Quel est le tempo dans lequel elle est principalement jouée ?
- En quel débit est découpé le temps, quel est le nombre de subdivisions ? (Si le temps est découpé en 2 croches ou 4 double-croches -> la rythmique est binaire. S’il est découpé en 3 croches -> la rythmique est ternaire)
- Y a-t-il une clave à connaître ?
Une fois que ces différents paramètres seront clairs pour vous, il sera temps de pratiquer. Voici un exercice que j’apprécie :
Prenez un enregistrement connu et reconnu, caractéristique du style que vous souhaitez maîtriser. Entraînez-vous à jouer sur l’enregistrement des phrases dans le débit de base de la rythmique. Ici, l’essentiel n’est pas le choix de vos notes par rapport à la grille, concentrez-vous sur la sensation d’être « en place » avec les grands jazzmen qui vous accompagnent.
2. Savoir jouer dans tous les débits
Le débit de notes est le nombre de notes que vous jouez dans votre phrase. Plus il est grand, plus vous jouez de notes.
En musique, « les débits » sont les unités de mesure de la durée de vos notes.
Voici les principaux :

Si vous avez besoin de précisions pour maîtriser ces différents débits, indiquez-le en commentaire de cet article ! J’en écrirai un dédié si le besoin est partagé.
Pour « jouer en place », toutes vos notes doivent être quantifiées. Ce mot doit vous parler si utilisez logiciels de MAO, sinon, laissez moi vous expliquer en d’autres termes :
Chaque note que vous jouez doit correspondre précisément à une subdivision du temps. Si ce que vous jouez flotte entre différents débits sans jamais se raccrocher à un précisément, alors vous ne serez pas précis·e rythmiquement.
Quand vous relevez les grands jazzmen, il n’y a jamais de doute quant au débit de leurs notes. Par exemple, vous pouvez toujours dire qu’ils jouent ce segment de phrase en triolets de noire, puis en croches, en double-croches, etc…
Pour maîtriser cette compétence, voici différents paliers :
Niveau 1
Vous jouez et pouvez alterner différents débits de base :
- Noires

Twenty – Forty, Harry « Sweets » Edison
- Croches

So What, Miles Davis
- Blanches
- Rondes
- Noires pointées
- …
Niveau 2
Vous jouez des débits avancés, plus rapides et virtuoses :
- Triolets de croches

Delilah, Clifford Brown
- Double-croches*

Sandu, Clifford Brown
*J’ai choisi exprès un extrait commençant avec une majorité de débit de triolet de croche, pour que vous entendiez bien la différence avec les double-croches qui viennent ensuite
- Sextolets
- Triples croches
Niveau 3
Vous pouvez superposer des débits ternaires sur une rythmique binaire et inversement :
- Croches binaires et Double-croches sur une rythmique swing :
(Voir exemple précédent)
- Triolets de noire sur une rythmique binaire*

Girl From Ipanema, Big Band MDK Sokolov
*Cet extrait commence par 4 mesures de noires et croches binaires. Écoutez bien la différence avec le débit ternaire des triolets de noire qui vient ensuite.
- Duolets/Quartolets de croches/noires sur une rythmique ternaire :

Footprints, Bobby Matos and his Afro-Cuban Jazz Ensemble
4. Être à l’aise dans tous les Tempos…
Le tempo est la vitesse du morceau, il se calcule en bpm (battements par minute) et correspond à un débit particulier. Par exemple :

Noire = 120 signifie que 120 noires se succéderont en 1 minute.
Il faut absolument vous entraîner à jouer à tous les tempos, car nous sommes naturellement à l’aise sur certains, et d’autres, beaucoup moins.
Sur des tempos que nous ne maîtrisons pas, nous avons tendance à presser ou ralentir, donc à se raccrocher à un tempo sur lequel nous sommes plus confortables… Si vous ne jouez pas dans le même tempo que le reste du groupe, vous n’allez pas sonner « en place ».
Voici différents paliers de maîtrise :
Niveau 1
Vous pouvez jouer des tempos Medium compris entre 100 – 150 bpm
Niveau 2
Vous pouvez jouer des tempos extrêmes : Medium-Up (150 – 200), Up (200 – ??), et Ballad (60 – 100)
Niveau 3
Vous réussissez à changer de tempo en cours de morceau. L’exemple le plus courant est de doubler le tempo quand on joue une balade, voici un exemple (écoutez à partir de 2’35) :
Également, il est important de savoir jouer en tempo sans rythmique (un bon exemple du saxophoniste Chris Potter ici).
Comme pour la maîtrise des débits, si vous voulez caler votre horloge interne sur celle des autres, encore faut-il qu’elle soit stable, et régulière. Il vous faut donc travailler sans l’aide d’un play-back pour consolider ce tempo intérieur (un exercice privilégié des jazzmen est d’utiliser un métronome en le faisant sonner seulement sur le 1er temps de la mesure).
5. … Et toutes les Métriques
La métrique est le nombre de temps dans une mesure. Une métrique impaire ne va pas donner les mêmes sensations qu’une rythmique paire, on y est souvent moins confortable, et on risque plus facilement de se perdre dans la mesure !
Niveau 1
Vous maîtrisez le 4 temps, autant ternaire (swing, afro-cubain) que binaire (bossa-nova, funk…)
Niveau 2
Vous jouez sans vous perdre en 3 temps (par exemple : Someday My Prince Will Come) et en 5 temps (comme l’emblématique Take Five).
Niveau 3
Vous jouez des métriques impaires complexes : 7 temps, 9 temps…
5. Bien gérer son Placement
Cette compétence est un peu la cerise sur le gâteau. Travaillez-la quand vous maîtriserez les précédentes, au moins jusqu’au niveau 2 pour chaque.
Le placement rejoint la compétence n° 3 du tempo, mais à une échelle plus réduite. Il va déterminer si vous placez vos notes soit précisément sur le temps, soit en arrière du temps (laid-back), ou en avant du temps.
Par exemple, le saxophoniste Dexter Gordon a un des placements les plus laid-back qu’on puisse entendre dans un disque de jazz, il est à la limite de ne plus sonner en place :
Pour bien entendre la différence avec un placement moins laid-back, écoutez la version de Charlie Parker du même morceau :
Entendre et arriver à appliquer ces différents placements prend du temps et de l’entraînement.
Par chance, j’ai écrit un article complet sur le sujet !
6. Inscrire son discours dans un Langage
Enfin, la maîtrise de cette dernière compétence sépare l’apprenti jazzman du maître.
Elle fait de nouveau appel à votre culture musicale pour développer votre vocabulaire rythmique, et enrichir votre jeu d’éléments de langage d’une esthétique en particulier.
Ces éléments de langage vous permettront de raconter votre histoire d’une manière élégante, avec des mots justes, et des phrases bien rythmées. C’est comparable à l’apprentissage d’une langue, comme l’anglais, quel plaisir d’employer les élégantes formules « Good Morning » ou « Good Evening » en substitution du traditionnel et fade « Hello ».
Voici différents paliers, avec des exemples :
Niveau 1
Vous maîtrisez les placements rythmiques de base. Par exemple, en swing :
- Commencer et terminer ses phrases en sur les contretemps (« en l’air »).
- Commencer et terminer ses phrases sur le 4e temps de la mesure.
Écoutez ce solo de Charlie Parker sur Au Privave. Toutes ses phrases suivent les deux paramètres ci-dessus ! (écoutez à partir de 0’29)
Également, à ce niveau, vous connaissez les claves principales et arrivez à les utiliser dans vos solos :
- Le pattern basique de bossa nova

- les claves son cubaines :
- Ce pattern caractéristique du be-bop :

Billie’s Bounce, Charlie Parker
Niveau 2
Vous jouez des clichés rythmiques plus virtuoses, comme les Ornements, qui vous permettront d’insérer des triolets de croche ou des double-croches au sein d’une phrase en croches.
Pour apprendre à ornementer vos phrases, regardez cette vidéo complète :
Niveau 3
À ce stade, vous connaissez de spectaculaires groupes rythmiques et équivalences, et pouvez les utiliser dans vos solos ! (Suivez les liens pour ouvrir les articles correspondants)
Et maintenant ? Que devez-vous travailler pour progresser en rythme ?
Alors, quel est votre niveau en rythme ? À quels paliers de ces 6 compétences vous situez-vous ?
- Connaître les différentes Rythmiques
- Savoir jouer dans tous les Débits
- Être à l’aise dans tous les Tempos…
- … Et toutes les Métriques
- Bien gérer son Placement
- Inscrire son discours dans un Langage
Selon votre profil de musicien ou musicienne, vous pouvez approcher votre pratique du rythme de différentes manières :
- Si vous êtes amené·e à jouer beaucoup d’esthétiques différentes, consolidez les 1ère et 2e compétences pour chacune d’elle avant de passer aux autres ;
- Si vous ne jouez qu’une ou deux esthétiques, alors vous pouvez avancer plus vite et vous renforcer sur des tempos extrêmes, des métriques impaires, votre placement et votre langage.
Quoi qu’il en soit, je vous encourage vivement à vous mettre à travailler le rythme si vous ne le faites pas déjà ! Vous sonnerez mieux et plus en phase avec le reste du groupe.
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Si vous avez une interrogation particulière concernant cet article, indiquez-la en commentaire, je vous répondrai avec plaisir.
Crédit photo : Portrait_of_Max_Roach,Three_Deuces,_New_York,_N.Y.,_ca._Oct._1947, William P. Gottlieb, Domaine Public
6 commentaires
albert · 26 septembre 2022 à 15:18
Super explication comme d’habitude Louis.
Merci
Louis · 26 septembre 2022 à 18:43
Merci beaucoup Albert !
Schlienger · 27 septembre 2022 à 11:25
Bravo ; ce cours me donne envie de travailler le rythme bien que le son du métronome m’énerve qq fois
Merci pour toutes ses explications
Louis · 27 septembre 2022 à 16:11
Merci pour ton retour Christophe ! J’écrirai un mail au sujet du métronome, qu’il vaut mieux considérer comme un instrument qui t’accompagne qu’une béquille qui te ramène à l’ordre de temps à autres… À suivre!
William · 4 octobre 2022 à 10:02
Je n’y arriverais pas . Trop de paramètres à intégrer
LE BLUES - COMMENT EN COMPOSER (partie 2) - Jazzcomposer.fr · 27 juillet 2023 à 17:48
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