Énigmatique, obscur, étrange, mystérieux… Autant de qualificatifs qui ne nous viendraient pas spontanément à l’esprit pour décrire un morceau de jazz. Pourtant, les musiques de compositeurs comme Wayne Shorter, Miles Davis, Herbie Hancock ont sans doute déjà pu vous évoquer des choses similaires… Pour ma part, j’ai écouté récemment deux morceaux de Dave Holland qui m’ont particulièrement intrigué !
Cette musique me fascine. Elle a cette capacité à me transporter hors du temps et de la réalité. Ce côté « mystique », je veux pouvoir le recréer dans mes propres compositions, et je ne pense pas être le seul ! C’est pourquoi je vais partager avec vous le résultat de mes recherches pour tenter de percer le mystère qui entoure la magie de ces morceaux.
Mais, en premier lieu, écoutez plutôt les premières secondes des deux morceaux de Dave Holland dont je vous parlais :
Alors ? Spécial comme ambiance non ? Entrons dans le cœur de ces morceaux et voyons ce qu’ils ont à nous apprendre.
1. L’aspect extra-musical
J’entends par « extra-musical » : qui n’est pas relié directement aux aspects techniques de la musique (les notes, les rythmes, le tempo, les nuances, etc…).
Premièrement, attardons-nous sur les titres des deux morceaux. Je ne sais pas vous, mais beaucoup d’images me viennent en pensant à un Lazy Snake (littéralement « serpent paresseux »). Le désert et son soleil accablant, la jungle sauvage et son climat moite et chaud, l’animal en lui-même et ses déplacements sinueux, ses yeux perçants et sa langue fourchue…
Même chose pour Ario, morceau dédié à la ville de Rio de Janeiro. Quand je pense à Rio, l’image qui me vient en tête est d’abord celle du carnaval, de la fête, du soleil… Alors quelle surprise que cette atmosphère quasi-mélancolique. Ce décalage force le questionnement.
Le choix d’un sujet évocateur semble jouer beaucoup dans l’instauration d’un climat mystérieux.
Autre élément, les formations de Holland ont quelque chose de spécial, en elles-même. Un quintet avec Vibraphone, Saxophone et Trombone, c’est surprenant ! Tout en sachant que le vibraphoniste joue aussi du marimba sur certains morceaux, instrument au son moins métallique que le vibraphone et qui apporte un côté « tribal » à la musique.
(Voici le lien de la version en quartet avec vibraphone de Lazy Snake :
https://open.spotify.com/track/2D0Tk4cDWAoNtqDh68m06i, c’est indisponible sur Youtube donc j’ai travaillé avec une version en sextet.)
Et même avec une formation plus traditionnelle, rien ne nous empêche d’aller chercher des sons inusuels ! Pour vous donner quelques exemples: le jeu sans baguettes à la batterie, l’étouffement des cordes de piano avec la main ou carrément un piano « préparé », les effets de guitare qui changent complètement le son…
2. L’aspect structurel
Ce qui saute aux oreilles quand nous écoutons ces deux morceaux, c’est qu’ils sont tous les deux construits à partir et autour d’un riff de contrebasse, qui se transforme en une vamp.
Riff = motif mélodique
Vamp = motif harmonique et rythmique
La vamp, répétée inlassablement, nous fait entrer dans une sorte de transe dont il est difficile de s’extraire… Après l’écoute de ce genre de morceau, nous avons souvent besoin d’un petit temps pour se reconnecter à la réalité.
J’ai une deuxième chose à souligner, qui est très importante, même si j’ai failli passer à côté dans mon analyse…Qu’avez-vous remarqué dans le déroulement du début du morceau ? Le thème rentre-t-il tout de suite ? Et quel effet cela a-t-il sur la musique ?
Dans Lazy Snake, Holland improvise seul avant l’entrée du reste du groupe et dans Ario, le vibraphoniste improvise longuement sur la vamp avant le thème. Holland casse les codes car habituellement le thème est joué tout de suite, ou après une introduction, mais pas après une improvisation (c’est plus rare).
3. L’aspect rythmique
Commençons par le tempo, qui se situe aux alentours de 90 – 100.
C’est plutôt lent, pas assez pour être une ballade, et pas assez rapide pour avoir le sentiment que le temps défile vraiment. C’est un tempo propice pour nous plonger dans un état méditatif.
Ensuite, nous avons vu que l’ingrédient principal pour cuisiner un morceau mystérieux, c’était une bonne vamp. Que pouvez-vous me dire sur celles de Lazy Snake et Ario ?
Eh bien ces deux vamps sont totalement paradoxales ! Je m’explique.
D’un côté, elles instaurent une régularité en tournant sur elles même, on en distingue bien le début et la fin. D’un autre côté, elles brisent cette régularité avec des mesures/carrures irrégulières.
La vamp de Lazy Snake est constituée de deux mesures à 6 temps, puis d’une mesure à 2 temps, puis cette combinaison, répétée une seconde fois. Holland est sans doute parti d’une ligne de basse en 6/4 puis y a rajouté deux temps, ce qui créé une sensation de déséquilibre.
Cette sensation est encore plus forte quand arrivent les chorus, notre cerveau prédit les appuis rythmiques et harmoniques par rapport à ce qu’il connaît bien (le 6 ou le 4 temps) et est trompé par ces mesures irrégulières (écoutez l’entrée du chorus de trompette à 3’44…).
L’irrégularité de la vamp d’Ario est encore plus évidente, puisque sa longueur est de… 3 mesures ! Là où, évidemment, nous mourrons d’envie d’en rajouter une quatrième pour restaurer l’équilibre.
En fait, je pense avoir trouvé une bonne image pour qualifier ce type de vamps, qui malmènent les codes rythmiques habituels. Elles agissent comme des roues voilées, elles tournent sur elles-mêmes mais de manière irrégulière, bizarre… -> ce qui nous renvoie au caractère de notre morceau !
4. L’aspect harmonique
L’harmonie joue un grand rôle dans l’installation d’un climat mystérieux.
Comparez les deux grilles des vamps :
La grille de Lazy Snake est plutôt simple, deux accords. Le premier est Bb-, il est joué soit dorien, soit mineur-majeur (seule différence entre ces deux modes : la septième, mineure en dorien, majeure en mineur-majeur. c.f. Mon ebook gratuit Les Fiches d’Identité des Modes).
Le second accord, et c’est là où ça devient très intéressant, est un Asus4b2, un mode phrygien, donc. La particularité du mode phrygien est d’avoir une seconde mineure, et d’être joué en tant qu’accord sus4 (La tierce est remplacée par la 4te) avec cette seconde mineure.
Par exemple, Asus4b2 :
Cet accord est à la fois tendu, à la fois stable, et constitue un paradoxe en lui-même… Pas étonnant de le retrouver dans un morceau au caractère énigmatique, ou obscur !
La grille de Ario est plus simple encore, car elle est constituée de deux accords qui font entendre deux modes dorien parallèles.
C’est quelque chose de très courant dans ce type de morceau, et un procédé très puissant harmoniquement. L’alternance entre les deux implique une tension harmonique, car deux modes exactement similaires avec des toniques différentes impliquent obligatoirement une confusion auditive au niveau de la tonalité.
Ces deux grilles reposent donc sur l’alternance de deux couleurs, plus ou moins dissonantes, qui brouillent la piste tonale.
5. L’aspect mélodique
Ce qui est frappant avec les mélodies de ces morceaux, c’est qu’elles restent simples et belles malgré les irrégularités harmoniques et rythmiques sur lesquelles elles se basent.
Voici les liens Youtube commençant au moment des entrées de thèmes, pour pouvoir les réécouter :
Les phrases semblent s’étirer dans le temps et esquisser de belles couleurs par rapport à l’harmonie. Elles sont construites selon l’alternance entre valeurs longues et courtes, les blanches ou les rondes servant à mettre l’accent sur une couleur spécifique et les noires et les croches à souligner horizontalement les notes des accords. C’est particulièrement flagrant dans Lazy Snake :
Les valeurs longues sont vraiment des points de repos et participent à cadrer la mélodie, lui donner un sens, une régularité.
Le thème d’Ario est construit de la même manière. Il a lui aussi un caractère très aérien grâce à l’exploitation du registre aigu et l’utilisation massive d’un rythme en particulier : les triolets de noires. Par ailleurs, jetez un œil aux 3 valeurs longues mesures 3, 5 et 7 du thème, par rapport à l’harmonie :
Ces trois notes sont respectivement les 9e, 11e et 13e des accords. Des extensions, donc des notes qui enrichissent l’harmonie, que Holland n’hésite pas à accentuer en laissant sa mélodie s’y étirer.
La mélodie est donc au service de l’harmonie déjà ambiguë du morceau, renforçant son caractère mystérieux.
Conclusion
Résumons ce que nous ont appris nos analyses, et listons les procédés que Holland utilise pour créer le caractère mystérieux de ses morceaux :
- Un sujet précis est choisi, il donne le titre des morceaux et induit une atmosphère particulière
- L’instrumentation sort de l’ordinaire
- Le tempo se situe autour de 90
- Les morceaux sont construits à partir de vamps, faisant penser rythmiquement à l’image d’une roue voilé
- Une improvisation précède le thème
- L’harmonie de la vamp fait s’alterner deux couleurs modales, plus ou moins dissonantes
- La mélodie est aérienne, comporte beaucoup de valeurs longues qui font ressortir les extensions des accords
- La mélodie peut contenir des triolets de noires pour renforcer son côté libre
Tous ces outils nous donnent des pistes pour construire nous même le même genre de morceaux.
Piochez quelques procédés de cette liste et mettez-vous au travail ! J’y vais moi-même de ce pas…
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Image de couverture : Deutsches Jazzfestival Frankfurt 2013: Dave Holland. 24 October 2013, 20:56:39. Oliver Abels (SBT). CC BY-SA 3.0.
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